Peut-on encore se priver d’une stratégie géo-économique en matière de puissance ?

Le 9 novembre dernier, le quotidien Le Monde publiait un supplément économie titré : croissance, ton commerce extérieur fout le camp. Une information fondamentale ressortait du lot des articles : les entreprises françaises n’arrivent pas à se redéployer hors des zones traditionnelles d’échange, en particulier vers l’Asie. En 1992, les discussions menées dans le cadre du rapport Intelligence économique et stratégies des entreprises pointaient déjà du doigt l’absence de bilan sur les conséquences de la fin de l’empire colonial. Dans les années 1950, la France disposait d’un réseau de sociétés de commerce très performantes. En Asie, leur point d’appui était alors l’Indochine. La disparition de ce réseau a durablement pesé sur notre performance commerciale dans la zone. Autre thème d’alerte souligné par le rapport du Plan, la désorganisation endémique de notre système informationnel. L’exemple cité concernait l’approche anarchique de la Chine. Le constat était simple : il n’existait aucun lieu dans l’hexagone qui centralisait l’information utile, publique ou privée sur cet immense pays (voir à ce propos ce que dit le site www.knowckers.org). Si l’Etat vivait encore à l’heure des chapelles administratives, les acteurs privés et de la société civile campaient aussi sur leur position du chacun pour soi. Les villes françaises, en raison de leurs divergences politiciennes et de leurs rivalités ancestrales, se montraient incapables de partager leurs informations sur les différentes initiatives lancées vers la Chine (voyages d’études, rapports des agences de développement, retour d’informations des entreprises qui allaient au contact du marché chinois, suivi des échanges d’étudiants, amélioration de la connaissance du terrain par les tentatives de jumelages…).

Au milieu des années 1990, Gérard Longuet, ministre de l’industrie prit conscience du fossé qui était en train se creuser avec des pays comme l’Allemagne et l’Italie. Ce fossé était avant tout informationnel. L’Allemagne se nourrissait de ses fondations privées qui étudiaient l’Asie depuis un siècle et bénéficiait du volontarisme de certains groupes industriels qui investissaient bien au-delà de leur cœur de métier. C’est ainsi que Siemens finança le premier colloque sur le management de l’information à Shangai au tout début de la dernière décennie. Les Italiens profitaient de leur côté de la vitalité clanique. Les banques italiennes s’appuyaient sur cette connivence pour orienter efficacement l’information de leurs antennes asiatiques vers les réseaux de PME italiennes qui en usaient avec beaucoup d’opportunisme. Cette capacité de projection allemande et italienne reposait sur une approche patiente et durable des circuits de décision mais aussi par une gestion méthodique de l’information de terrain. C’est ce qui incita Gérard Longuet à formuler un plan de relance de l’activité commerciale de la France essayant de dynamiser les flux informationnels. Ce plan échoua principalement parce qu’il manquait l’essentiel : les signes consensuels d’un impératif stratégique.

Il était déjà clair à l’époque que la Chine allait peser de manière décisive sur l’évolution de l’économie mondiale. Mais personne ne prit la mesure du problème global, faute d’une doctrine élémentaire de sécurité économique. Qui s’est interrogé à cette époque sur l’ampleur des délocalisations à venir ? Qui a essayé de comprendre les risques liés à un reversement des échanges sur l’axe Pacifique et surtout à identifier les conséquences de la partie géoéconomique complexe qui commençait entre les Etats-Unis et cette partie du monde ? A la fin des années 1970, les Etats-Unis avaient découvert le risque qu’ils encouraient à la suite des délocalisations massives de la production des semiconducteurs vers l’Asie. C’est de ce constat qu’est née leur politique de maintien sur le territoire national des technologies critiques, en particulier dans le domaine des technologies de l’information. M. Reich, conseiller de Bill Clinton officialisa ce changement de cap en 1994 par une déclaration passée trop inaperçue en Europe, dans laquelle il expliquait que la défense des intérêts économiques américains était désormais la priorité numéro 1 de la politique étrangère américaine. Le dessous des cartes devenait enfin visible.

