Puissance financière suisse : la fin du secret bancaire

Depuis plus d’un siècle, la place financière suisse se pose comme la figure de proue de la puissance d’un pays montagneux, presque totalement dépourvu de ressources naturelles et sans débouchés maritimes, la Suisse a pourtant su tirer parti de sa neutralité pour devenir une importante puissance économique.


Comme le souligne Vincent Peillon : « La puissance financière de la Suisse ne résulte pas d’un don de la nature. C’est parce qu’elle a fait un choix et s’est organisée pour attirer des capitaux étrangers » (1), notamment grâce à l’introduction du système bancaire. Ce système permet, dans les faits, à la Suisse de garantir, aux étrangers qui le souhaitent, que les dépôts faits dans les banques du pays ne pourront sous aucun prétexte que ce soit être mis en relation avec leur identité. De par la Constitution même le secret du dépositaire est extrêmement gardé. Et cela constitue un avantage concurrentiel mondial à ce pays en ce qui concerne la captation des flux financiers d’épargne. Pour preuve, le développement important du pays depuis que ce système est en place. La Suisse est en moyenne classée troisième sur l’échelle des plus forts PNB, et le secteur financier (banque et assurance) représente 15 % de son PIB (2). Depuis quelques années, le secret bancaire, à l’aune des avantages décisifs qu’il confère à la Suisse dans le domaine de l’épargne, attise les convoitises et l’agressivité de la communauté internationale.

1) LA PROBLEMATIQUE

C’est grâce à son secret bancaire que la Suisse par l’intermédiaire de ses banques a réussi à générer des niveaux de revenus qu’elle n’aurait jamais pu atteindre autrement. En effet, elle parvenue à capter la plus grosse partie des flux financiers d’épargne mondiaux. En plus du secret bancaire, tout cela a été favorisé par une stabilité politique inébranlable, une armée capable de dissuader toute tentative de conquête rapide et une neutralité sans faille. Ces éléments sont cultivés depuis de nombreuses années en Suisse et les importants investissements consentis par le secteur privé, majoritairement par le secteur des services bancaires, gagent d’une participation active à cette stabilité exceptionnelle et presque anormale. D’aucun ne sont alors près de voir disparaître le système qu’ils ont mis en place, pour lequel ils déploient des efforts importants tous les jours et qui les assurent d’une situation dominante génératrice de bénéfices gigantesques. Pour situer la Suisse, en ordre de grandeur, face à ses voisins et ainsi qualifier leur rapport, il faut s’intéresser aux chiffres de la prospérité et les mettre en relation avec ceux des autres pays, par exemple l’Union européenne. Dans les années 50, le revenu d’une Suisse était de 80 % supérieur à celui d’un Européen moyen. EN 1998, ce chiffre n’est plus que de 14 %.

La Suisse perd du terrain, bien qu’elle reste encore une puissance industrielle. Patrie de Swatch, Novartis, Roche ou encore Nestlé, son avance s’érode chaque jour davantage. Depuis une décennie, l’économie suisse progresse de 1.25 % en moyenne par an, contre 2.75 % pour les pays développés (3). Le Fond monétaire international (FMI) quant à lui n’a mis en évidence qu’un risque de récession pendant deux ans, maintenant écarté. Il n’en reste pas moins que la structure même de l’économie pèse lourd. En effet, les grandes multinationales ne représentent que 10 % des emplois et ce secteur n’est pas capable de palier l’archaïsme du reste de l’économie. La productivité du travail est très inférieure à celle de la plupart des pays de l’OCDE (0.5 % en moyenne durant les années 90). Ce phénomène entraînant un très haut niveau des prix. La santé coûte en Suisse 50 % de plus qu’en Europe. Les loyers sont très élevés, et les biens de consommation plus chère que dans toute l’Union européenne (UE). L’agriculture ne survit aujourd’hui qu’à grands renforts de subventions fédérales. La compétitivité prix est pourtant vitale pour une économie plus ouverte que la moyenne. Alors qu’elle ne comporte que 0.8 % de la population mondiale, la Suisse exporte 1.4 % des produits manufacturés dans le monde et en importe plus de 1.5 %. Face à l’UE, qui représente 60 % de son commerce extérieur, la Suisse n’a donc pas le choix. Elle doit restaurer sa compétitivité et conserver de bonnes relations avec Bruxelles. Depuis 1972, la Suisse exporte dans l’UE en franchise douanière. D’où une dépendance commerciale qui lui impose de devoir faire des concessions, y compris sur le sacro-saint secret bancaire, si Bruxelles l’exige. Cette analyse européocentrée aurait pu aisément être faite pour les autres pays en relation avec la Suisse, pour aboutir à des conclusions sensiblement semblables. Mais, ici, n’est pas le propos d’une analyse de politique conjoncturelle approfondie.

