Les déboires de Kroll et de Citigroup au Brésil

L’agence de renseignement privée Kroll est accusée au Brésil d’avoir espionné des responsables du gouvernement de Lula da Silva. L’opération Jackal qui a mobilisé 90 policiers à travers le pays et conduit à l’arrestation d’employés de Kroll est le dernier épisode en date de la guerre que se livrent Telecom Italia et Citigroup pour le contrôle de Brasil Telecom, troisième opérateur de lignes fixes du Brésil. La lutte entre Citigroup/Opportunity et Telecom Italia pour le contrôle de Brasil Telecom remonte à 1998, année de privatisation par le gouvernement brésilien de Telebras, le monopole étatique des télécommunications. Lors de cette privatisation, Citigroup Venture Capital (CVC), un fonds dépendant de Citigroup, avait investi 530 millions de dollars dans Brasil Telecom. Pour prendre le contrôle de l’opérateur, CVC s’était allié à Opportunity Equity Partners via une holding commune CVC Opportunity LP, basée aux Iles Caïmans.
Quant à Telecom Italia, la multinationale de télécommunications italienne avait acheté pour 700 millions de dollars d’actions Brasil Telecom, et investi parallèlement 7 milliards de dollars dans le marché de la téléphonie mobile via sa filiale Telecom Italia Mobil. Son objectif était de combiner des opérations de téléphonie fixe et mobile dans le pays. Mais pour se lancer sur ce double marché de la téléphonie et respecter les lois anti-trust, Telecom Italia a dû réduire, en août 2002, ses participations dans Brasil Telecom à 19 %, selon un accord avec les autorités de régulation. Ce même accord devait cependant lui permettre de revenir dans le capital à hauteur de 37 % après l’expiration des régulations concernant le marché du « mobile », dès janvier 2004. Or, pendant l’absence de Telecom Italia, Brasil Telecom a lancé ses propres services de téléphonie mobile, provoquant ainsi un conflit d’intérêt en cas de retour du groupe italien.
Malgré les autorisations des autorités de régulation, Brasil Telecom refuse que Telecom Italia ne revienne dans son capital, et c’est justement ce retour qui oppose l’opérateur italien à Citigroup/Opportunity.

Des pressions pour plier son adversaire
Carla Cico, Présidente de Brasil Telecom, aurait ainsi engagé Kroll dans le but de rassembler toute information susceptible d’être utilisée dans le dossier contre Telecom Italia. Kroll a mené ses investigations sur plusieurs pistes de recherche et a notamment produit un rapport de 44 pages. Dans ce dernier, le cabinet prétend que JP Morgan Chase et Jimmy Lee (son vice-président) auraient soutenu de manière illégale Telecom Italia en arrangeant une transaction financière secrète et complexe ayant pour but de déstabiliser Brasil Telecom. Telecom Italia réfute de telles allégations, et de l’aveu même de Kroll, il serait indispensable d’avoir accès aux livres de comptes pour confirmer ses conclusions.

Brasil Telecom et Opportunity accusent également Telecom Italia de détournements de fonds en 2000, alors que Telecom Italia était encore actionnaire majoritaire de Brasil Telecom. Le groupe italien aurait forcé l’opérateur brésilien à surpayer lors de la prise de contrôle de Companhia Riograndense de Telecomunicacoes (CRT), une compagnie brésilienne de téléphonie fixe appartenant à l’espagnol Telefonica.
La mission de Kroll sur cet aspect était de collecter des informations à charge sur les cadres dirigeants de Telecom Italia. L’enquête se serait focalisée sur l’identification des bénéficiaires réels de cette opération « surpayée » d’un montant de 800 millions de dollars.

Kroll Inc. accusé d’espionnage
En juillet 2004, Folha de Sao Paulo, le plus important quotidien du Brésil, révèle que Kroll détient des copies d’emails du conseiller et ami personnel du Président Lula da Silva, interceptées pour le compte de Brasil Telecom. Or, le Président Lula da Silva, récemment élu et leader de gauche, est peu favorable à la politique américaine en Amérique latine. Il voit d’un très mauvais œil de telles pratiques à l’encontre de ses proches conseillers, et dans un pays où le sentiment anti-américain est croissant, il demande au ministère de la Justice de mener une enquête sur Kroll. Lula da Silva répond du même coup aux attentes des représentants italiens, Franco Frattini, ministre italien des Affaires étrangères, et Vicenzo Petrone, ambassadeur italien au Brésil, qui lui demandaient d’apporter des explications sur les circonstances entourant les investigations de Kroll concernant Telecom Italia.

