Au lendemain de l'élargissement de l'Europe, la Turquie adopte un discours volontaire et modernisateur afin de voir concrétiser son adhésion à l'Union Européenne (UE). C'est dans ce cadre géopolitico-économique que ce pays développe une stratégie de puissance spécifique. La Turquie place ainsi son essor dans un rapport du faible au fort avec l'UE qui décide de l'adhésion ou non de la Turquie. C'est dans un souci de décryptage de la stratégie de puissance de la Turquie que nous analyserons dans une première phase les origines de sa puissance ainsi que l'expansion dont elle fait preuve. Dans une seconde phase nous dresserons une cartographie des acteurs entrant dans la sphère d'influence turque ainsi que des actifs stratégiques et des obstacles possibles à l'adhésion de la Turquie dans l'Union Européenne.Les fondements et déploiements d'une stratégie de puissance.
L'influence allemande dans la politique de la Turquie entraîne celle-ci à entrer en guerre aux côtés des empires centraux. A l'issue de la première guerre mondiale, la puissance ottomane est détruite.
La neutralité du pays pendant la seconde guerre, lui permet de bénéficier du Plan Marshall instauré par les Etats-Unis dès 1947. Cet évènement majeur dans l'évolution contemporaine de la Turquie marque une véritable ligne de force de la présence américaine sur une plateforme géostratégique.
Durant la guerre froide, les lobbies américains présents en Turquie installeront des missiles dans ce pays afin d'encercler et de dissuader l'URSS d'un quelconque mouvement. Cette nouvelle position d'allié des Etats-Unis fait de la Turquie (alors qu'elle était un adversaire lors de la première guerre) une "puissance" émergente et prouve la maîtrise américaine des outils de stratégie indirecte dans les rapports de force.
Le soutien des Etats-Unis permet alors à la Turquie d'apparaître sur la scène internationale comme une république religieuse (islamiste). Dans son souci de (re)devenir une puissance affirmée, la Turquie cherche à dynamiser son économie et à stabiliser les pouvoirs internes du pays (notamment politiques). La puissance d'une nation ne se mesure plus, aujourd'hui au contrôle des frontières qu'elle possède mais bien à la maîtrise des flux économico-financiers sur lesquels elle est présente. C'est donc pour se hisser au rang de puissance réelle que la Turquie cherche à intégrer l'Union Européenne.
Ainsi, la puissance turque s'appuie sur ses atouts pour développer sa stratégie de puissance. Reprenons les trois axes d'analyse de la stratégie de puissance, énoncés par Boulding en 1984, que sont le pouvoir de l'échange, le pouvoir de coercition et le pouvoir d'intégration. La Turquie dispose effectivement du pouvoir d'échange puisque son activité commerciale et exportatrice se portent relativement bien. Elle possède également les outils nécessaires au pouvoir de coercition : la puissance de l'armée turque lui permet de dominer sa sphère d'influence. Cependant, en transposant l'analyse du pouvoir d'intégration au niveau des nations, il apparaît que la Turquie n'a pas les moyens de s'imposer comme puissance (économique ou politique) hors de sa sphère d'influence.
Cartographie d'acteurs et analyse des enjeux.
L'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne n'est pas pleinement partagée dans la communauté. Cependant, si certains pays fondateurs (tels la France ou l'Allemagne) sont partagés sur cette décision, d'autres nations (même extra-européennes) n'hésitent pas à influencer l'ensemble de la communauté européenne à voter pour l'adhésion de la Turquie. Conséquemment, le Royaume-Uni et surtout les Etats-Unis (entre autres) soutiennent la Turquie.
