La puissance industrielle française et la réalité de l’échiquier géoéconomique
Les Français découvrent à nouveau le sentiment d’insécurité, avec une petite variante cette fois, c’est un sentiment d’insécurité sociale. Les vendeurs d’angoisse font leurs choux gras sur la misère humaine engendrée par les délocalisations et l’on pleure à grosses gouttes sur l’autel des sacrifiés de la mondialisation. Le malaise des salariés vient accompagner la thèse à la mode du déclin de la France et les raccourcis étant le point fort de certains analystes, on lit vite que notre pays doit faire face à un mouvement de désindustrialisation massif. Les élucubrations des uns et des autres ont cependant l’avantage d’engager un débat sur l’état de la puissance industrielle française.L’industrie et les services qui y sont liés représentent encore 40% de la richesse nationale. N’en déplaise à ceux qui voudraient faire de l’hexagone un grand hub de services, le secteur secondaire participe grandement au rayonnement international du pays. L’Oréal, Saint-Gobain, Areva, Veolia, Air-France, Danone, Air Liquide sont chacun des champions du monde dans leurs secteurs. Ils sont les fleurons d’une puissance industrielle dont la solidité s’établit également sur le dynamisme des PME. Il est bon de rappeler que la force et la vitalité de l’industrie d’une nation sont les moteurs de sa puissance militaire et économique. Et c’est bien de la subordination militaire et de la dépendance économique que naît l’assujettissement politique. Les décisions prises chaque jour au sein des institutions internationales montrent que choisir sa destinée n’est pas à la portée de toute nation. Le Japon a, par exemple, vu son pouvoir et sa capacité de négociation considérablement augmenter au sein du FMI lorsqu’il s’est doté d’une impressionnante force exportatrice dans les années 1980. C’est en prenant en compte les évolutions pesant sur les entreprises que l’on pourra déterminer la stratégie optimale pour l’accroissement de la puissance française.
L’UE, L’ASEAN, L’ALENA sont autant de zones économiques ayant favorisé la liberté de mouvement des capitaux, l’augmentation du poids des multinationales et la division internationale du travail. Les pôles d’activité économique sont à présent organisés en réseau : on développe, on fabrique et on vend des produits aux quatre coins du globe. Il y a alors mise en concurrence de chaque facteur de production à l’échelle mondiale et cette situation a pour conséquence la délocalisation d’établissements alors même qu’ils étaient rentables. Faut-il pour autant faire de ce phénomène un mal absolu ? Rappelons tout d’abord que dans un marché ouvert, une entreprise rentable n’est pas obligatoirement une entreprise concurrentielle. Dans la guerre économique, la France a non seulement besoin d’entreprises rentables mais également ultra compétitives et positionnées habilement sur l’échiquier géoéconomique. Or un autre grand facteur dans le choix du lieu d’implantation d’une activité est la conquête des marchés émergeants. Il est impératif pour un pays comme le nôtre d’être beaucoup plus actif vers les pays ayant une démographie dynamique et des besoins immenses. La Chine et l’Inde en sont bien sûr les exemples flagrants.
En effet, même si notre industrie dispose de bonnes positions en Chine en ce qui concerne le nucléaire ou l’aéronautique, nos exportations vers ce pays sont cinq fois inférieures à celles de l’Allemagne, quatorze fois à celles de la Corée et dix-huit fois à celles du Japon ! Les Etats-Unis, le Royaume Uni et le Japon sont les pays qui investissent le plus à l’étranger dans les buts corrélés de conquête de marché et d’accroissement d’influence. Mais au lieu de dénoncer ce phénomène comme la néo-colonisation des pays pauvres, certains devraient voir la situation d’un point de vue réaliste : La France et L’UE ne peuvent et ne doivent pas s’exclure de ce jeu où la défaite signifierait à terme la perte de toute indépendance politique. Certains présentent également les délocalisations comme le reflet d’une tendance à la désindustrialisation française. Cette affirmation ne résiste heureusement pas à l’analyse. La valeur ajoutée en volume des industries manufacturées augmente de 2,1% par an depuis 1990 selon les chiffres de l’INSEE. La tendance est donc contraire à la perception du moment, nous sommes bien en phase de croissance industrielle. La confusion est due au fait que la part de l’emploi industriel, elle, ne cesse de diminuer. Mais cette baisse est plus la conséquence de l’augmentation de la productivité et donc de l’effort des salariés français que des délocalisations. Mais réfuter la désindustrialisation ne signifie pas faire preuve d’un trop grand optimisme. En effet, la compétitivité des entreprises françaises se dégrade. Selon la DATAR, la diminution du dollar est responsable d’une baisse des coûts unitaires américains de 11% en 2002 rapportés aux coûts français en glissement annuel, d’où la tentation de nombre d’entreprises de produire en zone dollar.
De plus, on constate une diminution de la part des produits industriels à l’exportation et une perte de marchés en Asie et en zone Euro. Nous devons aussi impérativement réagir à une dépendance beaucoup trop importante au capital d’origine étrangère. Il est certain que cet afflux de capitaux signifie une forte attractivité de notre territoire mais il est accompagné par la grande difficulté à mobiliser une épargne nationale, tournée essentiellement vers l’immobilier. Toujours selon la DATAR, au 1er janvier 2001, plus d’une entreprise française sur sept était sous contrôle étranger. Les principaux investisseurs en France sont les fonds de pension et les sociétés d’assurances des Etats-Unis, des Pays-Bas, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Les investissements étrangers ne sont pas un mal en soi à condition d’avoir également une part importante d’auto- financement. Or les entreprises françaises sont aujourd’hui sous-capitalisées. On peut enfin dire que l’avenir ne sourira pas à un pays qui ne bouleversera pas son système de recherche et développement encore trop concentré sur les secteurs traditionnels (mécanique, électricité, transport) alors que la domination américaine et japonaise est sans contrepoids dans les technologies de l’information, les télécommunications, les biotechnologies et les nanotechnologies.
L’Etat doit incontestablement jouer un rôle dans la stratégie globale visant l’accroissement de la puissance industrielle française. Notons sur ce point que les pays prêchant les sermons ultra-libéraux à l’étranger n’appliquent pas leur propre doctrine sur leur territoire ! C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, une loi a été votée interdisant au service public de traiter avec des prestataires qui délocalisent. L’administration ne peut donc plus confier l’exécution de projets commandés par le gouvernement à une entreprise américaine qui sous-traiterait cette tâche à l’étranger. C’est un comble de voir que l’Union Européenne qui représente le marché le plus ouvert du monde pour ses concurrents ne soit pas capable d’établir une coopération stratégique entre Industries et Etats. Les pratiques adverses sont riches en exemples qui doivent nous faire réagir à commencer par le complexe militaro-industriel américain, la politique des champions nationaux de la Chine ou les liens entre Etat et entreprises dans les manoeuvres japonaises. Il nous faut impérativement relever les défis lancés par ces nations passées maîtres dans le positionnement stratégique sur l’échiquier géoéconomique. L’enjeu n’est autre que l’importance du rôle joué par les citoyens de France et d’Europe dans le monde à venir.
BM