L'intervention militaire française en Afrique

L’interventionnisme français en Afrique peut-il être source de rayonnement européen et mondial pour la France ? Si la politique africaine de la France pendant la guerre froide a constitué un instrument de rayonnement international et de conservation de son rang de grande puissance moyenne, tant la transformation de l’ordre international que les évolutions survenues sur le continent au cours des quinze dernières années ont amené le dérèglement de ce système d’influence. La marginalisation du continent africain dans les années 1990 a convaincu les dirigeants français que l'Europe constituait le nouveau « multiplicateur de rayonnement », les amenant à réformer le cadre de cohérence d’une politique africaine théorisée lors des indépendances politiques sous la présidence de De Gaulle, poursuivie par ses successeurs et, jusqu’alors, faiblement critiquée par la classe politique française bien que reposant sur l’instrumentalisation de tous les créneaux de la coopération. Les résultats, autres que moraux, de cette réforme - parfois qualifiée de « politique d’abandon de l’Afrique » - amènent cependant à s’interroger car rarement « sursaut » s’est révélé aussi peu créateur tant de puissance pour la France que de stabilité pour le continent africain, l’uniforme de « gendarme de l’Afrique » ayant été repris à leur compte par une kyrielle d’Etats africains au fait de leurs intérêts de puissance ou de groupes armés dont les ingérences antagonistes ont amené la constitution en systèmes de conflits régionaux de crises infraétatiques.

Dans le même temps, la volonté française de participer au renforcement du pilier PESC de l'UE destiné à doter l'Europe d'une consistance politique, diplomatique et militaire propre - dans la lignée de la conception particulière dont la France a fait preuve en se retirant de l'OTAN en 1966 - n'a pas cessé. Or, l'engagement des Britanniques - connus pour leurs conceptions nettement plus atlantistes - en Sierra Leone en 1998 a démontré non seulement que l'interventionnisme en Afrique pouvait être source d’influence en Europe, mais encore que la France, qui venait de s’interdire ce recours par sa doctrine de « ni-ingérence, ni-indifférence », n’était plus la seule à pouvoir jouer le rôle de nation-cadre d’une intervention européenne en Afrique.
Par l’opération « Mamba noir » d’entrée de théâtre à Bunia le 6 juin 2003, réalisée par des commandos-marine du COS - commandement non subordonné à celui d’ « Artémis », européen -, la France s’engageait dans une opération militaro-humanitaire dont l’objectif politique consistait à tenter de rééquilibrer sa position dans une Union européenne où la perspective d’élargissement à 25 laissait entrevoir la marginalisation des conceptions françaises au profit de celles de son partenaire britannique. Répondant à une demande de Kofi Annan, la France a assigné à l’UE une mission à même de susciter chez ses membres la volonté politique d’exiger que lui soit reconnue plus d’importance dans les relations internationales (pour preuve, la très neutre Suède déploiera ses forces spéciales tandis que l’Allemagne évoquera l’envoi de soldats de la Bundeswehr) ; elle a, par là même, contredit l’affirmation de R. Kagan selon laquelle la seule mission de l’Europe consiste, par faiblesse, à seulement s’opposer à la puissance.
L’opération a par ailleurs démontré la nécessité pour l’Europe de se doter d’un outil militaire lui assurant une autonomie d’action à même d’épauler son action politique et économique au service de la communauté internationale. La création d’un « quartier général européen » que les Américains considéraient comme un « brûlot » contre l’Alliance atlantique et, surtout, le ralliement de Tony Blair à ce projet ont constitué les résultantes d’« Artémis ». En effet, de leur participation à la première intervention de l’UE en toute autonomie hors d’Europe (l’OTAN fournissait la logistique des éléments européens en Macédoine), et malgré quelques réserves initiales, les Britanniques n’ont pu manquer de tirer des enseignements. On notera que le ralliement anglais à la Capacité de planification et de conduite d’opérations européenne, aboutissement d’une réflexion française qui doit elle aussi sa part à l’intervention en Ituri, est intervenu alors que ne cessait de se creuser le fossé entre les capacités militaires britanniques et françaises et alors que certains experts donnaient la Grande-Bretagne comme le nouveau champion de l’Europe de la défense en raison de la maîtrise opérationnelle dont cette dernière avait fait preuve lors de l’offensive en Irak.