En guise de conclusion de cette partie sur les rapports de forces, il n’y a qu’à citer ce fonctionnaire britannique qui, dans les années 50 déjà, avait qualifié les financiers zurichois de « gnomes de Zurich ». Il achève de poser le rapport de faible au fort dans lequel se trouve la Suisse par rapport aux autres pays occidentaux. On ne peut qu’observer que cet état de fait va prévaloir pendant de nombreuses années jusqu’à ce que le fort gagne implacablement. La Suisse n’a aucun moyen soutenable de faire durer son exception. Sa position de faible va s’accentuer inéluctablement, le pays n’ayant pas de moyens d’affronter les pressions extérieures menaçant sa santé. En effet, depuis quatre ans, un nombre croissant d’organisations internationales se préoccupent de la réglementation du secteur financier : GAFI pour la lutte contre le blanchiment, OCDE pour les questions fiscales, Forum de stabilité financière (FSF) et FMI pour la surveillance systémique… Mais ces structures n’obéissent en fait qu’à un seul patron : le G8, groupe informel qui réunit régulièrement les ministres des Finances des plus grandes économies de la planète. Selon un expert suisse, le G8 est souvent ressenti comme un « dictateur global dans les arènes internationales ». Sous l’impulsion des ministres français, allemands et italiens, très opposés aux pratiques suisses pour le tort qu’elles causent à leurs redevances fiscales respectives, ils ont poussés le G8 à adopter en juin 2002 une déclaration qui appelle « tous les pays à échanger des informations bancaires et autres pour tous les besoins fiscaux. » Le train est donc en marche pour faire disparaître la position dominante des paradis fiscaux, dont la Suisse fait partie, et leur rente de situation. L’axe de priorité stratégique étant la préservation de l’exception suisse sous la forme de son régime légal de secret bancaire.

2) ANALYSE DES ENJEUX

Les pays étrangers ont bien compris d’une part la manque à gagner fiscal important généré par l’évasion et d’autre part l’avantage concurrentiel inégalable que le secret bancaire confère aux Banques suisses. En effet, il est inacceptable qu’un nain de l’échiquier de puissance mondiale parvienne à capter une très importante quantité des flux financiers mondiaux. Un autre enjeu important a été mis en lumière par William Wechsler (4) dans un article de l’été 2000 de la revue Foreign Affairs qui explique que la question de la transparence financière et des paradis fiscaux avait été inscrite à l’agenda du G8 suite à la crise financière de 1998. Celle-ci avait mis en évidence la fragilité du système financier international et le rôle joué par de petites places offshore sous-réglementée, dont le nombre en est allé croissant depuis les années 60. L’offensive qui a suivi n’était pas inspirée par des motifs strictement fiscaux ou économiques, mais visait un objectif beaucoup plus large : reprendre le contrôle des relations financières internationales, dont l’opacité était ressentie de plus en plus comme une menace. C’est pourquoi, les mesures déstabilisatrices visant à lever le secret bancaire se font de plus en plus nombreuses et de plus puissantes. Voyons comment cela s’est déroulé au cours du temps : En 1975, les Etats-Unis créèrent la première brèche en obtenant de la Suisse qu’elle coopère dans les affaires fiscales liées au crime organisé. Cette disposition du traité d’entraide, que le Conseil fédéral avait accepté au nom de la « civilisation occidentale », ne fut que peu appliquée.

