Depuis plus ou moins longtemps selon leur clairvoyance ou, plus généralement, selon leur sens des opportunités, la plupart de nos décideurs politiques se sont emparés de cette expression : l’Europe-puissance. L’objet de cet article n’est pas une interrogation ontologique sur la notion de puissance. D’autres s’en sont chargés, parfois avec talent.Le lecteur nous pardonnera en conséquence de retenir de la puissance cette simple définition, nécessairement imparfaite et incomplète, inspirée notamment des travaux de Dominique David (IFRI). Être une puissance, c’est avoir les moyens et la volonté d’imposer sa stratégie et sa vision du monde. Ceci suppose par conséquent que l’on dispose de trois facteurs indispensables :
- Une vision du monde et une perception de ses enjeux ;
- Une volonté d’action ;
- Des moyens d’agir.
Pendant quarante ans, deux puissances se sont affrontées sur la scène mondiale (et notamment en Europe). Chacune étant animée d’une vision du monde profondément marquée par un antagonisme idéologique fondamental, elles ont mis en œuvre des moyens considérables au service d’une constante volonté d’action, parfois au prix de crises majeures.
Depuis quinze ans, la puissance est le monopole d’un seul État. Seul, il dispose à la fois des outils nécessaires à son acquisition, d’un objectif global et de la volonté de l’atteindre. Peu contrariée, cette puissance s’exprime comme un gaz : elle a tendance à occuper tout l’espace qui lui est offert. Nous ne reviendrons pas ici sur les ratés, excès et dérives qu’occasionne l’hyperpuissance dans l’exercice de sa domination stratégique. Ce ne sont finalement que les impedimenta d’une force qui ne rencontre aucune opposition. Les États-Unis rencontrent certes une opposition frontale et brutale, celle du terrorisme que l’on qualifiera, pour faire vite, d’islamiste. Cet ennemi n’affronte finalement que l’adversaire (et ses alliés de circonstance) susceptible de s’opposer à sa propre vision. Toute expression de puissance a vocation à susciter ce type de réactions qui, si elles sont aujourd’hui portées à un certain paroxysme par le double levier des médias et du progrès technologique, ne sont finalement pas une grande nouveauté.
Sortir du débat asymétrique
Le danger, en revanche, réside dans cet établissement d’une dialectique sans échappatoire entre le discours nihiliste du terrorisme international et le messianisme politique, économique et culturel d’un État qui se place en porte-étendard d’un camp de la liberté dont il détermine seul la frontière. Chacun comprendra que l’issue d’un tel affrontement ne se trouve pas dans l’anéantissement d’un des deux protagonistes mais bien entendu dans l’émergence d’une alternative stratégique, porteuse d’une autre vision du monde et portée par un ou des États susceptibles d’en assumer la responsabilité.
D’où viendra cette voix ? L’auteur de ces lignes étant tout sauf un doux rêveur, que le lecteur n’attende pas ici un discours bien-pensant et passe-partout sur le rôle premier de la société civile mondiale. Les grands équilibres stratégiques, leur maintien et leurs ruptures, sont l’affaire des États. Que des acteurs infra et trans-étatiques jouent un rôle grandissant est une évidence, mais ils ne sont que des forces d’appoint ou de contestation ; des pions stratégiques et jamais des pièces maîtresses sur l’échiquier géopolitique et géoéconomique mondial. « When the going gets tough, the tough get going » : au-delà des individus, la devise des Kennedy s’applique aussi aux organisations. Dans un contexte complexe et difficile, la tendance naturelle de tous est de se retourner vers l’organisation sociale légitime par sa construction et son histoire, l’État.
Quel sera cet État (ou ce groupe d’États) susceptible d’apporter la contradiction dans ce dialogue asymétrique suicidaire ? De l’avis de la plupart des analystes, deux candidats se présentent aux suffrages de l’Histoire : la Chine et l’Europe. Assise sur un marché intérieur gigantesque, marchant au rythme d’une croissance économique impressionnante depuis une dizaine d’années, animée d’une forte volonté de retrouver un rôle stratégique régional et mondial de premier plan, la Chine dispose assurément des moyens d’assumer ce rôle d’ici quelques années. Nous opposerons simplement à ce postulat que la vision du monde qu’est susceptible de porter la Chine reste encore floue et largement conditionnée par son aptitude à lutter contre les forces centrifuges qui ne manqueront pas de se manifester en son sein, et par la forme que prendra la transition de son modèle politique. Beaucoup d’inconnues par conséquent, et un délai certes court (dix, quinze ans ?), mais qu’il va falloir exploiter.
