Les Etats-Unis entre choc et changement

L’ouvrage formé par ces dix essais, rassemblés et introduits par Guillaume Parmentier, prétend porter un éclairage sur les éléments de mutation et de permanence qui font les Etats-Unis d’aujourd’hui ; éléments que les Français notamment, peinent à distinguer et à analyser, du fait de leur histoire centralisatrice ou d’un regard modelé par leurs préoccupations nationales : « L’administration Bush est fréquemment perçue comme une aberration passagère… alors que beaucoup de ses décisions reflètent des mouvements profonds de l’opinion américaine, portés par des changements démographiques, économiques et politiques de fond […] Quel que soit le résultat des élections présidentielles de 2004, et sauf événement majeur, la division profonde de l’opinion américaine semble appelée à durer. L’Amérique en sera d’autant plus difficile à lire, et demandera donc une attention particulière. Il conviendra au premier chef d’éviter de confondre les événements épisodiques ou accidentels et les tendances de fond… Les analyses présentées ici permettent au lecteur de faire en ce domaine la part des choses entre les facteurs fondamentaux et ce qui ressortit à l’écume des jours ».I – Démographie, géographie, politique : les Etats-Unis, un pays divisé

L’affaiblissement des préjugés débute avec le regard porté par Sylvie Kauffmann sur Les Nouveaux Visages de l’Amérique, et avec ce constat : pour la première fois, avec l’élection en Californie du candidat républicain Arnold Schwarzenegger face au candidat démocrate d’origine hispanique, Cruz Bustamante, l’électorat latino a été divisé. Le vote d’une ethnie qui représente le tiers de la population californienne n’était pas acquis aux démocrates, malgré les mesures de régularisation et d’intégration adoptées par ces derniers en leur faveur : cet électorat ne s’est plus seulement comporté de façon monolithique, selon ses intérêts ethniques, mais aussi selon les mêmes critères que le reste de la population.
Ce symptôme de mutation interpelle, lorsque l’on sait qu’entre les deux recensements de 1990 et de 2000, plus d’un tiers de la croissance démographique des Etats Unis est provenue des populations immigrées (11 millions) et de leurs enfants. Les hispaniques en particulier, ont enregistré une augmentation de 60%, avec un taux de fertilité bien supérieur à celui des Américains de souche, blancs ou noirs ; et le tiers d’entre eux ont moins de 18 ans. Le Pew Hispanic Center prévoit qu’ils seront près de 60 millions en 2020, soit 18% de la population totale. Pourtant, ce qui constitue depuis juillet 2002 la plus importante minorité ethnique aux Etats-Unis n’a, pour principal facteur de cohésion, que la langue : le terme « latino » n’existe qu’en opposition aux autres Nord Américains, et n’a de sens qu’aux Etats Unis, tant est grande son hétérogénéité. Alors que les identités noire ou juives ont été forgées par des événements historiques précis, les latinos sont arrivés par vagues successives, et se construisent par un processus flou et dynamique bien plus que par une identité permanente. Ils bénéficient de plus d’une assimilation croissante, en termes d’éducation, de mariages interraciaux, et du sentiment très peu développé d’être victimes de discriminations, malgré des difficultés d’intégration et une pauvreté persistantes.
Il faut aussi relever l’importance des minorités noires et asiatiques. Une donnée du recensement de 2000 est ici explicite : « près d’un américain sur cinq parle une autre langue que l’anglais à la maison… Dix ans plus tôt, cette proportion était de un sur sept. »

Cette mutation démographique est concomitante à une mutation géographique.
Les migrations internes tendent à dessiner trois Amériques : l’Amérique du Melting Pot (Californie, New York, New Jersey, Illinois), dont partent successivement les Américains de souche, et qui se repeuplent continuellement grâce à l’immigration et à ses forts taux de natalité ; l’Amérique de la New Sunbelt, où les immigrés arrivent directement, et surtout indirectement, après une première étape dans l’un des Etats du Melting Pot ; et l’Amérique du Heartland, profonde, qui continue de perdre une partie de ses habitants, et voit arriver des immigrés ayant un degré d’éducation plus élevé que les autres.
L’échiquier électoral valide cette distinction, puisqu’en novembre 2000, l’Amérique du Melting Pot, et quelques Etats de le New Sunbelt étaient acquis au vote démocrate, alors que l’Amérique profonde ainsi que la majorité des Etats de la New Sunbelt se sont placés dans le camp républicain : la ligne de partage est très claire entre les démocrates sur les zones côtières, et les républicains à l’intérieur.

