Parce que le décryptage du présent se nourrit toujours d’une méditation approfondie de l’histoire, et donc des œuvres intellectuelles du passé, le retour sur quelques grands textes fondateurs se révèle systématiquement utile. A cet égard, Le plan de guerre commerciale de l’Allemagne, publié en 1915 par Stefan Herzog, demeure une analyse digne du plus grand intérêt. Certains ouvrages semblent – malgré eux – s’évertuer à démontrer l’improbable loi selon laquelle un succès d’édition est inversement proportionnel à son importance historique. C’est du moins ce qu’inspire le bref destin de l’ouvrage de stefan Herzog, paru en 1915 à Zürich pendant la Grande guerre, intitulé Le plan de guerre commerciale de l’Allemagne. Ce livre est fondateur à plus d’un titre. Pour la première fois, les règles d’une certaine forme de guerre économique opposant les principales puissances européennes dès la fin du XIXème siècle furent clairement édictées (sous la forme d’une stratégie globale qu’il serait naïf et dangereux d’ignorer). « Tout commerce est une guerre » écrit l’auteur, ce qui l’amène logiquement à concevoir, pour paraphraser Clausewitz, que le commerce est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Dit autrement, c’est la notion de paix qui s’en trouve singulièrement circonscrite et relativisée. Les nations et les alliances sont en état de guerre permanent, et même les neutres doivent être, à leur insu, utilisés pour conquérir de nouveaux marchés.
Le contexte de la parution du livre est à bien des égards très éclairant. En 1915, les belligérants entament leur deuxième année de guerre. Les espoirs d’une victoire rapide se sont évanouis de part et d’autre. La réalité d’une guerre longue, exigeant un effort de rationalisation du ravitaillement, s’est peu à peu imposée, et les Etats se trouvent subitement dans l’obligation d’intervenir directement pour organiser la mise en place d’une économie de guerre. Dans leur sillage, divers organismes font leur apparition. En Allemagne, W.Rathenau dirige le Service des matières premières stratégiques (Kriegsrohstoffabteilung), créé dès le 13 Août 1914 sous l’égide du ministère de la Guerre pour faire face au blocus de l’Entente. Son but est de contrôler les prix et d’organiser la répartition des matières premières entre les différentes branches industrielles. Ce rôle nouveau de l’Etat est pour l’auteur une révélation. « La guerre a créé des conditions nouvelles qui détermineront dans l’avenir le commerce d’exportation de l’Allemagne » prévient-il dès la préface.
Désormais, à l’image des Etats-majors, l’Etat doit se muer en stratège des conquêtes commerciales à venir. A aucun moment Herzog ne doute de la victoire finale de l’Allemagne. Il prend néanmoins en considération l’état probable des opinions publiques nationales, hostiles à l’Allemagne. Dans ces conditions, tout sera bon pour déjouer les réticences à l’importation de produits allemands : de la propagande au camouflage des marques en passant par le dumping, la protection des brevets, les fonds de garantie et l’enrôlement des diplomates dans des formes feutrées d’espionnage industriel… En somme, l’auteur explorait toutes les dimensions du nouveau conflit protéiforme, en posant au passage les fondements d’un véritable machiavélisme économique (pourvu qu’il serve les intérêts allemands, aucun moyen n’était a priori écarté, pas même le non respect des traités).
Cet aspect de l’ouvrage en particulier n’a pas laissé indifférents les traducteurs américains du texte d’Herzog. Ils furent d’ailleurs les premiers à prendre conscience de l’importance du livre et publièrent dès 1918 une traduction anglaise (avant même la fin des hostilités). Parmi eux figurait le futur président républicain Herbert Hoover, qui était à l’époque en charge de l’US Food Administration, organisme clé de la suprématie matérielle des Alliés. Dans son introduction à la démonstration d’Herzog, le jugement moral face à la déloyauté allemande, l’effroi face au projet de mobilisation militaire de l’ensemble de la société allemande – si contraire au libéralisme américain d’alors –, le disputaient à l’analyse lucide de la fécondité de propositions aussi audacieuses. En 1918, les Etats-Unis prennent conscience de leur nouveau statut économique mondial, et les mesures préconisées par Herzog vont trouver dans le Nouveau Monde une terre propice à leurs plus belles floraisons.
La réception américaine du premier ouvrage théorique sur la notion de guerre économique, élevée ainsi au rang de préoccupation majeure de l’Etat fédéral, n’eut hélas pas d’équivalent en France. La version anglaise fut pourtant très tôt repérée par A. de Tarlé, son traducteur (avant qu’il n’ait entre les mains la version allemande), alors secrétaire général de la chambre de commerce de Lyon. Dès avant la guerre, Tarlé était au fait des ambitions commerciales de l’Allemagne. Lui aussi comprit l’importance capitale du livre d’Herzog. Pourtant, son analyse resta prisonnière du contexte français de l’après-guerre (l’ouvrage est publié en 1919 chez Payot). Tarlé y voyait la confirmation de ses craintes antérieures, et une justification supplémentaire à la nécessité d’écraser économiquement l’Allemagne par le biais du traité de Versailles. S’il proposait, à la fin de sa préface, de « retourner contre elle [l’Allemagne] les conditions qu’elle prétendait nous imposer », il ne se départit cependant pas d’une vision défensive : « Instruits par les Allemands eux-mêmes des moyens qu’ils comptaient employer dans la lutte, écrivait-il, nous sommes bien armés pour les combattre et, si déloyaux que soient leurs procédés, nous n’avons plus à les redouter, du moment que nous les connaissons ». Dans l’aveuglement d’une victoire pourtant chèrement payée, la réception française de l’ouvrage se borne à préconiser l’édification d’une ligne Maginot économique, loin des nouvelles voies proposées par Herzog, qui eussent jetées en France les bases de l’intelligence économique. Outre-Atlantique, au contraire, le message fut promptement assimilé, et nul doute que nous payons aujourd’hui encore des erreurs d’appréciation datant bientôt d’un siècle...