Reste donc l’Europe. Chacun a sur la construction européenne une opinion plus ou moins arrêtée et la campagne référendaire à venir sera certainement l’occasion de voir resurgir ce vieux clivage entre « Européens » et « souverainistes ». À l’aune des enjeux que nous allons devoir affronter, ces débats ne peuvent être qualifiés que d’un terme : puérils. L’Europe, en soit, n’est rien sans la volonté d’action des nations qui en sont à la fois le coeur et les membres. Ces mêmes nations européennes – qu’on le regrette n’y change rien – n’ont plus les moyens d’influer seules sur le cours du monde sans ce levier de puissance qu’est l’Europe. Encore faudrait-il que l’on se décide une bonne fois à répondre à ces deux questions :
- Comment faire agir ce levier ; en d’autres termes, quel discours, quels moyens, quelle stratégie pour cette Europe ?
- Qui prendra ce levier en mains ; faut-il attendre qu’une unanimité aussi féconde que miraculeuse se manifeste entre les 25 (27, 30) États-membres ou faudra t-il que certains assument enfin leurs responsabilités devant l’Histoire ?
La réponse à cette seconde interrogation est fondamentale. Depuis cinquante ans et l’échec de la CED, les nations européennes se cachent frileusement derrière le petit doigt du mode de décision communautaire pour échapper à leurs responsabilités. Vote à la majorité, à la majorité qualifiée, à l’unanimité ? Une grande stratégie ne se définit pas dans l’arrière-boutique d’un apothicaire. On aura beau écrire et décider ce que l’on veut, Malte ou le Danemark n’auront jamais le poids de la France et de l’Allemagne dans la détermination des enjeux et la conduite de l’action de l’Europe. La France et l’Allemagne, c’est à la fois l’Europe continentale et maritime, catholique et protestante, saxonne et latine, industrielle et agricole, culturelle et marchande. Comment ne pas voir que ces deux nations, unies par une longue histoire de conflits sanglants et d’alliances, d’échanges et de ruptures, sont seules à même de se saisir de ce levier et de dessiner enfin les contours de cette puissance européenne ? En se concentrant sur ces modalités institutionnelles et techniques, nos responsables se cantonnent (volontairement ?) à des considérations tactiques, pour ne pas dire à de la petite cuisine, se refusant à porter le regard sur ce qui est essentiel : que voulons-nous dire et faire, comment allons-nous le faire, avec qui et quoi, contre qui et quoi, malgré qui et quoi ?
Essayons donc, succinctement et de façon nécessairement imparfaite, de proposer quelques réponses à ces questions qui, si nous ne nous les posons pas aujourd’hui, nous seront formulées par les générations suivantes comme un réquisitoire : pourquoi n’avez-vous rien dit, rien fait ?
La nécessité d’une grande stratégie européenne
Que voulons-nous dire ? Le discours est l’élément de base de toute grande stratégie. Le chef (celui qui détermine et dit cette stratégie) est un marchand d’espérance. L’espérance dont sera porteuse une Europe-puissance ne saurait se contenter d’un discours multilatéraliste s’en remettant de façon systématique au Conseil de Sécurité de Nations Unies. La puissance se mesure également à la capacité à assumer ses responsabilités sans s’abriter sous le confortable parapluie des institutions internationales. L’Europe doit formuler un discours clair porteur d’un modèle de société qui ne soit pas la version édulcorée du modèle américain mais le fruit de notre histoire et la traduction de ce que veulent réellement les Européens. Ceci impose de faire de vrais choix et de les assumer.