Le référendum californien pourrait donc être annonciateur d’une nouvelle donne électorale, remettant en cause les ancrages électoraux traditionnels, qu’ils soient ethniques ou géographiques. Ceci sera lourd de conséquences sociologiques, économiques et politiques.
Lorsque Charles E. Cook se demande : L’avenir est-il républicain ? , il souligne également que l’augmentation de la population dans les régions du Sud, des Etats montagneux de l’Ouest et du Sud Ouest va de pair avec la progression générale des républicains, puisque celle-ci s’opère aux dépens des populations du Nord Est et du Midwest, plus libérales et démocrates. Parallèlement, l’importance relative du vote des banlieues, où progressent les républicains, s’est accrue, alors que les démocrates l’emportent largement dans les villes et leurs proches banlieues, qui ne totalisent qu’un tiers des suffrages.
Toutes ces données reflètent un changement majeur : « Les questions sociales et culturelles, ainsi que la géographie, remplacent en effet de plus en plus souvent l’économie et le niveau de revenus comme élément déterminant des suffrages ».

Les estimations révèlent qu’en 2040, par le rôle primordial que continuera à jouer l’immigration, les Américains seront plus nombreux que les Européens. Cependant, cet élément de puissance s’inscrit dans le contexte d’un pays divisé, en deux parties à peu près égales, et d’une façon profonde, dans la plupart des domaines.

C’est en temps de crise –mais seulement en temps de crise ?- que la société américaine atteint le consensus nécessaire. C’est ce que montrent les solutions bipartisanes trouvées à l’issue de l’effondrement du paradigme de la nouvelle économie, avec l’éclatement de la bulle financière et le scandale Enron : d’abord avec la Loi Sarbanes-Oxley qui réforme les mécanismes de régulation des marchés financiers, analysée par Lionel Barber dans Après Enron : Une Révolution de Velours ; et ensuite face au problème du financement des campagnes électorales, avec la BCRA, Bipartisan Campaign Reform Act, analysée par Thomas E. Mann dans Argent et Politique : La Réforme de 2002.

Mais au niveau de la politique intérieure, si le contrôle des acteurs financiers a été établi dans un certain consensus, le débat reste vif quant aux relations entre les citoyens et le contrôle des pouvoirs publics, par exemple quant à La Protection de la Vie Privée à l’Ere du Numérique, problématisée par Jeffrey Rosen. Il part du constat que les faits quotidiens tels la lecture, l’écriture, les soins médicaux, les achats, les relations sexuelles, les conversations quotidiennes, sont observés, examinés, enregistrés, archivés, non seulement par des procureurs, mais aussi et peut-être surtout par des employeurs ou autres avides publicitaires ; et décortique les mécanismes techniques qui rendent ceci possible d’une part, et qui peuvent le faire échouer d’autre part (logiciels Kremlin, Freedom).
Cultiver la transparence, jusqu’à rendre invisible la distinction entre espace public et espace privé… Des citoyens manquent de volonté réelle de protéger leur espace privé, puisqu’un sondage publié par la Ministère américain de la Justice révèle qu’une majorité est satisfaite de l’équilibre entre sécurité et confidentialité dans le Patriot Act, adopté après le 11 septembre. C’est en réalité le pouvoir judiciaire, dont le passé et l’action activistes sont examinés par Vincent Michelot dans Du Judiciaire en Politique, qui représente le rempart, le point de résistance aux intrusions des pouvoirs politiques et plus spécialement, législatif. Les Américains qui protestent face aux restrictions de leurs libertés privées, avec la gauche libérale et démocrate et avec l’aile libertarienne de la droite, trouvent en ce pouvoir judiciaire la clef de voûte des libertés publiques –et ce malgré la nomination, par les présidents républicains, de juges réputés conservateurs.

Ce ne fut donc sans doute que pour peu de temps, celui de l’Amérique en guerre après le 11 septembre, que tous les clivages précédemment mis en lumière ont été masqués par une union fervente sous les auspices de la bannière étoilée.

