Au XIX° siècle on eût peint un tableau allégorique « La Démocratie soutenue par le Courage des Mésopotamiens fait reculer le spectre de la Terreur et ses hideuses compagnes : la Peur et la Haine liberticides».
Mais aujourd’hui, les médias se contentent de répéter que le 30 Janvier en Irak le peuple s’est prononcé pour un avenir démocratique et contre le terrorisme. Les chiffres seraient sans pitié participation 72%, Victoire sans conteste : Bush 1 Zarkaoui 0.
À y voir de plus près, on pourrait apporter quelques correctifs à ce tableau triomphal. Par exemple ceci :
- En quelques heures, le 72% est devenu 57 ou 60% (et encore : dans certains bureaux de votes, on inscrivait les électeurs au moment où ils s’apprêtaient à entrer dans l’isoloir ce qui donne forcément là un taux de 100 % de votants)
- Il y a quelques années, le général Thieu (vous vous souvenez : le président sud-vietnamien qui avait tant fait confiance à son allié U.S.) se félicitait d’avoir obtenu un taux de participation de 83% aux élections en dépit des terroristes du Vietcong qui voulaient boycotter les élections. Cela ne lui a pas réussi.
- S’il fallait du courage pour voter dans les zones du triangle sunnite où les attentats djihadistes sont fréquents, en fallait-il autant dans les zones contrôlées par les partisans de l’ayatollah chiite Sistani ?. Ce dernier avait émis une fatwa rendant le vote obligatoire. Et un abstentionniste kurde est-il un couard ?
- Les élections ont eu lieu à une date et à des conditions (proportionnelle intégrale sans quotas) que l’ayatollah Sistani a imposées aux Américains, pas le contraire.
- Certes Zarkaoui avait menacé de mort tout Irakien qui voterait. Mais après l’écrasement supposé de la rébellion à Falloujah, n’était-il pas censé ne rester qu’une poignée de terroristes se terrant dans leurs trous ?
- Ledit Zarkaoui - à supposer qu’il soit aussi important dans la résistance irakienne que dans les médias occidentaux – n’est responsable que de quelques-uns des centaines d’attentats qui ont eu lieu en Irak. De surcroît, c’est récemment qu’il a fait allégeance à ben Laden (tiens : il ne faisait donc pas « partie d’al Quaïda » auparavant ?). Certes, ce type est cruel et résolu. Il est parfaitement capable d’enlever des otages pour les décapiter. Il est davantage capable encore de les filmer. Etait-ce suffisant pour contraindre quatorze millions d’électeurs protégés par cent cinquante mille soldat américains surarmés secondés par des dizaines de milliers de soldats de la coalition, et les forces de sécurités irakiennes, et une hyperpuissance qui, de l’aveu de G.W. Bush a déjà consacré trois cents milliards de dollars (et quelques dizaines de milliers de morts civils) à lutter contre le terrorisme ?
- Le fait que les Irakiens aient voté veut-il dire : qu’ils aient voté contre ben Laden et Zarkaoui ? pour manifester leur attachement au modèle occidental de démocratie ? pour soutenir G.W. Bush ? pour faire plaisir aux médias occidentaux ? ou simplement pour le candidat de leur choix ?
- N’est-il pas étrange de voir le président des U.S.A se réjouir de voir tant de gens voter qui pour des religieux chiites, qui pour le parti communiste irakien, qui pour des autonomistes kurdes, dont certains étaient classés comme terroristes, il n’y a pas si longtemps ?
- Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui puisse citer un exemple d’élection où des terroristes aient tenté d’empêcher des élections et où le taux de participation ait été très inférieur à 60 % ?
La défaite symbolique
Certes, nous objectera le lecteur, mais vous avez beau jeu de vous moquer maintenant que vous savez le résultat. Et ce qui compte, n’est-ce pas le symbole ? La défaite emblématique des terroristes face aux libertés reconquises ? L’aspiration démocratique ?
Faut-il au contraire voir dans tout cela une opération de communication américaine réussie : à vaincre un péril imaginaire on triomphe sans gloire, mais pas sans bénéfice médiatique et diplomatique. Et de ce point de vue, G.W. Bush se voit, peu après son élection, conforté par l’enthousiasme général des médias et des gouvernements occidentaux.
Mais plutôt que de guerre de l’information (ou d’opération de communication), parlons plutôt de guerre symbolique!