Prenons un exemple. Face à la volonté américaine d’imposer le principe de la culture des OGM, la position européenne est extrêmement ambiguë. Il n’y a pourtant pas à tergiverser. Soit nous acceptons de suivre ce modèle et nous développons une industrie semencière capable de résister aux géants américains sur le marché mondial. Soit nous le refusons et nous sommes capables de proposer aux pays en développement des solutions alternatives pour leur éviter de tomber sous la domination totale de ces mêmes géants. Une puissance agricole comme la France devrait comprendre cela. Au lieu de ceci, nous allons de moratoires en décisions timides (l’étiquetage de certains produits contenant des OGM) qui donnent surtout l’impression que nos décideurs, faute d’être capables d’un choix stratégique, ont choisi de sauver leur peau en « informant » le consommateur. Le principe de précaution a une fois de plus bon dos. De tels exemples peuvent être multipliés tant dans le domaine de l’agroalimentaire que dans ceux des transports, de l’énergie, des « produits culturels » ou encore de notre conception des libertés individuelles.
Que voulons-nous faire ? L’Europe est en train de se transformer en réserve touristique à l’abri des frontières de Schengen. Est-ce bien là l’Europe que nous voulons ? Avant de nous demander ce que le monde attend de l’Europe (question certes importante mais paralysante tant la réponse est multiple), construisons l’Europe que nous voulons et dont nous, Européens, avons besoin. Force est de constater que les réalisations européennes qui s’inscrivent dans une réelle volonté de puissance ne trouvent que rarement leur origine dans les arcanes institutionnels communautaires, mais plus souvent dans les choix politiques de tel ou tel État-membre ou dans les décisions stratégiques de certains grands groupes industriels.
Nous prendrons deux exemples assez significatifs. Pour que l’Europe se décide à protéger ses côtes des dangers des marées noires et autres dégazages, il a fallu que la France et l’Espagne prennent leurs responsabilités et imposent de nouvelles règles plus strictes. Dans un tout autre domaine, l’existence d’une vraie concurrence euro-américaine dans le secteur des armements n’est pas le fruit d’une volonté stratégique communautaire mais de la création par les industriels concernés de groupes de taille mondiale dont EADS est l’archétype. On cite souvent Airbus comme exemple de création d’une politique industrielle européenne ambitieuse. Cette réalisation est en effet exemplaire… d’autant qu’elle est quasiment unique. Il faut aujourd’hui que l’Europe identifie les enjeux stratégiques (industriels, géopolitiques, environnementaux, sociaux, culturels) de demain et après-demain, qu’elle identifie ses forces, ses faiblesses et fasse de même chez ses concurrents actuels et potentiels. Seul un tel diagnostic, mené sans oeillères et sans tabou, déterminera des choix cohérents et ambitieux. Mais ceci suppose de réunir deux conditions : avoir le courage politique de poser ces questions et d’y répondre, et avoir une connaissance fine de notre environnement, c’est-à-dire une identification claire de nos alliés, concurrents, adversaires et ennemis.
La puissance par l’influence
Les questions « avec qui », « contre qui » et « malgré qui » sont en effet structurantes dans la détermination de toute stratégie. Y répondre suppose tout d’abord que dans leur ensemble, les nations d’Europe soient d’accord sur ce que sont leurs alliés, leurs adversaires et, car ils existent, leurs ennemis. Une Europe puissante ne peut se payer le luxe de la division sur des sujets aussi fondamentaux. Chaque nation a son histoire, son héritage, qui déterminent bien entendu son action dans le monde. Mais vis-à-vis des grands acteurs stratégiques et des enjeux majeurs, la construction et l’expression d’une puissance européenne ne feront pas l’économie d’une réelle cohésion qui aille au-delà de la simple recherche d’une position commune a minima. Le choix est limpide : soit l’on accepte cette discipline et l’on conditionne l’exercice d’une politique étrangère nationale aux enjeux européens, soit l’on renonce à la puissance européenne et par là à toute réelle influence dans le monde.