II – Concurrence, Coopération, Compromis : les politiques économique et de défense américaines au sein des relations transatlantiques

Dans les années 1990, la Commission Européenne a étroitement coopéré avec les autorités américaines en matière de concurrence, afin de stimuler la compétition, d’empêcher la constitution de monopoles, et de sanctionner les politiques de cartel (ententes sur les prix, partages de marchés). En 2000, plus de 80 pays, représentant près de 80% de la production mondiale, possédaient des lois anti-concurrence essentiellement édictées dans les années 1990, et inspirées des lois américaines, notamment du Sherman Act de 1980.

Cependant, avec l’activisme d’un « Super Mario » (Monti), la Commission Européenne est devenue plus rigoureuse, notamment sur les contrôles d’accords institutionnels (fusions) susceptibles d’entraver la concurrence étrangère sur les marchés domestiques. Une rupture très forte s’est opérée en juillet 2001, lorsque la Direction Générale de la concurrence a fait obstruction au projet de fusion de deux entreprises américaines, General Electric et Honeywell, alors que sa validation par le département américain de la Justice n’avait été qu’une simple formalité. Cette démarcation radicale, perçue comme une décision purement politique, a été le signe fort d’une rupture transatlantique.
Car les principes de la législation antitrust américaine, issue de plus de 100 ans de jurisprudence, repose sur trois principes, qui sont les lignes directrices du Sherman Act tout comme des Merger Guidelines, publiées en 1982.
Le premier principe est que toute législation sur la concurrence a pour seul objectif le bien-être des consommateurs – et non la protection de petites entreprises ou le frein à l’émergence de grands groupes ; le deuxième, consécutivement, est de ne pas protéger les entreprises de leurs rivales ; le troisième, est qu’une libre concurrence est présumée profiter au consommateur, et que le renversement de cette présomption est à la charge du demandeur. Cela a réduit l’éventail des pratiques réprimées par un versement de dommages triples, voire par des peines d’emprisonnement. En Union Européenne en revanche, c’est plus l’atteinte à la concurrence qui est réprimée que l’atteinte au mécanisme de la concurrence : le consommateur n’est pas directement au centre du dispositif, mais des spéculations sur le long terme sont effectuées quant à l’éventualité d’une baisse de prix qui pousserait les concurrents à se retirer du marché, pour mener à une hausse successive des prix, sans prendre en compte l’éventualité d’une baisse des prix par les concurrents, ou de l’arrivée de nouveaux entrants. Cette définition d’une situation de préjudice économique pour le consommateur est loin de faire l’unanimité ; car la procédure témoigne de la tendance de la Commission à privilégier les entreprises, et non les consommateurs : la Direction de la Concurrence cumule les rôles d’enquêteur et de juge, alors que l’audience publique ne dure qu’une journée, ce qui réduit notamment les possibilités de contre-interrogatoire. Si elle fait valoir qu’elle n’a formulé que 18 avis négatifs sur plus de 2000 notifications de concentration, c’est aussi parce que les entreprises qui veulent faire appel auprès du Tribunal de Première Instance doivent patienter deux ans pour le moins ; peu de sociétés sont prêtes à attendre aussi longtemps, et les quelques recours enregistrés proviennent d’entreprises qui veulent par ce moyen exprimer leur colère, comme ce fut le cas de General Electric ; mais ces quelques décisions du TPI amènent à questionner la pertinence des analyses économiques réalisées par la Direction Générale de la Concurrence, exigeant notamment qu’elle fournisse « une analyse précise étayé par des preuves convaincantes » face à un manque de rigueur et à des hypothèses erronées. Toujours est-il, note David S. Evans dans Les Etats-Unis face à la Politique Européenne de la Concurrence, que « Bruxelles est devenue un refuge pour des entreprises qui cherchent à se prémunir de concurrents plus efficaces, plus rapides et plus novateurs », surtout lorsque la procédure de contrôle permet de condamner une entreprise avant même que la procédure légale d’appel soit arrivée à son terme. Des directeurs d’entreprises comme Jack Welsh s’emploient donc désormais à mettre le monde des affaires en garde face au péril que représentent les projets de transactions en Europe. Les échanges internationaux sont en effet susceptibles d’être freinés par ces profondes différences de vue entre deux systèmes de réglementation de la concurrence, peu claires et risquées pour les entreprises. Si l’auteur ajoute que ces ruptures proviennent moins de facteurs idéologiques – à savoir un antiaméricanisme européen- que de pratiques opaques et négligentes de l’économie, il ratifie en conclusion le bien fondé du projet déjà ancien d’opérer une harmonisation, une fusion, entre les deux systèmes de normes américain et européen.