La guerre actuelle en Irak serait-elle donc « plus » symbolique qu’une autre ?
Le premier indice est le slogan « guerre au terrorisme ». Le terrorisme est une méthode, non une entité : lui faire la guerre a autant de sens que dire qu’en 39-45 les Alliés combattaient la Blitzkrieg. Le terrorisme peut "préparer" la guerre (la guerre de partisans ou de la guérilla envisagées comme stade suivant dans la montée de la violence), la compléter, voire lui servir de substitut. C’est une violence armée sporadique menée par des groupes clandestins. Elle vise des fins politiques par des voies et cibles symboliques. Difficile de dépasser en ce domaine la destruction des icônes qu’étaient les Twin Towers. Pour sa part, le djihadisme se fixe comme but (à défaut de la conversion de la Terre au salafisme) d’infliger des blessures symboliques à l’Occident et de compenser en nombre de victimes le préjudice subi par l’Oumma.
Une guerre à la terreur supposerait ses propres critères de victoire. La GWOT (Global War on Terror) devrait donc à la fois rendre le terrorisme matériellement impossible (en détruire les bases arrières, les réseaux financiers, les armements) et l’écraser moralement. Elle ne prendra fin, selon le mot de D. Rumsfeld que le jour où « plus personne ne songera à s’en prendre au mode de vie américain ». La seule méthode pour que l’autre cesse de vous haïr, ne serait-elle pas qu’il devienne comme vous ?
Le refus de toute notion de territoire ou de victoire politique « classique » dans la GWOT, sa conception comme première guerre globale (ou première guerre de la globalisation) marquent une rupture : ainsi, même la conquête de l ‘Afghanistan ou de l’Irak sont dites secondaires au regard des buts planétaires. Il ne s’agit pas seulement de priver l’ennemi des moyens (armes, bases arrières ou régimes favorables) mais de le faire renoncer à ses fins.
Mais la preuve se trouve dans les déclarations de G.W. Bush lui-même. Cette guerre doit « prouver » quelque chose : la résolution de l’Amérique, la crainte des méchants, la force contagieuse de la démocratie. Exemplarité et valeur d’annonce la distinguent des formes classiques de guerre « idéologique » et même des guerres religieuses. Jusqu’à présent gagner une guerre de religion consistait à prendre un territoire, pour en convertir ou en exterminer les habitants. Pour les guerres idéologiques (à supposer qu’il y en ait de non idéologiques) à combattre au service d’idées et à renverser des régimes pour les réaliser. Or, assiéger Berlin pour écraser le nazisme n’est pas prendre Bagdad pour démocratiser le monde arabe par contagion.
Du côté djihadiste, la guerre est destinée à humilier l’Occident en frappant ses emblèmes ou pour appliquer la loi du Talion en réponse à la persécution des vrais croyants par « les Juifs et les Croisés »… Bref il s’agit d’incarner la colère de Dieu et de frapper de crainte les méchants.
Mais dans l’esprit de G.W. Bush le combat n’est pas moins d’ordre spirituel. Il l’est dan d’abord parce que c’est un combat contre les forces du Mal, les Tyrans, ceux qui « ont peur de la liberté ». Mais il est aussi parce que l’ennemi est censé agir par pure perversion morale, par haine essentielle de la Démocratie et de la liberté, parce que ces gens professent une vision du monde à rebours de celle des Américains, pas par intérêt. C’est donc cette vision du monde,
Le but devient moins de changer un rapport de forces que d’envoyer un signal. Hannah Arendt en avait eu l’intuition trente ans plus tôt : « Faire de la présentation d’une image la base de toute politique, - chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens », voilà quelque chose de nouveau dans cet immense amas des folies humaines enregistrées par l’Histoire. ».
Classiquement la guerre visait la volonté de l’ennemi. Aura-t-elle désormais pour fin qu’il cesse « de haïr tout ce que nous aimons » selon le mot de G.W. Bush, donc qu’il consente à aimer la liberté et le système qui le garantit ? Autrefois, le vaincu était censé renoncer à quelque chose : son territoire, son pouvoir, ses armes, ses griefs éventuellement sa vie. Désormais, il sera soumis à un impératif inédit : « Deviens comme moi. Révèle le démocrate qui est en toi. ». Il faudra donc qu’il consente à devenir autre.
Quand il n’est plus question de supprimer le Mal par la force, mais d’utiliser la guerre pour propager le Bien il faut envisager une hypothèse délirante : que la puissance dominante emploie désormais la guerre comme média.