Cette position est à analyser. Le rapport du faible (Turquie) au fort (Europe) est ici considérablement modifié par la stratégie indirecte adoptée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni (bras droit des américains sur le vieux continent). En effet, les Etats-Unis soutiennent fortement la Turquie dans sa démarche d'intégration européenne parce qu'ils auront, d'une part, un allié fervent au sein même de l'UE, et d'autre part, car l'insertion de la Turquie dans l'Europe contribuera, quelque soit la position politique adoptée, à affaiblir l'UE pendant un temps. Cette période d'acceptation et de mutation (de l'Europe et de la Turquie) permettrait aux Etats-Unis de renforcer leurs positions sur l'Europe et d'accroître leur stratégie de puissance en contrôlant davantage les flux économico-financiers et en renforçant leur présence sur le territoire turc et donc sur le sol européen. Cette stratégie indirecte aurait pour finalité de diluer le rôle de l'Europe (en minimisant sa puissance) et de renforcer la position stratégique étasunienne dans les affaires internationales. Ainsi, après avoir utilisé la Turquie pendant la guerre froide contre l'URSS, les Etats-Unis souhaiteraient se servir de cet acteur contre la puissance européenne dont la présence dans les affaires internationales croît de manière exponentielle.
En outre, les Etats-Unis sont membre de chacune des grandes alliances internationales (OTAN, OTASE, ANZUS); la Turquie, quant à elle est membre de l'OTAN depuis 1952: ceci contribue à développer un réseau d'influence international (parce que soutenu par les Etats-Unis) proposant un lobbying à peine dissimulé pour l'adhésion de la Turquie dans l'Europe. Malgré elle, la Turquie se trouve être un acteur porteur d'enjeux géostratégiques et géoécomiques importants.
La puissance turque se traduit, encore aujourd'hui par l'occupation d'une partie du territoire désormais européen : le nord de Chypre. Par cela, mais aussi par les tensions qui opposent Ankara à Athènes, la Turquie démontre qu'elle possède effectivement une des armées les plus puissantes de l'OTAN.
Enfin, les pays limitrophes de la Turquie sont des acteurs mondiaux particulièrement instables, à l'image de l'Irak (où la présence américaine est omniprésente), de la Syrie ou encore de l'Iran.
Si la Turquie tend à s'européaniser, il n'en est pas moins vrai qu'elle conserve une instabilité certaine dans des domaines majeurs tels que l'économie et la politique. Cependant, elle n'est pas dépourvue d'atouts qui constituent l'essence même de sa puissance actuelle.
La crise économique de 2001 a vu les taux d'intérêts grimper et par voie de conséquence la monnaie se déprécier, perdant alors plus de 50% de sa valeur en quelques mois. Notons également que l'engagement du Fonds Monétaire International dans le financement du pays s'est considérablement accru. Ceci démontre clairement que la puissance turque n'est pas suffisamment renforcée et préparée à affronter de telles crises internes.
Cependant, elle possède de nombreux actifs stratégiques. Le premier de ceux-ci est sans doute la dynamique démographique dont elle fait preuve. En effet, si la Turquie intègre l'Union Européenne, elle aura le poids le plus important au sein du Parlement Européen (de par son poids démographique), ce qui aura pour conséquence d'asseoir et de développer sa puissance politique. En restant dans la sphère politique, il est aisé de constater que le gouvernement turc a engagé de puissantes réformes afin de tenter d'équilibrer les rapports de forces avec les pays déjà membres de l'UE.
Economiquement, le projet d'installation d'un oléoduc traversant la Turquie en son centre contribuerait à renforcer sa puissance économico-financière qui lui octroierait davantage de contrôle sur les flux financiers liés aux oléoducs.
La stratégie de puissance de la Turquie est donc résolument orientée vers le long terme. Disposant d'alliés particulièrement influents, elle bénéficie d'un rapport du faible au fort avec l'Europe déjà asymétrique. Enfin, la place géographique et géostratégique de la Turquie en fait un acteur central et même un relais entre l'Europe et l'Orient. Si son adhésion à l'Union Européenne n'a rien de certain, la Turquie semble mettre, cependant, tout en œuvre afin de développer sa stratégie de puissance.
Jean-Christophe DEBARGE.
Ecole de Guerre Economique.