Dans le domaine de la politique américaine de défense, l’article de David C. Gompert sur La transformation de l’appareil militaire américain, s’attache à démontrer que des perceptions européennes d’un quelconque impérialisme américain sont erronées : « Sans l’avoir véritablement voulu, les Etats Unis sont devenus les principaux responsables de la sécurité du monde. Ils utilisent en fait leur puissance –pas toujours avec habileté, peut-être- pour s’acquitter de cette responsabilité et pour se protéger, non pour assujettir les autres ou se charger des obligations liées à l’administration d’un empire. »
Afin de contrecarrer ces opinions préconçues, il explique le passage à une politique de défense « moins contenue » par le fait que la mondialisation et ses institutions internationales n’aient pas tenues leurs promesses et qu’elle aient laissé se détériorer la sécurité dans le monde, tout en mettant en péril la sécurité et la défense des Etats-Unis. Alors que leur suprématie matérielle et technologique écrasante leur permet d’user de la force sans besoin d’alliés, et d’obtenir face à n’importe quel ennemi des résultats décisifs en courant des risques acceptables, D. Gompert ajoute que les divisions du pays ne remettent pas en cause la volonté de la nation à sauvegarder ses intérêts et à prendre ses responsabilités en matière de sécurité. L’attachement au soft power incitait les Etats-Unis à un « multilatéralisme…activement recherché », notamment avec « l’intervention dans les Balkans [qui] devait parachever les combats pour une Europe entièrement libre et humaniste » ; mais cette confiance en la notion de multilatéralisme ne peut plus être d’actualité, et c’est pourquoi les Etats-Unis relèvent le défi de manière unilatérale, avec le renforcement des crédits et des capacités militaires après le 11 septembre. D. Gompert note cependant que cette politique, appliquée en Irak, « n’a trouvé que peu de soutien dans le monde », ce qui s’ajoute aux vulnérabilités des Etats-Unis en termes des limites de l’utilisation de la puissance militaire, du règlement des problèmes postérieurs à l’usage de la force, de la protection du territoire national, et des contraintes économiques américaines.
Les forces militaires ne répondent plus aujourd’hui à des menaces précises, mais sont équipées et entraînées pour mener à bien des missions d’ordre général. La mobilisation des capacités (capabilities based-defense) ou la mobilisation vers l’objectif recherché (effets based defense) exige l’existence d’un élément de menace, qui soit aussi capable de convaincre le Congrès, et l’opinion publique. Ce peuvent être les agresseurs régionaux (Etats voyous, sur les zones du Moyen et de l’Extrême Orient)), les acteurs non étatiques (terroristes), les Etats en grande difficulté, ou bien un rival majeur émergent et provocateur (Chine). Ici, c’est la révolution des technologies de l’information (réseaux de données notamment), dont les Etats-Unis sont leaders, qui permettra la coordination de forces dispersées, une moindre vulnérabilité, et une moindre dépendance (des bases navales et surtout terrestres). Ces avantages tactiques, opérationnels et stratégiques impliquent, au-delà de la suprématie, une réduction du nombre de victimes dans les deux camps, un abaissement du seuil d’intervention, une dépendance moindre vis-à-vis des alliés, et un coût moindre à long terme (réduction des personnels). Cependant, ils n’élimineront pas les tensions et critiques de la société internationale, alors qu’ils s’enlisent en Irak, qu’ils vont devoir engager des millions de soldats, et qu’un budget de 500 milliards de dollars annuels pour la sécurité nationale (incluant la défense du territoire) équivaut au déficit estimé du budget fédéral.
C’est pourquoi les Etats-Unis préfèreraient avoir « des partenaires compétents, les Européens en particulier, disposés à partager la charge que représente la sécurité au niveau international, et prêts à consacrer les sommes nécessaires à la modernisation de leurs forces ». Un obstacle majeur à cette coopération multilatérale est l’interopérabilité, puisque les Etats Unis se montrent peu transparents sur leurs avancées technologiques et leurs informations opérationnelles : « Pour dire les choses crûment, l’amélioration de leurs capacités est devenue un impératif pour les Etats unis, non la participation des forces alliées à leurs opérations militaires. Ainsi le retour à une interopérabilité dépend-il en premier lieu de la volonté de ces derniers à transformer leurs forces armées, et ensuite seulement de la volonté des Etats-Unis à accorder la priorité à la coopération avec des alliés déterminés à entreprendre une telle transformation ». David C. Gompert conclut toutefois qu’il est nécessaire de retrouver la coopération des alliés, en faisant un effort d’explication, d’écoute et de discours patients, ainsi que d’implication dans les schémas de réseau, les technologies et l’information opérationnelle (au sein de l’OTAN notamment), et de concevoir avec eux une réforme efficace des institutions multilatérales tout en s’en prenant aux racines de l’insécurité (pauvreté, maladie, corruption).