Avec qui ? Ces dernières décennies, l’Europe a donné l’impression de n’être plus animée que par une dynamique, celle d’un élargissement dont personne ne sait fixer la limite. Il semble que nos grands décideurs soient encore imprégnés de cette vieille rengaine qui veut que la puissance se mesure à la taille du territoire et de la population. Faute d’être capable de formuler un véritable projet européen, la logique de l’élargissement a de plus l’avantage de donner lieu à d’infinis débats ontologiques pendant lesquels le quidam évite de se poser les vraies questions. Il est urgent de se convaincre que la puissance de l’Europe se mesurera davantage à sa capacité d’influence dans le monde qu’au nombre de ses habitants et au montant de son PIB. Il est indispensable de fixer aujourd’hui et de façon définitive ce qu’est la frontière géographique de l’Europe et, au-delà de tracer un premier cercle d’États avec lesquels nous devons nouer des partenariats privilégiés sur les questions douanières, économiques, migratoires, militaires (la zone Méditerranée, la Turquie, certains pays du Proche et Moyen-Orient, la Russie, l’Ukraine…) et une seconde zone d’intérêt essentiel où l’Europe doit exercer une influence déterminante dans les domaines économique et culturel (Amérique Latine, Afrique Noire, certains pays de la zone Caucase – Asie Mineure, la Chine et l’Inde). Certains de ces liens existent bien entendu déjà, notamment avec l’Amérique Latine, la zone Caraïbes ou le Maghreb, mais ils doivent être considérablement renforcés et inscrits dans la perspective d’une stratégie globale. C’est notamment ainsi que l’Europe pourra aborder en position de force les rendez-vous du type de celui de Cancún.
Contre qui ? Toute expression de puissance suscite de l’hostilité. Il est extrêmement naïf de croire qu’assise sur son héritage humaniste et sa culture du consensus, l’Europe sera saluée dans le monde comme l’avènement d’une puissance « douce » suscitant l’adhésion naturelle de tous. Elle ne manquera pas d’adversaires ni, éventuellement, d’ennemis. La responsabilité politique consiste à anticiper cette situation et à doter l’Europe des outils institutionnels, sécuritaires et militaires lui permettant de l’affronter. Si l’actualité place le terrorisme islamiste au sommet de nos préoccupations en l’espèce, nul ne saurait aujourd’hui prédire à coup sûr qui sera face à nous dans dix, trente ou cinquante ans. L’Europe doit aujourd’hui aller au-delà du catalogue des missions de Petersberg et se doter d’un véritable outil opérationnel et autonome de réponse à tous types de crises. Nous sommes aujourd’hui capables d’envoyer quelques milliers d’hommes en Afghanistan ou au Kosovo mais la défense proprement dite du territoire européen repose encore essentiellement sur l’OTAN, ce qu’ont par exemple parfaitement saisi les Polonais. Une telle dépendance est incompatible avec toute volonté de puissance : comment prétendre à une influence globale quand l’on n’est pas capable de défendre son propre territoire ? C’est bien devant ce dilemme que les Américains ont été placés un certain 11 septembre.
Malgré qui ? La réponse à cette question n’est malheureusement pas évidente pour tout le monde. Il faut bien accepter le fait que la construction d’une Europe-puissance se fait aujourd’hui malgré les États-Unis. Ce constat ne fait pas des Américains nos ennemis. Il est curieux de voir certains tomber dans ce travers « ami ou ennemi », « avec nous ou contre nous » tout en le dénonçant chez ces mêmes Américains. Nous sommes actuellement avec nos amis d’outre-Atlantique (et ceci dépasse largement la seule personne de George W. Bush) dans une complexe relation de type « alliés - adversaires ». Constatant que malgré leurs efforts cette construction européenne se poursuit, les Américains ont pris le parti d’en influencer le processus, jusqu’ici avec un certain succès. Ils ne laisseront pas sans réagir l’Europe étendre son influence. Notre réaction ne doit être ni celle du coq ni celle de l’autruche. Là où résident ce que nous aurons identifié comme étant nos intérêts majeurs, nous devrons nous opposer fermement. Là où un terrain d’entente sera envisageable, il faudra le trouver sans intransigeance, ni faiblesse. Là, enfin, où les États-Unis sont absents ou perdent du terrain, l’Europe devra placer ses pions. Toute la difficulté consistera dans cette mise en oeuvre de la stratégie du jeu de Go (encerclement, comblement des vides) face à un adversaire qui joue aux Échecs (recherche du KO).