Ces dernières avaient notamment porté sur Cassio Casseb et Luiz Gushiken, qui avant les dernières élections présidentielles, étaient respectivement ancien consultant de Telecom Italia et consultant d’un fonds de pension. Or, depuis, Cassio Casseb a pris la tête de la Banco do Brazil, la banque du gouvernement la plus importante du pays. Opportunity accuse Casseb d’avoir orchestré, notamment grâce à Previ, le fonds de pension de Banco do Brazil, le retrait de la holding de Brasil Telecom. Quant à Luiz Gushiken, proche conseiller du Président Lula Da Silva, il est devenu ministre des communications. Il a qualifié les opérations de Kroll le concernant d’illégales et a encouragé l’enquête du ministère de la Justice.

C’est ainsi que le 27 octobre 2004, la police arrête cinq employés de Kroll Brésil, dont Eduardo Gomide et Vander Giordano, les responsables de Kroll Brésil, pour « complot ». Lors de cette opération, dénommée Jackal, les 90 policiers qui perquisitionnent les seize bureaux de Kroll dans cinq villes brésiliennes saisissent des ordinateurs, des documents et des équipements de détection d’écoutes téléphoniques. Le siège d’Opportunity et les résidences de Daniel Dantas (Opportunity) et Carla Cico (Brasil Telecom) sont également la cible de ces perquisitions.
Suite à l’opération Jackal, la police déclare avoir découvert des documents indiquant que Kroll était engagé dans des opérations illégales. Kroll se défend d’avoir enfreint les lois brésiliennes de quelque manière que ce soit et affirme que les rapports d’enquête se fondent sur des informations collectées et analysées à partir de sources ouvertes, d’interviews et de discussions informelles, et en aucun cas à partir d’écoutes téléphoniques. Selon Andres Antonius, directeur général de Kroll en Amérique latine, Brasil Telecom n’a jamais mandaté Kroll pour espionner des membres du gouvernement brésilien, et les investigations portant sur Luiz Gushiken et Cassio Casseb auraient eu lieu avant leur nomination au gouvernement.

Kroll et Citigroup dans la tourmente
Kroll est une agence de renseignement privée qui mène des investigations sensibles pour des entreprises du monde entier. Le groupe a été racheté en juillet 2004 par le plus important courtier en assurance américain Marsh & McLennan pour 1,9 milliard de dollars. Trois mois après le rachat de Kroll, Michael Cherkasky, l’ancien dirigeant du cabinet, parvient à remplacer Jeffrey W. Greenberg au poste de dirigeant de Marsh & McLennan. Jeffrey W. Greenberg a été contraint de démissionner deux semaines après qu’Eliot Spitzer, le procureur général de New York, ait lancé une procédure en justice contre le groupe de courtage accusé d’avoir forcé des entreprises à payer des prix prohibitifs pour leurs contrats d’assurances. Le montant des amendes pourrait dépasser les 500 millions de dollars. Dans le sillage de cette action judiciaire, l’agence de notation Fitch Ratings a suspendu ses notations concernant Marsh & McLennan. Au cours du mois d’octobre, le prix des actions de Marsh & McLennan avait ainsi perdu plus de 35 % de sa valeur.

Citigroup est également impliqué en raison de ses investissements dans CVC (Citigroup Venture Capital)/Opportunity Equity Partners, le fonds qui contrôle la holding qui elle-même contrôle Brasil Telecom. Le fonds Opportunity est dirigé par Daniel Dantas, l’investisseur de Citigroup au Brésil. Cette affaire a lieu alors que Citigroup est en proie à de nombreuses difficultés judiciaires. Après avoir perdu sa licence de banque privée au Japon et avoir été mis en accusation en Grande-Bretagne, Citigroup s’est vu récemment poursuivi devant la cour de New York par Globalvest Management. Ce fonds accuse CVC/Opportunity LP d’avoir essayé de vendre ses participations dans deux compagnies brésiliennes de télécommunication, Telemig et Tele Norte, en deçà des prix du marché, et réclame 300 millions de dollars pour préjudice causé.
Pour se protéger, CVC a récemment déclaré que sa participation dans CVC/Opportunity LP était un partenariat limité, et que tout ce qui concernait les investissements et la gestion relevait de la responsabilité d’Opportunity, et non de la sienne. Telecom Italia ne sera pas forcément avantagé par le durcissement des relations entre Citigroup et Opportunity. D’après des sources proches du dossier, Brasil Telecom chercherait à acquérir 49 % des actions de Telemig détenues par Opportunity. Cette opération permettrait à ce dernier de dégager suffisamment de capital pour racheter les parts de CVC dans la holding et permettre à ce dernier de se retirer de cette affaire…

AVS