Bien plus tard, en 1989, les pays du G7 créèrent le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI) dans le but d’empêcher le blanchiment des fonds liés au trafic de drogue, dont le système financier suisse servait de principale plaque tournante. Ce groupe a été à l’origine d’une profonde modification de la législation attenante au secret bancaire ; La Suisse a été, en conséquence, contrainte d’adopter une série de dipositions étrangères à sa tradition juridique. On peut parler de révolution dans la mesure où il a fallu criminaliser les transactions menées avec de l’argent d’origine illicite, créer une responsabilité pénale pour le banquier lié à ces affaires, identifier de manière (tout en restant confidentiel) précise les déposants, et principalement devoir dénoncer de manière systématique les transactions suspectes. Selon Sylvain Besson du Temps : « Ces sacrifices firent consentis au nom de la lutte contre le crime organisé, un thème devenu plus important après la fin de la guerre froide. Mais le noyau dur du secret bancaire fut longtemps épargné : la Suisse continue à ne pas coopérer avec les Etats étrangers dans le cas de l’évasion fiscale (définie comme le fait de ne pas déclarer certains revenus), et les banques peuvent assurer à leurs clients que leurs comptes non déclarés le resteront. Aujourd’hui pourtant ce dernier rempart subit à son tour les assauts des organisations internationales. » La situation s’est aggravée au niveau de l’évasion fiscale en 1998. L’OCDE a adopté, sous l’impulsion du G7 le rapport sur la « Concurrence fiscale dommageable : un problème mondial », issu du constat que la mondialisation des relations financières menaçait (et menace toujours) la capacité qu’ont les Etats à imposer les revenus de leurs contribuables.

Le rapport vise la suppression du devoir de discrétion du banquier en conseillant la mise en place d’un « réseau d’échanges d’informations » international constitué par les autorités fiscales des pays de l’OCDE, permettant ainsi l’imposition à ces pays d’imposer leur contribuable même lorsque leurs dépôts sont domiciliés à l’étranger. La Suisse et le Luxembourg sont parvenus, pour un moment au moins, à condamner le projet en brandissant le droit de veto dont ils disposent en tant que membre à part entière de l’OCDE. Depuis, en juin 2000, l’UE a même annoncé la création de son propre système, encore plus radical que celui préconisé par l’OCDE d’échange d’informations, forçant, cette fois-ci, la Suisse à entamer des négociations à ce sujet avec l’Europe Un des axes de lutte efficace mis en place par les pourfendeurs du secret bancaire suisse, outre les arguments légaux du crime et de l’évasion fiscale, est la vulnérabilité de la Suisse dans un débat moral. Le pays est très sensible aux arguments sociaux et sa forte tendance à l’auto-flagellation ne font que leur conférer plus d’impact sur l’opinion publique nationale, plus important bastion de l’opposition à la disparition du secret bancaire. Les adversaires l’ont bien compris et multiplient les attaques ayant pour fond les conséquences « humanitaires » qu’engendre la préservation du secret bancaire ; pour preuve l’affaire des fonds juifs ; ou chaque fois qu’un régime dictatorial s’écroule dans le monde, le battage médiatique organisé pour imaginer les sommes fabuleuses de celui-ci dans les coffres suisses, alors que dans ce cas l’efficacité des autorités pour bloquer les fonds dans les plus brefs délais le temps que les procédures judiciaires établissent à qui ils doivent revenir (voir l’affaire des fonds du dictateur africain Mobutu) n’est plus à démontrer. Toujours selon Sylvain Besson : « Il règne depuis, dans les banques et dans l’administration fédérale, une atmosphère d’état d’urgence. Pascal Couchepain (Conseiller fédéral) parle de « mise sous pression généralisée », d’autres de « bagarres », de « fronts » ou, comme le banquier genevois Yvan Pictet, de « quasi-situation de guerre ». Jean-Claude Juncker, le ministre luxembourgeois des Finances, juge anormal que l’UE use envers la Suisse d’une rhétorique « qui, dans sa force, n’est utilisée que dans les relations avec l’Irak ».