Le chemin à parcourir est à la hauteur des enjeux qui se dressent face à nous. Les Chinois, qui maîtrisent parfaitement le temps long, savent que la roue tournera, et qu’un jour, la domination américaine s’achèvera. Les Européens doivent eux aussi en prendre conscience et, plutôt que de s’en réjouir, se préparer à en prendre le relais, sous peine de voir d’autres le faire à leur place. Cette question fondamentale impose à la France et à l’Allemagne d’accepter une fois encore d’endosser leurs responsabilités face à l’Histoire et de bâtir un vrai projet stratégique européen en mettant de côté ces petites querelles qui sont finalement l’apanage de toute famille.
RJ
- Une vision du monde et une perception de ses enjeux ;
- Une volonté d’action ;
- Des moyens d’agir.
Pendant quarante ans, deux puissances se sont affrontées sur la scène mondiale (et notamment en Europe). Chacune étant animée d’une vision du monde profondément marquée par un antagonisme idéologique fondamental, elles ont mis en œuvre des moyens considérables au service d’une constante volonté d’action, parfois au prix de crises majeures.
Depuis quinze ans, la puissance est le monopole d’un seul État. Seul, il dispose à la fois des outils nécessaires à son acquisition, d’un objectif global et de la volonté de l’atteindre. Peu contrariée, cette puissance s’exprime comme un gaz : elle a tendance à occuper tout l’espace qui lui est offert. Nous ne reviendrons pas ici sur les ratés, excès et dérives qu’occasionne l’hyperpuissance dans l’exercice de sa domination stratégique. Ce ne sont finalement que les impedimenta d’une force qui ne rencontre aucune opposition. Les États-Unis rencontrent certes une opposition frontale et brutale, celle du terrorisme que l’on qualifiera, pour faire vite, d’islamiste. Cet ennemi n’affronte finalement que l’adversaire (et ses alliés de circonstance) susceptible de s’opposer à sa propre vision. Toute expression de puissance a vocation à susciter ce type de réactions qui, si elles sont aujourd’hui portées à un certain paroxysme par le double levier des médias et du progrès technologique, ne sont finalement pas une grande nouveauté.
Sortir du débat asymétrique
Le danger, en revanche, réside dans cet établissement d’une dialectique sans échappatoire entre le discours nihiliste du terrorisme international et le messianisme politique, économique et culturel d’un État qui se place en porte-étendard d’un camp de la liberté dont il détermine seul la frontière. Chacun comprendra que l’issue d’un tel affrontement ne se trouve pas dans l’anéantissement d’un des deux protagonistes mais bien entendu dans l’émergence d’une alternative stratégique, porteuse d’une autre vision du monde et portée par un ou des États susceptibles d’en assumer la responsabilité.
D’où viendra cette voix ? L’auteur de ces lignes étant tout sauf un doux rêveur, que le lecteur n’attende pas ici un discours bien-pensant et passe-partout sur le rôle premier de la société civile mondiale. Les grands équilibres stratégiques, leur maintien et leurs ruptures, sont l’affaire des États. Que des acteurs infra et trans-étatiques jouent un rôle grandissant est une évidence, mais ils ne sont que des forces d’appoint ou de contestation ; des pions stratégiques et jamais des pièces maîtresses sur l’échiquier géopolitique et géoéconomique mondial. « When the going gets tough, the tough get going » : au-delà des individus, la devise des Kennedy s’applique aussi aux organisations. Dans un contexte complexe et difficile, la tendance naturelle de tous est de se retourner vers l’organisation sociale légitime par sa construction et son histoire, l’État.
Quel sera cet État (ou ce groupe d’États) susceptible d’apporter la contradiction dans ce dialogue asymétrique suicidaire ? De l’avis de la plupart des analystes, deux candidats se présentent aux suffrages de l’Histoire : la Chine et l’Europe. Assise sur un marché intérieur gigantesque, marchant au rythme d’une croissance économique impressionnante depuis une dizaine d’années, animée d’une forte volonté de retrouver un rôle stratégique régional et mondial de premier plan, la Chine dispose assurément des moyens d’assumer ce rôle d’ici quelques années. Nous opposerons simplement à ce postulat que la vision du monde qu’est susceptible de porter la Chine reste encore floue et largement conditionnée par son aptitude à lutter contre les forces centrifuges qui ne manqueront pas de se manifester en son sein, et par la forme que prendra la transition de son modèle politique. Beaucoup d’inconnues par conséquent, et un délai certes court (dix, quinze ans ?), mais qu’il va falloir exploiter.