Vincent Villeroy
Le contexte de la parution du livre est à bien des égards très éclairant. En 1915, les belligérants entament leur deuxième année de guerre. Les espoirs d’une victoire rapide se sont évanouis de part et d’autre. La réalité d’une guerre longue, exigeant un effort de rationalisation du ravitaillement, s’est peu à peu imposée, et les Etats se trouvent subitement dans l’obligation d’intervenir directement pour organiser la mise en place d’une économie de guerre. Dans leur sillage, divers organismes font leur apparition. En Allemagne, W.Rathenau dirige le Service des matières premières stratégiques (Kriegsrohstoffabteilung), créé dès le 13 Août 1914 sous l’égide du ministère de la Guerre pour faire face au blocus de l’Entente. Son but est de contrôler les prix et d’organiser la répartition des matières premières entre les différentes branches industrielles. Ce rôle nouveau de l’Etat est pour l’auteur une révélation. « La guerre a créé des conditions nouvelles qui détermineront dans l’avenir le commerce d’exportation de l’Allemagne » prévient-il dès la préface.
Désormais, à l’image des Etats-majors, l’Etat doit se muer en stratège des conquêtes commerciales à venir. A aucun moment Herzog ne doute de la victoire finale de l’Allemagne. Il prend néanmoins en considération l’état probable des opinions publiques nationales, hostiles à l’Allemagne. Dans ces conditions, tout sera bon pour déjouer les réticences à l’importation de produits allemands : de la propagande au camouflage des marques en passant par le dumping, la protection des brevets, les fonds de garantie et l’enrôlement des diplomates dans des formes feutrées d’espionnage industriel… En somme, l’auteur explorait toutes les dimensions du nouveau conflit protéiforme, en posant au passage les fondements d’un véritable machiavélisme économique (pourvu qu’il serve les intérêts allemands, aucun moyen n’était a priori écarté, pas même le non respect des traités).
Cet aspect de l’ouvrage en particulier n’a pas laissé indifférents les traducteurs américains du texte d’Herzog. Ils furent d’ailleurs les premiers à prendre conscience de l’importance du livre et publièrent dès 1918 une traduction anglaise (avant même la fin des hostilités). Parmi eux figurait le futur président républicain Herbert Hoover, qui était à l’époque en charge de l’US Food Administration, organisme clé de la suprématie matérielle des Alliés. Dans son introduction à la démonstration d’Herzog, le jugement moral face à la déloyauté allemande, l’effroi face au projet de mobilisation militaire de l’ensemble de la société allemande – si contraire au libéralisme américain d’alors –, le disputaient à l’analyse lucide de la fécondité de propositions aussi audacieuses. En 1918, les Etats-Unis prennent conscience de leur nouveau statut économique mondial, et les mesures préconisées par Herzog vont trouver dans le Nouveau Monde une terre propice à leurs plus belles floraisons.
La réception américaine du premier ouvrage théorique sur la notion de guerre économique, élevée ainsi au rang de préoccupation majeure de l’Etat fédéral, n’eut hélas pas d’équivalent en France. La version anglaise fut pourtant très tôt repérée par A. de Tarlé, son traducteur (avant qu’il n’ait entre les mains la version allemande), alors secrétaire général de la chambre de commerce de Lyon. Dès avant la guerre, Tarlé était au fait des ambitions commerciales de l’Allemagne. Lui aussi comprit l’importance capitale du livre d’Herzog. Pourtant, son analyse resta prisonnière du contexte français de l’après-guerre (l’ouvrage est publié en 1919 chez Payot). Tarlé y voyait la confirmation de ses craintes antérieures, et une justification supplémentaire à la nécessité d’écraser économiquement l’Allemagne par le biais du traité de Versailles. S’il proposait, à la fin de sa préface, de « retourner contre elle [l’Allemagne] les conditions qu’elle prétendait nous imposer », il ne se départit cependant pas d’une vision défensive : « Instruits par les Allemands eux-mêmes des moyens qu’ils comptaient employer dans la lutte, écrivait-il, nous sommes bien armés pour les combattre et, si déloyaux que soient leurs procédés, nous n’avons plus à les redouter, du moment que nous les connaissons ». Dans l’aveuglement d’une victoire pourtant chèrement payée, la réception française de l’ouvrage se borne à préconiser l’édification d’une ligne Maginot économique, loin des nouvelles voies proposées par Herzog, qui eussent jetées en France les bases de l’intelligence économique. Outre-Atlantique, au contraire, le message fut promptement assimilé, et nul doute que nous payons aujourd’hui encore des erreurs d’appréciation datant bientôt d’un siècle...
Vincent Villeroy