La bataille des normes ou la force du « soft power »

Nous connaissons tous le concept du duel : deux adversaires, souvent deux ennemis (!), se font face, armés pour tuer (chacun saura ici puiser dans ses souvenirs cinématographiques pour en trouver une illustration frappante). Au signal ou à leur seule initiative, ils s’affrontent jusqu’à ce que la mort les sépare ou que le plus faible se soumette explicitement à son vainqueur. Transposé dans le monde économique, l’affrontement direct est tout aussi simple à comprendre, même si le face à face (duopole) est rarement la règle, quoique… Pepsi/Coca (duel fratricide) ou Airbus/Boeing (duel à boulets franchement écarlates)…L’image du duel convient parfaitement à la vocation monopolistique d’une firme : à la mêlée confuse où les coups viennent de toutes parts, l’entreprise préfère l’affrontement à « un contre un », où même David peut terrasser Goliath, non par sa seule force de frappe mais grâce à l’intelligence. Rappelons-nous également, plus proche de nous, le mythique duel judiciaire qui opposa en 1547 François de Vivonne de La Châtaigneraie à Guy Chabot de Jarnac : il tourna à l’avantage de ce dernier dont « le coup fut trouvé habile et fort loyal ». Malheureusement, l’usage retint sa dimension peu chevaleresque : le Littré le définit même comme un « coup porté en traître ». Pas plus que la concurrence, le duel n’est l’opposition de deux habiletés mécaniques : il est davantage celui de deux intelligences, c’est-à-dire d’une combinaison d’informations et d’actions ; bref, c’est une « info-guerre »…

Poursuivons notre survol historique du duel : de guerrier et sanglant, il passe à un statut toujours plus policé, jusqu’à être finalement interdit (relisons Cinq-Mars de Vigny). Il devint donc sport de combat : escrime, boxe et autres arts martiaux asiatiques en transmettent l’esprit. Règlements et protections l’ont fait passer de la condition de la survie au spectacle largement apprécié. En codifiant les échanges, en interdisant tel ou tel coup, en introduisant catégories de poids, limites de durée, modalités de repêchage, les chanceux et les moins physiquement dominants ont amélioré leur pourcentage de chance de l’emporter… On observe même parfois que l’hégémonie d’un sportif conduira au changement des réglementations pour donner une chance aux autres (pensons à la FIFA...) C’est ainsi que les Gracie (notamment Royce et Rorion) ont révolutionné le combat dit libre (« free fight ») quand le jeune Royce terrassa des colosses avec son ju-jitsu brésilien, lors de plusieurs rencontres et en quelques minutes (lors des premiers UFC). Il finit par perdre la « bataille des normes », les nouvelles règles limitant l’efficacité de son style de combat.

Le parallèle avec la concurrence économique doit être devenu clair à présent et chacun sait comment au cours du temps lois et règlements sont venus encadrer ou restreindre les échanges commerciaux locaux et internationaux. Les débats et enjeux autour de l’OMC nous montrent à quel point ils peuvent être une arme puissante, proche des coups autorisés ou interdits des duels et de leur moderne avatar les sports de combats (la boucle est bouclée quand on sait l’inspiration que les entreprises japonaises ont puisée dans leur littérature martiale traditionnelle).

On comprend bien que l’intention n’est pas tant d’être le plus fort que d’empêcher les autres de le devenir, en leur imposant le carcan de normes faites contre eux. C’est comme si dans un duel on imposait à son adversaire gaucher une arme qui ne tînt que dans la main d’un droitier, ou qu’on lui fît mettre les deux pieds dans la même chaussure ou qu’on lui attachât une main dans le dos, ou un boulet au pied, ou encore un foulard sur les yeux ! Les footballeurs le savent (les bonnes équipes du moins) : on joue mieux à domicile, devant son public.

Le propos général de la bataille des normes est justement d’amener l’autre (entreprise et même pays concurrent) à lutter avec nos règles, nos armes, nos techniques, nos forces : le simple fait de s’y adapter rend déjà moins concurrentiel. Les spécialistes penseront ici au passage infructueux d’Akebono du sumo (premier Yokozuna non japonais) au K1 où il se fit corriger sévèrement ou aux combats de gladiateurs où les différences d’équipement biaisaient bien des face-à-face.

Le cadre général étant posé et situé dans son contexte polémologique, voyons à présent sur quels champs se déroule cette bataille dure malgré son nom (soft power). Toute entreprise s’inscrit dans un réseau de processus alimenté par l’argent (des clients, des actionnaires ou emprunté) qui rentre. Pour la commodité du raisonnement, je propose de disséquer l’entreprise en 5 processus :

1. Conception du produit ou service
2. Fabrication
3. Vente, mise sur le marché
4. Comptabilisation
5. Croissance (externe, licences, investissements, etc.)

Chaque étape peut faire l’objet de luttes, de coups bas, de normes, en un mot d’obstacles qui viendront diminuer la compétitivité des concurrents, dont on peut proposer quelques indications par champ :

1. conception du produit ou service (normes de fait)
 Brevets (Cf. carte à puce)
 Logiciels (Cf. Windows)
 Normes sanitaires : ex Food & Drug Administration
 Propriété intellectuelle : ex. les noms de domaine

2. fabrication
 Normes internationales : ISO, CEI, UIT, JTC1
 Normes européennes : CEN (Comité européen de normalisation), CENELEC (Comité européen de normalisation pour l’électrotechnique) et ETSI (Institut européen des normes de télécommunication)
 Normes nationales ex. AFNOR pour la France

3. vente, mise sur le marché
 OMC
 Droit des contrats

4. comptabilisation
IASB=>IFRS=>IAS=> Directive Européenne=> CRC/Code du commerce
FASB => US GAAP

5. croissance (externe, licences, investissements, etc.)
 Agences de notation : AM Best, Fitch Ibca, Moody’s, S&P
 Benchmarks et indice : MSCI, FTSE, Dow (Stoxx), etc.

Or, dans tous ces domaines, les Anglo-saxons ont pris une longueur d’avance appréciable. Autant dire que si la bataille des normes a bel et bien commencé, on attend impatiemment que la France et l’Europe contre-attaquent…

XB