Reste donc l’Europe. Chacun a sur la construction européenne une opinion plus ou moins arrêtée et la campagne référendaire à venir sera certainement l’occasion de voir resurgir ce vieux clivage entre « Européens » et « souverainistes ». À l’aune des enjeux que nous allons devoir affronter, ces débats ne peuvent être qualifiés que d’un terme : puérils. L’Europe, en soit, n’est rien sans la volonté d’action des nations qui en sont à la fois le coeur et les membres. Ces mêmes nations européennes – qu’on le regrette n’y change rien – n’ont plus les moyens d’influer seules sur le cours du monde sans ce levier de puissance qu’est l’Europe. Encore faudrait-il que l’on se décide une bonne fois à répondre à ces deux questions :
- Comment faire agir ce levier ; en d’autres termes, quel discours, quels moyens, quelle stratégie pour cette Europe ?
- Qui prendra ce levier en mains ; faut-il attendre qu’une unanimité aussi féconde que miraculeuse se manifeste entre les 25 (27, 30) États-membres ou faudra t-il que certains assument enfin leurs responsabilités devant l’Histoire ?
La réponse à cette seconde interrogation est fondamentale. Depuis cinquante ans et l’échec de la CED, les nations européennes se cachent frileusement derrière le petit doigt du mode de décision communautaire pour échapper à leurs responsabilités. Vote à la majorité, à la majorité qualifiée, à l’unanimité ? Une grande stratégie ne se définit pas dans l’arrière-boutique d’un apothicaire. On aura beau écrire et décider ce que l’on veut, Malte ou le Danemark n’auront jamais le poids de la France et de l’Allemagne dans la détermination des enjeux et la conduite de l’action de l’Europe. La France et l’Allemagne, c’est à la fois l’Europe continentale et maritime, catholique et protestante, saxonne et latine, industrielle et agricole, culturelle et marchande. Comment ne pas voir que ces deux nations, unies par une longue histoire de conflits sanglants et d’alliances, d’échanges et de ruptures, sont seules à même de se saisir de ce levier et de dessiner enfin les contours de cette puissance européenne ? En se concentrant sur ces modalités institutionnelles et techniques, nos responsables se cantonnent (volontairement ?) à des considérations tactiques, pour ne pas dire à de la petite cuisine, se refusant à porter le regard sur ce qui est essentiel : que voulons-nous dire et faire, comment allons-nous le faire, avec qui et quoi, contre qui et quoi, malgré qui et quoi ?
Essayons donc, succinctement et de façon nécessairement imparfaite, de proposer quelques réponses à ces questions qui, si nous ne nous les posons pas aujourd’hui, nous seront formulées par les générations suivantes comme un réquisitoire : pourquoi n’avez-vous rien dit, rien fait ?
La nécessité d’une grande stratégie européenne
Que voulons-nous dire ? Le discours est l’élément de base de toute grande stratégie. Le chef (celui qui détermine et dit cette stratégie) est un marchand d’espérance. L’espérance dont sera porteuse une Europe-puissance ne saurait se contenter d’un discours multilatéraliste s’en remettant de façon systématique au Conseil de Sécurité de Nations Unies. La puissance se mesure également à la capacité à assumer ses responsabilités sans s’abriter sous le confortable parapluie des institutions internationales. L’Europe doit formuler un discours clair porteur d’un modèle de société qui ne soit pas la version édulcorée du modèle américain mais le fruit de notre histoire et la traduction de ce que veulent réellement les Européens. Ceci impose de faire de vrais choix et de les assumer.
Prenons un exemple. Face à la volonté américaine d’imposer le principe de la culture des OGM, la position européenne est extrêmement ambiguë. Il n’y a pourtant pas à tergiverser. Soit nous acceptons de suivre ce modèle et nous développons une industrie semencière capable de résister aux géants américains sur le marché mondial. Soit nous le refusons et nous sommes capables de proposer aux pays en développement des solutions alternatives pour leur éviter de tomber sous la domination totale de ces mêmes géants. Une puissance agricole comme la France devrait comprendre cela. Au lieu de ceci, nous allons de moratoires en décisions timides (l’étiquetage de certains produits contenant des OGM) qui donnent surtout l’impression que nos décideurs, faute d’être capables d’un choix stratégique, ont choisi de sauver leur peau en « informant » le consommateur. Le principe de précaution a une fois de plus bon dos. De tels exemples peuvent être multipliés tant dans le domaine de l’agroalimentaire que dans ceux des transports, de l’énergie, des « produits culturels » ou encore de notre conception des libertés individuelles.
