Les Etats-Unis et l’ALENA

La fin de la Guerre Froide met en exergue l’accroissement des conflictualités économiques, entre les Etats. Ainsi, les Etats-Unis prennent conscience du poids économique ascendant du Japon et de l’Union européenne. De ce fait, leur objectif, durant la décennie 1990, est de renforcer leur puissance, notamment aux travers des questions commerciales. Depuis l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange avec le Canada en 1991 et l’Accord de libre-échange nord-américain (1) en 1994, les Etats-Unis font preuve d’un certain intérêt pour la voie régionale et bilatérale. Ainsi, sous l’administration Clinton, la politique commerciale américaine est redéfinie. Désormais, celle-ci prône un régionalisme ouvert, c’est-à-dire un modèle fondé sur la primauté des règles et des normes de droit afin d’élargir toujours davantage la liberté du commerce et d’investissement de leurs firmes transnationales. Ce changement de logique de la politique commerciale américaine s’inscrit dans l’évolution des déterminants de la puissance. En effet, pour les Etats, la quête de la puissance et l’affirmation de leur rang sur la scène internationale dépend davantage aujourd’hui de leur santé économique et de la compétitivité de leurs firmes, et de la place qu’elles occupent dans le commerce mondial, que de leur capacité militaire. Cela ne signifie pas que l’aspect militaire ne compte plus mais simplement que la puissance des armes n’a aucune signification si elle n’est pas produite et soutenue par la puissance économique.
Quid de l’ALENA ? Comment expliquer la volonté américaine de mener à terme ce projet alors que les résultats des études économiques standards montrent que les gains économiques de cet accord pour les Etats-Unis seront faibles, voire légèrement négatifs ? L’écueil serait d’en faire une analyse purement économique puisqu’au final, un accord régional apparaît comme la synthèse des aspirations des acteurs économiques et politiques. La véritable interrogation est alors en quoi l’ALENA permet-il de renforcer la position hégémonique des Etats-Unis ? Pour apporter une réponse à cette question, les outils de l’économie politique internationale (EPI) et de la géoéconomie sont privilégiés. En effet, au-delà des résultats fournis par l’analyse économique, il faut prendre en considération des objectifs plus stratégiques dont la finalité n’est autre que de renforcer l’hégémonie américaine. Ainsi, le nouveau régionalisme américain, symbolisé par l’ALENA, permet, non seulement, d’accroître la compétitivité des firmes américaines, mais aussi de créer un espace normatif transfrontière qui constitue un modèle d’intégration compétitive à l’économie mondiale.

1. L’accentuation de la prédominance des firmes américaines.
Comme le note Deblock et Cadet (2001) (2), « cet accord a non seulement permis de « libérer » les entreprises américaines de l’emprise jusque-là très forte des politiques nationales, au Canada comme au Mexique, mais il a permis à ces dernières de mieux tirer parti, une fois les règles fixées et les marchés ouverts, des différences et des avantages propres à chacun des trois espaces économiques qu’il couvre ». L’ALENA permet une intégration en profondeur centrée sur une organisation productive en réseaux et en filières ainsi que le développement d’un commerce intra-branche et intra-firme. Par conséquent, les Etats-Unis renforcent leur hégémonie puisque ce processus se réalise via leurs firmes. Plus précisément, au travers de l’ALENA, les Etats-Unis se constituent un hinterland, au sens d’arrière-pays qui leur est réservé.

2. La fragilisation du Canada et du Mexique.
Le courant réaliste en EPI montre que les Etats disposent de fonctions d’utilité complexes regroupant à la fois des buts économiques et politiques. Par conséquent, l’Etat dominant doit être favorable au libre-échange car cette organisation des échanges fragilise politiquement les petits Etats et assoit la suprématie du leader. Ainsi, le but visé par l’ALENA est de tirer partie des implications politiques du libre-échange : une perte de souveraineté pour les petits pays qui est liée à une plus grande soumission à l’économie dominante et à son marché domestique. Perroux (1991) (3) met en évidence cet aspect en avançant que « la puissance intégrante tire un grand avantage des zones intégrées sans que la réciproque soit également vraie ». Même si l’ALENA a permis au Canada et au Mexique de s’assurer un meilleur accès au marché américain, l’ouverture croissante de ces deux pays a accentué les contraintes extérieures en contribuant à soumettre plus étroitement la formulation de leur politique gouvernementale aux impératifs de l’économie américaine.