En parvenant à intervenir en Ituri - district de la RDC où pas moins de 50 000 personnes seraient mortes entre 1999 et 2003 - avec l’aval de l’ensemble des membres du Conseil de sécurité de l’ONU, la France a donné une « leçon » aux « faucons » de Washington, partisans de l’action préventive hors cadre onusien, et renforcé les positions de leurs opposants, mais néanmoins compatriotes, moins zélés, tout en démontrant qu’elle avait pris la mesure du défi posé à la sécurité du monde par les conflits asymétriques.
Elle a fait la démonstration à ses partenaires africains qu’il n’était pas question pour elle d’en revenir à une politique interventionniste unilatérale dont elle n’a plus les moyens, mais plutôt de définir, sous la pression des événements, une nouvelle interprétation de la politique de non-ingérence qui soit plus profitable au continent en termes de sécurité. Ainsi, la France est parvenue à faire accepter le principe d’une intervention à l’Ouganda et au Rwanda - certes en s’appuyant sur ses partenaires européens entretenant de meilleures relations avec ces pays -, tous deux pourtant fortement impliqués dans les troubles en RDC. L’Ouganda ira même jusqu’à accueillir la Base de soutien à vocation interarmées de l’opération.
En se proposant d’assumer le rôle de chef de file et de poing armé de la communauté internationale en Afrique, la France a fait la démonstration que son hostilité à la politique américaine dans la crise irakienne n’avait pas que pour dessein de négocier une contrepartie au mieux de ses intérêts et de capitaliser sa rébellion sur le plan médiatique et symbolique, mais de promouvoir un monde multipolaire fondé sur les principes de responsabilité collective et de solidarité internationale. Elle s’est assurée des sympathies qui se sont même traduites sur le terrain ex-zaïrois par la participation du Brésil, du Canada ou encore de la République sud-africaine à la Force multinationale intermédiaire d’urgence à Bunia. Les premiers succès militaires américains face au régime de Saddam Hussein n’ont donc pas amené un « isolement diplomatique complet » comme annoncé par les théoriciens du « déclin de la France », sauf à considérer que seuls les liens avec les Etats-Unis relèvent des relations internationales et qu’un pays ne doit faire que la politique de ses marchés.

Sur le plan intérieur, les acteurs de la « société civile » à l’origine de la crise de légitimité de la politique française en Afrique au lendemain du génocide rwandais n’ont rien trouvé à y redire, allant jusqu’à regretter le bornage limitatif dans le temps et dans l’espace de l’intervention sous bannière européenne…! Si l’on considère qu’une nation c’est aussi « un imaginaire enrichi par des choix qui confortent l’image positive qu’un peuple a de lui-même et que les autres ont de lui », nul doute donc que l’opération « Artémis » a participé à son renforcement. Cette intervention a aussi renforcé l’image de la France dans le monde, légitimé la légalité internationale et, peut-être, sauvé l’ONU, les Etats-Unis constatant l’utilité du « machin » sur des théâtres d’opérations où ils ne souhaitent pas intervenir directement. Quand bien même ils auraient fait de l’Ituri un laboratoire, les quelque 2 000 soldats des 17 pays participants ont renforcé la visibilité du continent et aidé à le sortir de sa marginalisation et de l’oubli. Les positions française et britannique se sont rapprochées, amenant, en novembre 2003, la décision de créer, dans l’esprit des accords de Saint-Malo, une force d’aide à l'ONU et aux organisations régionales en faisant la demande, destinée à restaurer l'Etat de droit là où il est en déliquescence. Conséquence de cette initiative : en novembre 2004, les ministres de la défense de l’UE ont décidé la constitution de 13 « groupes tactiques 1 500 » censés être opérationnels en quinze jours et déployables partout dans le monde, alors que l’objectif initial des Français et des Anglais était de parvenir à en réunir entre 7 et 9. Rarement il a été fait preuve d’autant de cohésion en matière de défense européenne, puisque se sont portés volontaires pour participer à ces battlegroups, outre la France et la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, la Slovénie et la Suède, soit 18 des 25 pays membres ! En cohérence avec les objectifs définis et poursuivis, « Artémis » a donc été très clairement génératrice de puissance, ce qui est nettement moins visible dans le cas de « Licorne »…

Nicolas Berembaum