Que voulons-nous faire ? L’Europe est en train de se transformer en réserve touristique à l’abri des frontières de Schengen. Est-ce bien là l’Europe que nous voulons ? Avant de nous demander ce que le monde attend de l’Europe (question certes importante mais paralysante tant la réponse est multiple), construisons l’Europe que nous voulons et dont nous, Européens, avons besoin. Force est de constater que les réalisations européennes qui s’inscrivent dans une réelle volonté de puissance ne trouvent que rarement leur origine dans les arcanes institutionnels communautaires, mais plus souvent dans les choix politiques de tel ou tel État-membre ou dans les décisions stratégiques de certains grands groupes industriels.
Nous prendrons deux exemples assez significatifs. Pour que l’Europe se décide à protéger ses côtes des dangers des marées noires et autres dégazages, il a fallu que la France et l’Espagne prennent leurs responsabilités et imposent de nouvelles règles plus strictes. Dans un tout autre domaine, l’existence d’une vraie concurrence euro-américaine dans le secteur des armements n’est pas le fruit d’une volonté stratégique communautaire mais de la création par les industriels concernés de groupes de taille mondiale dont EADS est l’archétype. On cite souvent Airbus comme exemple de création d’une politique industrielle européenne ambitieuse. Cette réalisation est en effet exemplaire… d’autant qu’elle est quasiment unique. Il faut aujourd’hui que l’Europe identifie les enjeux stratégiques (industriels, géopolitiques, environnementaux, sociaux, culturels) de demain et après-demain, qu’elle identifie ses forces, ses faiblesses et fasse de même chez ses concurrents actuels et potentiels. Seul un tel diagnostic, mené sans oeillères et sans tabou, déterminera des choix cohérents et ambitieux. Mais ceci suppose de réunir deux conditions : avoir le courage politique de poser ces questions et d’y répondre, et avoir une connaissance fine de notre environnement, c’est-à-dire une identification claire de nos alliés, concurrents, adversaires et ennemis.
La puissance par l’influence
Les questions « avec qui », « contre qui » et « malgré qui » sont en effet structurantes dans la détermination de toute stratégie. Y répondre suppose tout d’abord que dans leur ensemble, les nations d’Europe soient d’accord sur ce que sont leurs alliés, leurs adversaires et, car ils existent, leurs ennemis. Une Europe puissante ne peut se payer le luxe de la division sur des sujets aussi fondamentaux. Chaque nation a son histoire, son héritage, qui déterminent bien entendu son action dans le monde. Mais vis-à-vis des grands acteurs stratégiques et des enjeux majeurs, la construction et l’expression d’une puissance européenne ne feront pas l’économie d’une réelle cohésion qui aille au-delà de la simple recherche d’une position commune a minima. Le choix est limpide : soit l’on accepte cette discipline et l’on conditionne l’exercice d’une politique étrangère nationale aux enjeux européens, soit l’on renonce à la puissance européenne et par là à toute réelle influence dans le monde.
Avec qui ? Ces dernières décennies, l’Europe a donné l’impression de n’être plus animée que par une dynamique, celle d’un élargissement dont personne ne sait fixer la limite. Il semble que nos grands décideurs soient encore imprégnés de cette vieille rengaine qui veut que la puissance se mesure à la taille du territoire et de la population. Faute d’être capable de formuler un véritable projet européen, la logique de l’élargissement a de plus l’avantage de donner lieu à d’infinis débats ontologiques pendant lesquels le quidam évite de se poser les vraies questions. Il est urgent de se convaincre que la puissance de l’Europe se mesurera davantage à sa capacité d’influence dans le monde qu’au nombre de ses habitants et au montant de son PIB. Il est indispensable de fixer aujourd’hui et de façon définitive ce qu’est la frontière géographique de l’Europe et, au-delà de tracer un premier cercle d’États avec lesquels nous devons nouer des partenariats privilégiés sur les questions douanières, économiques, migratoires, militaires (la zone Méditerranée, la Turquie, certains pays du Proche et Moyen-Orient, la Russie, l’Ukraine…) et une seconde zone d’intérêt essentiel où l’Europe doit exercer une influence déterminante dans les domaines économique et culturel (Amérique Latine, Afrique Noire, certains pays de la zone Caucase – Asie Mineure, la Chine et l’Inde). Certains de ces liens existent bien entendu déjà, notamment avec l’Amérique Latine, la zone Caraïbes ou le Maghreb, mais ils doivent être considérablement renforcés et inscrits dans la perspective d’une stratégie globale. C’est notamment ainsi que l’Europe pourra aborder en position de force les rendez-vous du type de celui de Cancún.