3. L’instauration d’un cadre normatif transnational, dont l’objectif principal est la protection des firmes transnationales américaines. Lors des négociations de l’ALENA, une place prépondérante est accordée à l’aspect réglementaire. L’objectif poursuivi par les Etats-Unis, au niveau des normes et de l’évaluation de la conformité, consiste à éliminer ou réduire les obstacles techniques au commerce (matériel et immatériel, c’est-à-dire les investissements, les services, les droits de propriété, les brevets, les licences…) dans les pays tiers et à encourager ces pays à adopter des normes fondées sur des pratiques internationales et/ou compatibles avec les normes américaines. L’influence normative se définie comme la capacité des Etats-Unis à influer sur la définition des normes (règles de droit, usages, normes techniques…) à l’échelle internationale dans une multiplicité de domaines. Cette stratégie consiste à étendre ses propres normes et standards à un maximum de partenaires commerciaux et ce, avant que les autres entités commerciales ne le fassent. Trois objectifs sont recherchés : en imposant leurs normes, les Etats-Unis renforcent leur position au détriment des autres entités commerciales ; en exportant leur droit, ils peuvent maîtriser le terrain du règlement des différends ; en s’appuyant sur les accords signés, ils peuvent espérer faire avancer plus vite les négociations au niveau multilatéral (OMC) et se servir de ces accords comme modèle. Cette sécurisation de l’environnement économique des Etats-Unis est une des conditions du renouvellement de leur puissance.

4. L’émergence d’une nouvelle configuration institutionnelle.
Nous avons vu que la visée des Etats-Unis, avec l’ALENA, est doublement sécuritaire. Il s’agit, d’une part, de créer un environnement normatif propice au déploiement des activités transfrontières de leurs firmes et, d’autre part, d’avoir une meilleure maîtrise de leur environnement international, à commencer avec les pays avec qui ils entretiennent des relations commerciales étroites. Ainsi, avec l’ALENA, les Etats-Unis proposent leur modèle d’intégration, qui concurrence celui de l’Union européenne (4). Le modèle nord-américain se base sur une liberté des marchés et une souveraineté des Etats qui font de l’autodiscipline des acteurs et de l’adhésion à des codes les bases de la régulation (concept de « soft law »). Dans ce modèle, les institutions supranationales n’existent pas ou ont un rôle très limité. Ce modèle d’autodiscipline caractérise la nouvelle configuration institutionnelle nord-américaine et conforte un modèle libéral qui sanctionne l’autonomie des marchés et octroie la primauté du droit des entreprises sur tout autre droit. Ainsi, les rapports entre les Etats reposent uniquement sur la règle de droit, la reconnaissance de l’égalité de traitement et le nivellement des règles en matière de concurrence. Or, cela renforce les Etats-Unis.

AR, promo 2005 EGE

(1) L’ALENA est composé des Etats-Unis, du Canada et du Mexique avec un PIB actuel respectif de 10 500 milliards de dollars, 750 mds de dollars et 650 mds de dollars. Concernant le Japon et l’Union européenne, les PIB respectifs sont de 4000 mds de dollars et de 8000 mds de dollars.
(2) DEBLOCK Christian et CADET Christian (2001), « La politique commerciale des Etats-Unis et le régionalisme dans les Amériques », Revue d’Etudes Internationales, volume XXXII, n° 4, décembre, pp. 653-692. Accessible sur le site www.unites.uqam.ca/gric
(3) PERROUX François (1991), « Intégration économique. Qui intègre ? Au bénéfice de qui s’opère l’intégration ? », in L’économie du XXème siècle : ouvrages et articles, PUG, Grenoble.
(4) Le modèle européen, qualifié de légaliste, privilégie la coopération couplée à une régulation des marchés, aux dépens de la souveraineté des Etats et de la liberté des marchés. La liberté des acteurs privés et publics est subordonnée au respect de normes, règles et standards communs et acceptés par tous. Ceci implique la création d’institutions supranationales qui auront pour missions de gérer le détournement des règles par les acteurs privés et publics. Voir DEBLOCK Christian (2003), « Régionalisme, multilatéralisme et nouvel ordre international : la ZLEA comme modèle institutionnel », Cahiers de recherche GRIC, juin. Accessible sur le site www.unites.uqam.ca/gric