Après la Guerre Froide, les diverses tentatives d’établir une stratégie de sécurité nationale avaient pour point de départ commun la suprématie mondiale des Etats-Unis. Le DPG, Defense Policy Guidance de 1992, souhaitait à partir de là empêcher l’émergence d’une superpuissance rivale et réduire toutes les source d’instabilité menaçant la stabilité internationale. Après avoir présenté les positions des divers courants de pensée (réaliste, néo isolationniste, libéraux démocrates internationalistes, néo conservatrice) et les nombreuses interventions (Corée, Taïwan, Proche Orient, Somalie, Haïti, Panama, Kosovo-Balkans) menées sous l’administration Clinton malgré l’absence d’une vision stratégique clairement affirmée et la priorité donnée aux affaires intérieures (excepté un projet de loi sur les dispositifs anti-missiles), Gary J. Schmitt analyse la fin de la « pause stratégique » avec La Stratégie de Sécurité Nationale de l’Administration Bush. Le nouveau président n’avait pas d’expérience dans les domaines de la défense et de la politique étrangère, et s’entoura de ministres plus susceptibles d’avoir une vision stratégique précise (Rumsfeld, Powell, Cheney, Wolfowitz).
Le premier événement majeur fut celui du 11 septembre en tant que tel, suivi par l’invasion de l’Afghanistan afin de détruire une des bases d’Al-Qaida, parmi celles présentes dans tous les Etats faibles ou défaillants du monde musulman.
Le deuxième événement fut l’attaque à l’anthrax d’octobre 2001, avec la peur et le sentiment de vulnérabilité qu’elle a pu renforcer. Le troisième fut l’ensemble de révélations selon lesquelles les réseaux terroristes ne se contentaient pas d’attaques conventionnelles, mais cherchaient aussi à développer et utiliser des armes de destruction massive. Des vulnérabilités avaient été dévoilées dès 1999 par la Commission Hart-Rudman sur la sécurité nationale au XXI° siècle, notamment avec la mise en commun par des pays autres que la Chine et la Russie de technologies d’armements et, plus précisément, de missiles balistiques. Les remèdes envisagés étaient plutôt une action à la source des problèmes, à savoir le remplacement de despotes par des systèmes démocratiques. En effet, les 19 musulmans qui détournèrent les trois avions avaient pour seul point commun non pas la misère, mais le ressentiment, issu des réalités de régimes défaillants ou faillis.
En septembre 2002, l’exposé formel et complet de la « Stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis d’Amérique » est le plus grand changement stratégique intervenu depuis le début de la Guerre Froide, et qui repose sur trois charges majeures : la défense de la paix, le maintien de la paix, et l’extension de la paix. La défense de la paix face aux menaces en présence requiert des interventions militaires, au-delà des seules méthodes dissuasives. Le maintien de la paix veut assurer une armée forte, sans que cela implique toutefois la méfiance des autres grandes puissances, puisque celles-ci sont toutes des démocraties partageant des valeurs communes et fondamentales, qui auraient intérêt à générer un « équilibre des pouvoirs favorable à la liberté de l’humanité ». L’extension de la paix passe par cet équilibre et par la diffusion de principes démocratiques (surtout dans le Proche Orient islamique).