Contre qui ? Toute expression de puissance suscite de l’hostilité. Il est extrêmement naïf de croire qu’assise sur son héritage humaniste et sa culture du consensus, l’Europe sera saluée dans le monde comme l’avènement d’une puissance « douce » suscitant l’adhésion naturelle de tous. Elle ne manquera pas d’adversaires ni, éventuellement, d’ennemis. La responsabilité politique consiste à anticiper cette situation et à doter l’Europe des outils institutionnels, sécuritaires et militaires lui permettant de l’affronter. Si l’actualité place le terrorisme islamiste au sommet de nos préoccupations en l’espèce, nul ne saurait aujourd’hui prédire à coup sûr qui sera face à nous dans dix, trente ou cinquante ans. L’Europe doit aujourd’hui aller au-delà du catalogue des missions de Petersberg et se doter d’un véritable outil opérationnel et autonome de réponse à tous types de crises. Nous sommes aujourd’hui capables d’envoyer quelques milliers d’hommes en Afghanistan ou au Kosovo mais la défense proprement dite du territoire européen repose encore essentiellement sur l’OTAN, ce qu’ont par exemple parfaitement saisi les Polonais. Une telle dépendance est incompatible avec toute volonté de puissance : comment prétendre à une influence globale quand l’on n’est pas capable de défendre son propre territoire ? C’est bien devant ce dilemme que les Américains ont été placés un certain 11 septembre.
Malgré qui ? La réponse à cette question n’est malheureusement pas évidente pour tout le monde. Il faut bien accepter le fait que la construction d’une Europe-puissance se fait aujourd’hui malgré les États-Unis. Ce constat ne fait pas des Américains nos ennemis. Il est curieux de voir certains tomber dans ce travers « ami ou ennemi », « avec nous ou contre nous » tout en le dénonçant chez ces mêmes Américains. Nous sommes actuellement avec nos amis d’outre-Atlantique (et ceci dépasse largement la seule personne de George W. Bush) dans une complexe relation de type « alliés - adversaires ». Constatant que malgré leurs efforts cette construction européenne se poursuit, les Américains ont pris le parti d’en influencer le processus, jusqu’ici avec un certain succès. Ils ne laisseront pas sans réagir l’Europe étendre son influence. Notre réaction ne doit être ni celle du coq ni celle de l’autruche. Là où résident ce que nous aurons identifié comme étant nos intérêts majeurs, nous devrons nous opposer fermement. Là où un terrain d’entente sera envisageable, il faudra le trouver sans intransigeance, ni faiblesse. Là, enfin, où les États-Unis sont absents ou perdent du terrain, l’Europe devra placer ses pions. Toute la difficulté consistera dans cette mise en oeuvre de la stratégie du jeu de Go (encerclement, comblement des vides) face à un adversaire qui joue aux Échecs (recherche du KO).
Le chemin à parcourir est à la hauteur des enjeux qui se dressent face à nous. Les Chinois, qui maîtrisent parfaitement le temps long, savent que la roue tournera, et qu’un jour, la domination américaine s’achèvera. Les Européens doivent eux aussi en prendre conscience et, plutôt que de s’en réjouir, se préparer à en prendre le relais, sous peine de voir d’autres le faire à leur place. Cette question fondamentale impose à la France et à l’Allemagne d’accepter une fois encore d’endosser leurs responsabilités face à l’Histoire et de bâtir un vrai projet stratégique européen en mettant de côté ces petites querelles qui sont finalement l’apanage de toute famille.
RJ