François-Bernard Huyghe
Mais aujourd’hui, les médias se contentent de répéter que le 30 Janvier en Irak le peuple s’est prononcé pour un avenir démocratique et contre le terrorisme. Les chiffres seraient sans pitié participation 72%, Victoire sans conteste : Bush 1 Zarkaoui 0.
À y voir de plus près, on pourrait apporter quelques correctifs à ce tableau triomphal. Par exemple ceci :
- En quelques heures, le 72% est devenu 57 ou 60% (et encore : dans certains bureaux de votes, on inscrivait les électeurs au moment où ils s’apprêtaient à entrer dans l’isoloir ce qui donne forcément là un taux de 100 % de votants)
- Il y a quelques années, le général Thieu (vous vous souvenez : le président sud-vietnamien qui avait tant fait confiance à son allié U.S.) se félicitait d’avoir obtenu un taux de participation de 83% aux élections en dépit des terroristes du Vietcong qui voulaient boycotter les élections. Cela ne lui a pas réussi.
- S’il fallait du courage pour voter dans les zones du triangle sunnite où les attentats djihadistes sont fréquents, en fallait-il autant dans les zones contrôlées par les partisans de l’ayatollah chiite Sistani ?. Ce dernier avait émis une fatwa rendant le vote obligatoire. Et un abstentionniste kurde est-il un couard ?
- Les élections ont eu lieu à une date et à des conditions (proportionnelle intégrale sans quotas) que l’ayatollah Sistani a imposées aux Américains, pas le contraire.
- Certes Zarkaoui avait menacé de mort tout Irakien qui voterait. Mais après l’écrasement supposé de la rébellion à Falloujah, n’était-il pas censé ne rester qu’une poignée de terroristes se terrant dans leurs trous ?
- Ledit Zarkaoui - à supposer qu’il soit aussi important dans la résistance irakienne que dans les médias occidentaux – n’est responsable que de quelques-uns des centaines d’attentats qui ont eu lieu en Irak. De surcroît, c’est récemment qu’il a fait allégeance à ben Laden (tiens : il ne faisait donc pas « partie d’al Quaïda » auparavant ?). Certes, ce type est cruel et résolu. Il est parfaitement capable d’enlever des otages pour les décapiter. Il est davantage capable encore de les filmer. Etait-ce suffisant pour contraindre quatorze millions d’électeurs protégés par cent cinquante mille soldat américains surarmés secondés par des dizaines de milliers de soldats de la coalition, et les forces de sécurités irakiennes, et une hyperpuissance qui, de l’aveu de G.W. Bush a déjà consacré trois cents milliards de dollars (et quelques dizaines de milliers de morts civils) à lutter contre le terrorisme ?
- Le fait que les Irakiens aient voté veut-il dire : qu’ils aient voté contre ben Laden et Zarkaoui ? pour manifester leur attachement au modèle occidental de démocratie ? pour soutenir G.W. Bush ? pour faire plaisir aux médias occidentaux ? ou simplement pour le candidat de leur choix ?
- N’est-il pas étrange de voir le président des U.S.A se réjouir de voir tant de gens voter qui pour des religieux chiites, qui pour le parti communiste irakien, qui pour des autonomistes kurdes, dont certains étaient classés comme terroristes, il n’y a pas si longtemps ?
- Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui puisse citer un exemple d’élection où des terroristes aient tenté d’empêcher des élections et où le taux de participation ait été très inférieur à 60 % ?
La défaite symbolique
Certes, nous objectera le lecteur, mais vous avez beau jeu de vous moquer maintenant que vous savez le résultat. Et ce qui compte, n’est-ce pas le symbole ? La défaite emblématique des terroristes face aux libertés reconquises ? L’aspiration démocratique ?
Faut-il au contraire voir dans tout cela une opération de communication américaine réussie : à vaincre un péril imaginaire on triomphe sans gloire, mais pas sans bénéfice médiatique et diplomatique. Et de ce point de vue, G.W. Bush se voit, peu après son élection, conforté par l’enthousiasme général des médias et des gouvernements occidentaux.
Mais plutôt que de guerre de l’information (ou d’opération de communication), parlons plutôt de guerre symbolique!
La guerre actuelle en Irak serait-elle donc « plus » symbolique qu’une autre ?