Selon l’analyse proposée par l’auteur, cette stratégie ne répond d’abord à aucune volonté impérialiste : suprématie ne signifie pas monopole d’autorité directe pour transformer les populations et dirigeants étrangers en serviteurs zélés de la politique américaine ; l’usage de la puissance est limité dans le temps, et s’appuie essentiellement sur la volonté de diffuser des principes de liberté. Ensuite, cette stratégie « n’est pas un hymne à la gloire de l’unilatéralisme américain, [mais] souligne la coopération entre alliés et avec les autres grandes puissances », même si les Etats Unis ne peuvent hésiter à agir seuls pour se défendre, et s’ils préfèrent les structures multilatérales traditionnelles aux institutions globalistes peu efficaces -puisque fonctionnant sur le principe du plus petit dénominateur commun. De plus, cette stratégie n’a pas pour pivot essentiel le principe d’action préventive, lequel est « beaucoup plus nuancé que certains critiques ne veulent l’admettre (…), fondé sur une appréciation réaliste des régimes… » et de toute façon utilisé en dernier recours. Enfin, la Stratégie de sécurité nationale n’est pas un mode d’emploi standard, mais énonce seulement des principes généraux visant à inspirer des politiques spécifiques, à la lumière des situations particulières (traitement différent, par exemple, de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du nord qui font tous partie de « l’Axe du mal »).
Les obstacles à la mise en œuvre de cette stratégie sont tout d’abord le manque de ressources de l’armée américaine (nécessités gigantesques en effectifs, munitions, ou frais de démantèlements stratégiques) et l’augmentation du budget de la défense, dont la part est toutefois susceptible de progresser puisqu’il n’atteint « que » 3,5% du PIB. L’auteur souligne ici que les Etats-Unis sont par ailleurs le premier donateur bilatéral du monde, avec 30 milliards de dollars en fonds privés qui quittent chaque année les Etats-Unis vers les pays en voie de développement, mais sans en préciser les intentions ni le pourcentage que cela représente par rapport au PIB.
Un autre obstacle est la « piètre performance » des agences de renseignement, qui ne peut être entièrement compensée par les avancées quantitatives et qualitatives des systèmes technologiques : terroristes et Etats voyous savent déjouer les capacités d’écoute et de photographie spatiale, et filtrer les traces révélatrices de leurs processus d’élaboration d’armes chimiques et biologiques. De plus, la collecte des renseignements est difficile, puisque la CIA continue à utiliser la couverture diplomatique des ambassades, dans un contexte qui n’est plus celui de la Guerre Froide. L’espionnage sans couverture officielle est coûteux, exigeant à mettre en place, et dangereux. Le renseignement technologique permet quant à lui d’accumuler des données, mais pas nécessairement du renseignement « solide », et le développement des systèmes de surveillance par satellite, coûteux lui aussi, rend moins probable l’utilisation de systèmes de détection plus petits qui seraient précieux pour obtenir le type de renseignement recherché. Enfin, il est très difficile de rassembler des informations assez convaincantes pour justifier une action préventive face à des programmes d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires en cours ; et cela ne devient possible que lorsque le stade d’avancement rend l’action très risquée, notamment en termes de dommages collatéraux, ou d’éventuelles représailles.