Nous sommes donc bien dans une situation que l’on peut valablement qualifier de Guerre économique et les banquiers suisses étant les miliciens actifs d’aujourd’hui, bien décidés à ne pas faire de compromis sur leurs prérogatives et principales sources de richesses. Depuis deux ans, les banques ont encore renforcé leurs positions en prévision d’attaques internationales renouvelées contre le secret bancaire. Tous les six mois environ, le ministre des Fiances fédérales rencontre dans un palace bernois les directeurs des Grandes banques, les représentants de l’Association suisse des banquiers (ASB) et parfois ceux des banquiers privés. Ces liens discrets expliquent en partie le mimétisme entre la politique officielle suisse et le discours très homogène du secteur financier sur le secret bancaire. Mais le menace de pertes d’avantages et de profit ne plane pas que sur le secteur bancaire puisque par ricochet automatique les redevances fiscales que l’Etat suisse tire sur les importants bénéfices des banques du pays baisseraient en conséquence si la masse sous gestion venait à s’amenuiser. De plus, lorsque le client étranger d’une banque décide de frauder son fisc d’origine, par un système bien ordonné, il ne peut en aucun cas échapper à la ponction de fisc suisse puisque tout dépôt bancaire est soumis d’office à un impôt prélevé à la source, l ’» Impôt fédéral direct » (IFD) au taux de 35 % du revenu de l’épargne, auquel personne ne peut se soustraire. Le cas échéant, il est possible pour celui qui déclare le montant de son épargne sur sa fiche d’impôt, de récupérer la totalité de IFD. L’Etat suisse tirant un bénéfice moindre puisque si le déposant étranger déclare sa situation aux autorités fiscales de son pays, il doit partager les recettes fiscales avec un fisc concurrent. Voilà pourquoi l’Etat suisse est si enclin à soutenir l’état actuel du système. Cela expliquant la forte collusion secteur privé et autorité publique. Dernière manifestation des efforts entrepris par le secteur bancaire pour maintenir la pierre d’angle de sa puissance, la générosité avec laquelle les plus grands établissements bancaires helvétiques ont mis la main au porte-monnaie, UBS et Crédit Suisse, pour soutenir la réélection du président américain George Bush.

Le classement des plus importants contributeurs à sa candidature les plaçant à la cinquième et sixième place avec une somme jointe de près de un million de dollars. Son administration a certes critiqué le secret bancaire, mais elle ne semble pas favorable aux initiatives multilatérales d’échanges d’informations financières. Alors qu’en décembre 2003, devant le Council on foreign relations, le candidat J. F. Kerry a vertement critiqué les entreprises américaines profitant des paradis fiscaux pour placer leurs fonds à l’abri du fisc américain, dénonçant clairement les campagnes de publicité des Banques suisses. Pourtant à l’instar de l’universitaire Beat Bernet qui dit : « Politiciens, banquiers et économistes sont pourtant unis dans le constat que, sur la durée, le secret bancaire dans sa forme actuelle ne pourra pas être conservé. Il faut être conscient que nous devrons tôt ou tard céder du terrain dans le domaine du secret bancaire. La question est seulement quand et où. » Et surtout à quel prix… Un courrant novateur a pourtant réussi à faire son apparition : constitué par les agents financiers déjà convaincus de la disparition bancaire, il préconise que pour suppléer l’avantage concurrentiel conféré par le secret bancaire, les banquiers suisses devaient lui substituer celui de la compétence et du savoir faire en termes de gestion patrimoniale que le place financière a su développer « comme aucune autre » et qui la place même sans l’argument de la protection des données comme numéro un des dépôts privés et de leur administration.

Paul FRANCIOLI
EGE promo 2005


1. Présentation à la presse du rapport de la mission parlementaire française sur le blanchiment, le 20 février 2001
2. Source : La Suisse en chiffres, Office fédéral de la statistique, Berne,2002.
3. Source : Organisation pour la coopération et la développement (OCDE)
4. Ancien membre du Conseil de sécurité américain