Nous en mesurons désormais les retombées. La décision américaine de breveter toutes les innovations pour contrer le jeu de go japonais, a mis l’Europe dans une situation d’impasse stratégique à cause de son déficit énorme en matière de brevets logiciels. Un tel exemple démontre l’écart qui existe entre une pensée sur la croissance économique, liée à une vision déclinante de l’indépendance nationale, et une pensée centrée sur une volonté de conquête systématique des marchés mondiaux les plus stratégiques. Dans le cas de notre relation à l’Asie, les voyages ponctuels des politiques français ne répondent plus ce différentiel de puissance. Ce n’est pas en se faisant accompagner par un groupe de chefs d’entreprise que l’on modifie les habitudes enracinées dans le cheminement d’une économie de subsistance. Les entreprises françaises, dans leur grande majorité, ne sont pas préparées à se projeter vers l’extérieur du territoire national dans un tel contexte de compétition et surtout d’accroissement de puissance. L’Histoire de France démontre quand on veut bien daigner l’analyser sous cet angle que c’est le pouvoir exécutif qui a encouragé et même pensé l’internationalisation de nos échanges. La période du mercantilisme, oubliée par beaucoup, a donné lieu à une véritable réflexion stratégique sur l’enjeu de la compétition des empires maritimes naissants. Napoléon Ier a compensé le retard technique accumulé au cours des guerres révolutionnaires par une politique agressive d’acquisition de la connaissance. Napoléon III a obligé un patronat français plus que réticent à accepter la signature de traités de libre échange avec la Grande Bretagne. En pleine guerre 14-18, Georges Clémenceau rappelait à qui voulait l’entendre que l’enjeu majeur n’était pas militaire mais économique.

Contrairement à ce que les universités françaises ont enseigné pendant les cinquante dernières années, la mondialisation n’a pas gommé les affrontements économiques entre puissances. Au contraire, elle les a projetés sur le devant de la scène internationale. Les puissances s’affrontent de nouveau au grand jour pour la maîtrise des sources d’énergie, la conquête des marchés et le contrôle des innovations technologiques. La guerre en Irak a été une véritable leçon de choses sur les liens indissociables entre l’énergie vitale qu’est aujourd’hui le pétrole et la préservation de la puissance d’un empire. Les guerres larvées qui secouent la région du Caucase en sont une autre illustration toute aussi didactique. Les conséquences des élections en Ukraine complètent l’arsenal d’affrontements indirects que se livrent des grands et des petits pays, en lutte en termes d’influence géopolitique et géoéconomique, sur des échiquiers complexes à mutiples rebonds. Il suffit de s’attarder quelques secondes sur le jeu diplomatique de la Pologne par rapport à l’Ukraine et ses répercussions sur la future géographie de l’Union européenne pour conclure que le débat sur la croissance n’est qu’une bien modeste partie du problème d’ensemble.

En face de cette montée des dérives des politiques d’accroissement de puissance, que disent les grands ténors de la vie politique française ? Souvenons-nous qu’au Japon, les écoliers apprennent dès leur plus jeune âge que le pays n’a pas assez de subsistances. Souvenons-nous qu’en Chine, la stratégie d’émergence pacifique est une manière très locale de bien camper le débat sur la manière de contenir l’exaspération américaine, chaque jour renforcée par le dynamisme de l’économie chinoise. Dans un monde divisé par les tensions idéologiques, culturelles et religieuses, les affrontements économiques continuent à être décryptés en France avec les grilles d’analyse du passé. L’avenir de notre développement soumis aux pressions multipolaires des rivalités de puissance peut-il se limiter à un positionnement raisonnable dans le sillage rassurant des Etats-Unis et de l’économie américaine ? Cette vision figée des élites françaises sur la défense de leurs privilèges, hérités de l’après-guerre, risque de ne pas résister longtemps à la réalité qui se fait jour.

Christian Harbulot