En somme, la stratégie de sécurité nationale peut paraître provocante, surtout envers les Européens qui y voient un changement profond dans le droit des nations, sans que les Etats-Unis aient pris le temps d’explication et de persuasion nécessaires ; et qui sont aussi inquiets des menaces identifiées que de l’exercice de la puissance américaine. Or, sans l’existence d’un consensus préalable (exemple du Kosovo), les Nations Unies ne sont d’aucune utilité pour résoudre une crise, et les Etats-Unis cherchent plutôt à faire admettre que le droit international et la légitimité qui en découle, ne peut se limiter aux Nations Unies et à des traités, mais qu’il est traditionnellement institué par les puissances civilisées du monde.
Malgré les obstacles, l’auteur rappelle toutefois que les Etats-Unis ont deux cartes maîtresses : une puissance américaine inégalée, et une vision stratégique où les américains se sentent historiquement en terrain connu, à savoir la protection et la promotion du libéralisme occidental.

Ce n’est qu’avec le dernier essai que Charles A. Kupchan ose mettre La légitimité de la puissance américaine en question. Unique superpuissance mondiale certes, mais qui pourraient précipiter leur chute en ayant mis en péril leur atout le plus précieux qu’est leur légitimité internationale, les Etats-Unis ont choisi l’unilatéralisme et le conflit en entrant dans une impasse diplomatique (Kyoto, Traité sur les missiles anti-balistiques, CPI, Irak), en inspirant aux autres nations plus de ressentiment que de respect, et en fragilisant donc durablement la trame même de la communauté internationale.
Fers de lance de l’ONU, de Bretton Woods, de l’OTAN ou du FMI qui, fruit d’un compromis, ont créé la cohésion de la relation transatlantique et servi de base au système international, les Etats-Unis ont risqué un retour à la logique des rapports de force, et la destruction des infrastructures institutionnelles. Les nations européennes ont reproduit entre elles des tactiques de confrontation similaires, faisant ainsi grimper de façon spectaculaire le coût politique de la guerre en Irak ; et si l’Union Européenne ne fait certainement pas contrepoids aux Etats-Unis sur le plan militaire, les rapports de force diplomatiques et économiques peuvent avoir une importance géopolitique majeure (par exemple, désormais, sur la viabilité de l’OTAN). De même en Extrême Orient, le sentiment anti-américain s’est très nettement accru (Corée du sud où les forces ont du être redéployées hors de Séoul, Japon avec un nouveau type de nationalisme modéré dans la jeune génération), sans parler des pays en voie de développement (Amérique du sud, soutien du Cameroun et de la Guinée apporté à la position française au Conseil de Sécurité des Nations Unies). Il est urgent d’améliorer les relations atlantiques avant qu’elles ne soient ruinées par des années d’acrimonie.
Car le coût d’une absence d’alliés serait très élevé pour la suprématie américaine. La difficulté d’instaurer une stabilité politique et économique dans le monde islamique, comme cela se voit en Afghanistan et en Irak (libéralisation politique, perspectives économiques, tolérance religieuse, enseignement laïc) en est une preuve patente ; parallèlement, l’Europe a besoin des Etats-Unis pour préserver la paix et les nouvelles démocraties (Balkans), alors qu’elle se consacre entièrement à son intégration et à son élargissement propres. Nuisible aux deux pôles, leur rivalité met également en péril toute l’architecture des institutions mondiales, qui pourraient de plus cristalliser les tensions au lieu de résoudre les problèmes collectifs.
Cela est par ailleurs inquiétant sur le plan économique, puisque l’Amérique et l’Europe représentent plus de la moitié de la production mondiale, et que la stabilité de l’économie internationale est très dépendante de leur coopération réciproque (les appels à un boycott, même s’ils ont été peu appliqués, sont en soi alarmants). Alors que l’euro est devenu la deuxième monnaie de réserve, les politiques du Trésor américain et de la BCE seront de plus en plus amenées à se coordonner ; et les Etats-Unis, entre autres avec le coût de la reconstruction en Irak, voient considérablement augmenter son déficit budgétaire, et leur dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers : « la volatilité des taux de change, en particulier une forte chute de la valeur du dollar, pourrait avoir des effets dévastateurs sur l’économie ». La bataille pour une libéralisation complète des échanges, ajoute l’auteur, nécessite une coopération transatlantique, afin d’éviter des échecs comme celui de Cancun, face aux pressions des pays en développement.

La tentation de l’isolationnisme se fait plus forte, en raison de la menace terroriste qui incite à moins s’exposer à l’étranger d’abord ; en raison du sentiment antiaméricain qui grandit dans le monde et pourrait susciter une réaction de repli ensuite ; en raison des clivages ethnico-géographico-politiques enfin et surtout, qui rendent de plus en plus difficile l’élaboration et le soutien d’une politique étrangère centriste, modérée et bipartisane (fortes dissensions régionales et politiques). Or, il serait désastreux que les Etats-Unis se retirent de la scène mondiale alors qu’aucune autre nation n’est à même d’assurer un leadership mondial. L’initiative de réconciliation doit venir des Etats-Unis par une stratégie de retenue bien plus que de supériorité et d’hostilité envers les institutions internationales, lesquelles réduisent certes le pouvoir américain ; mais c’est pour cette même raison qu’elles sont indispensables à la stabilité internationale. « Quand Washington agit comme bon lui semble », conclut Charles Kupchan, « le monde entier perd tout intérêt à contribuer au fonctionnement su système international ». S’ils veulent avoir les alliances nécessaires et assurer une stabilité mondiale, il est temps que les Etats-Unis s’assurent que les autres nations aient de nouveau à gagner de la coopération internationale.

CI

Guillaume Parmentier, Les Etats-Unis aujourd’hui, Choc et Changement, Odile Jacob, mai 2004