Le premier indice est le slogan « guerre au terrorisme ». Le terrorisme est une méthode, non une entité : lui faire la guerre a autant de sens que dire qu’en 39-45 les Alliés combattaient la Blitzkrieg. Le terrorisme peut "préparer" la guerre (la guerre de partisans ou de la guérilla envisagées comme stade suivant dans la montée de la violence), la compléter, voire lui servir de substitut. C’est une violence armée sporadique menée par des groupes clandestins. Elle vise des fins politiques par des voies et cibles symboliques. Difficile de dépasser en ce domaine la destruction des icônes qu’étaient les Twin Towers. Pour sa part, le djihadisme se fixe comme but (à défaut de la conversion de la Terre au salafisme) d’infliger des blessures symboliques à l’Occident et de compenser en nombre de victimes le préjudice subi par l’Oumma.
Une guerre à la terreur supposerait ses propres critères de victoire. La GWOT (Global War on Terror) devrait donc à la fois rendre le terrorisme matériellement impossible (en détruire les bases arrières, les réseaux financiers, les armements) et l’écraser moralement. Elle ne prendra fin, selon le mot de D. Rumsfeld que le jour où « plus personne ne songera à s’en prendre au mode de vie américain ». La seule méthode pour que l’autre cesse de vous haïr, ne serait-elle pas qu’il devienne comme vous ?
Le refus de toute notion de territoire ou de victoire politique « classique » dans la GWOT, sa conception comme première guerre globale (ou première guerre de la globalisation) marquent une rupture : ainsi, même la conquête de l ‘Afghanistan ou de l’Irak sont dites secondaires au regard des buts planétaires. Il ne s’agit pas seulement de priver l’ennemi des moyens (armes, bases arrières ou régimes favorables) mais de le faire renoncer à ses fins.
Mais la preuve se trouve dans les déclarations de G.W. Bush lui-même. Cette guerre doit « prouver » quelque chose : la résolution de l’Amérique, la crainte des méchants, la force contagieuse de la démocratie. Exemplarité et valeur d’annonce la distinguent des formes classiques de guerre « idéologique » et même des guerres religieuses. Jusqu’à présent gagner une guerre de religion consistait à prendre un territoire, pour en convertir ou en exterminer les habitants. Pour les guerres idéologiques (à supposer qu’il y en ait de non idéologiques) à combattre au service d’idées et à renverser des régimes pour les réaliser. Or, assiéger Berlin pour écraser le nazisme n’est pas prendre Bagdad pour démocratiser le monde arabe par contagion.
Du côté djihadiste, la guerre est destinée à humilier l’Occident en frappant ses emblèmes ou pour appliquer la loi du Talion en réponse à la persécution des vrais croyants par « les Juifs et les Croisés »… Bref il s’agit d’incarner la colère de Dieu et de frapper de crainte les méchants.
Mais dans l’esprit de G.W. Bush le combat n’est pas moins d’ordre spirituel. Il l’est dan d’abord parce que c’est un combat contre les forces du Mal, les Tyrans, ceux qui « ont peur de la liberté ». Mais il est aussi parce que l’ennemi est censé agir par pure perversion morale, par haine essentielle de la Démocratie et de la liberté, parce que ces gens professent une vision du monde à rebours de celle des Américains, pas par intérêt. C’est donc cette vision du monde,
Le but devient moins de changer un rapport de forces que d’envoyer un signal. Hannah Arendt en avait eu l’intuition trente ans plus tôt : « Faire de la présentation d’une image la base de toute politique, - chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens », voilà quelque chose de nouveau dans cet immense amas des folies humaines enregistrées par l’Histoire. ».
Classiquement la guerre visait la volonté de l’ennemi. Aura-t-elle désormais pour fin qu’il cesse « de haïr tout ce que nous aimons » selon le mot de G.W. Bush, donc qu’il consente à aimer la liberté et le système qui le garantit ? Autrefois, le vaincu était censé renoncer à quelque chose : son territoire, son pouvoir, ses armes, ses griefs éventuellement sa vie. Désormais, il sera soumis à un impératif inédit : « Deviens comme moi. Révèle le démocrate qui est en toi. ». Il faudra donc qu’il consente à devenir autre.
Quand il n’est plus question de supprimer le Mal par la force, mais d’utiliser la guerre pour propager le Bien il faut envisager une hypothèse délirante : que la puissance dominante emploie désormais la guerre comme média.
François-Bernard Huyghe