Le Vietnam et la stratégie du faible au fort

Le Vietnam est un mystère pour quiconque s’intéresse à la stratégie. Comment ce pays pauvre a-t-il pu battre l’armée américaine, la plus puissante du monde ? On invoque le courage, l’abnégation, l’intelligence de ses soldats, mais cela ne suffit pas : ceux d’en face, parmi lesquels se trouvaient de nombreux Vietnamiens du sud, ne manquaient pas de ces qualités. Le Huu Khoa, dans un article intitulé « La visée de l’effet dans l’art militaire vietnamien », nous montre ainsi comment la tradition militaire du Vietnam s’est formée au contact de l’empire chinois. La Chine, surpuissante et massive, a pendant des millénaires envahi périodiquement le Vietnam. Pour préserver son identité, celui-ci a dû mener de façon répétée la « guerre du faible contre le fort ». Celle-ci possède ses règles : il faut par exemple toujours laisser à l’ennemi la possibilité d’une retraite honorable. Lorsque l’armée chinoise était retournée chez elle, le souverain du Vietnam envoyait à l’empereur de Chine une lettre d’excuses accompagnée de cadeaux. Les envois de cadeaux étaient répétés chaque année. Ainsi le puissant voisin sauvait la face et le risque d’invasion était conjuré pour quelque temps.

L’art militaire reposait sur une mobilisation de la population par la manipulation des symboles de la légitimité. Nguyen Trai (1380-1442), à l’affût d’une occasion pour lancer la lutte contre les Chinois, décide de s’appuyer sur la révolte que dirige le paysan Le Loi : cependant celui-ci n’a pas la légitimité que confère le « contrat céleste » aux « fils du ciel », c’est-à-dire aux empereurs. Nguyen Trai fait alors écrire avec du miel sur des feuilles d’arbre « Le Loi sera empereur, Nguyen Trai sera conseiller ». Ces feuilles, jetées dans la rivière, sont transportées vers les rizières. Les fourmis, mangeant le miel, trouent la feuille et y gravent les caractères. Les paysans qui ramasseront les feuilles penseront y lire un message céleste. Le Loi pourra alors créer une dynastie ; sa révolte, devenue ainsi légitime, aura assez de force pour chasser les Chinois.
Le territoire du Vietnam, où l’eau et la terre se mêlent, est mis à contribution : Tran Hung Dao (1228-1300) fait planter à marée basse des pieux dans un fleuve ; il y attire la flotte mongole à marée haute, la laisse avancer et vaincre sa propre flotte. Mais quand la marée baisse les bateaux mongols, dont le tirant d’eau est plus fort, sont défoncés par les pieux et la marine mongole est détruite.
La culture militaire vietnamienne se transcrit en savoureux proverbes que tout Vietnamien connaît, ce qui facilite grandement la discussion stratégique. Lors de la préparation du siège de Dien Bien Phu, certains dirigeants nord-vietnamiens proposaient de « pénétrer avec les dents du peigne » (diviser le dispositif de l'ennemi en le pénétrant par plusieurs combats parallèles au corps à corps). Vo Nguyen Giap proposa au contraire « d’enlever la peau de la banane » (attaquer d’abord les positions périphériques pour arriver progressivement au centre du dispositif ennemi). Cette méthode, plus économe en vies humaines, fut finalement adoptée.
Contre l’ennemi américain, l’armée du Vietnam du nord ne s’appuyait donc pas seulement sur le courage de ses soldats mais sur l’expérience millénaire de la lutte du faible contre le fort, apanage de tout un peuple et pas seulement de ses experts. Les militaires du Vietnam du sud, également courageux et compétents, ont quant à eux commis l’erreur d'adopter la stratégie de puissance des Américains.

Néanmoins, si l’application de la stratégie du faible au fort a permis par deux fois au Vietnam de vaincre ses ennemis (en 1954 contre la France et en 1975 contre les Etats-Unis), elle s’est révélée inadaptée, car dépourvue de créativité, face à l’opposant khmer. Excellents dans la guérilla et la résistance sur leur propre territoire, les communistes vietnamiens, une fois au pouvoir ont en effet transformé leurs partisans en troupes régulières. Ainsi les divisions lourdes et aguerries des généraux Giap, Dung et Lê Duc Anh (proconsul vietnamien au Cambodge devenu en 1992 chef de l’Etat vietnamien) n’ont pas fait mieux que ses homologues françaises ou américaines, quand elles sont à « contre-emploi » dans un espace étranger. Elles n’ont pas pu venir à bout de la guerre de l’ombre menée par les Khmers rouges au Cambodge.

L’armée populaire vietnamienne n’a jamais pu utiliser les recettes qui ont fait sa réputation pour vaincre. Au contraire, son ennemi khmer rouge a assimilé les enseignements des conflits d’Indochine (9 ans de guerre française, 6 ans de guerre américaine) pour enliser, 12 ans durant, son envahisseur. Pas d’affrontement frontal (« manh nhu yêu cuong », opposer souplesse à force, fermeté à faiblesse), mais un harcèlement continuel. Donc, guerre d’usure du matériel et du moral adverse : face à la posture statique des troupes d’occupation, jouer de la mobilité, choisir le terrain d’affrontement, conjuguer au mieux tactique et météorologie. Surtout, %@!#%&éner à l’adversaire le coup qui fait mal, physiquement et psychologiquement. Comme ses devancières française ou américaine, l’armée populaire vietnamienne, éloignée de ses bases et malgré la supériorité du nombre et de la technique, n’a pas remporté la bataille.

H.