L'influence américaine au sein des institutions européennes

La formation de la commission Barroso a donné cet été, à bon compte, des sueurs froides et un sujet d’inquiétude à nos amis de la presse française. Pensez-donc ! Nous voici, avec un commissaire, ravalés au rang de la Lituanie ou de la Finlande. Notre orgueil national en prend un coup. L’interprétation unanime de cet événement a consisté à y voir un signe de la perte d’influence de la France à Bruxelles. Fichtre !Que la France ait perdu la maîtrise de nombreux leviers d’influence sur la production de normes à Bruxelles est en effet incontestable, mais dresser ce constat en août 2004 relève soit d’un aveuglement pathologique soit d’une dangereuse naïveté. C’est bien mal connaître le fonctionnement des institutions européennes que de penser que le poids d’un pays en leur sein peut se mesurer au simple décompte du nombre de ses commissaires, députés ou fonctionnaires. La prise de décision au niveau communautaire est avant tout l’objet et le résultat de luttes d’influence entre des groupes de pression représentant les intérêts de tel secteur industriel ou telle catégorie de la société civile.

Il est aujourd’hui couramment admis que 90 % des lobbyistes présents à Bruxelles sont d’origine anglo-saxonne, et notamment américaine. Ces luttes d’influence normative des agents économiques auprès des décideurs politiques sont inévitables et logiques. Tout simplement peut-on regretter que les premiers concernés, les Européens, aient pris tant de retard en la matière. Et ceci ne date pas du mois dernier !
L’influence américaine au sein des institutions communautaires prend des formes diverses. Mais nous ne devons pas perdre de vue que l’objectif reste le même : puisque la construction européenne est un fait, œuvrer afin de la maintenir sinon dans une position de vassalité, du moins dans celle d’un allié compréhensif. Une mise en pratique des préceptes de Brzezinski en sorte. Voila qui fera certainement bondir sur leur chaise les « eurodisciples » de tout poil, mais peut-être vaut-il mieux pour eux qu’ils se lèvent de ce siège confortable avant qu’il ne s’écroule sous leur auguste séant !
Parmi les instruments de l’influence américaine à Bruxelles, deux réseaux sont particulièrement efficaces et implantés : le Trans-Atlantic Business Dialogue (TABD) (1) et le Transatlantic Policy Network (TPN) (2). Ces deux organisations ont pour caractéristique commune d’être des forums où se rencontrent les grands décideurs politiques et économiques des deux rives de l’Atlantique dans le but déclaré d’établir un marché unique transatlantique appuyé sur un système commun de sécurité. En d’autres termes, il s’agit ni plus ni moins d’harmoniser les règles de marché de l’UE et des Etats-Unis et de bâtir un pilier européen de l’Alliance Atlantique. Chacun imaginera la marge de manœuvre politique, stratégique et juridique qui sera laissée à l’Europe, et ne parlons pas de la France, dans une telle construction.
Donc perte d’influence, il y a assurément. Mais pour y remédier, un effort de réflexion politique et stratégique devra être entrepris à Paris et à Bruxelles qui va bien au-delà des habituelles et inutiles arguties autour du nombre de politiques en pré-retraite que nous parvenons à caser à la Commission.

Dans ce même élan, qu’il nous soit permis de proposer à nos hommes politiques et à leurs porte-voix médiatiques un petit travail de lecture et d’analyse qui pourrait leur éviter un réveil difficile début 2005. Il est de bon ton ces temps-ci de vouer G. W. Bush aux gémonies de l’Histoire et de porter aux nues J. Kerry, candidat démocrate supposé porter en lui le message d’une Amérique tolérante et ouverte sur le monde (c’est-à-dire, en deux mots, compréhensive vis-à-vis de l’Europe). Il est incontestable que sur les sujets relevant de la politique étrangère et de la vision du monde, il existe entre ces deux hommes une notable différence de registre. Mais il s’agit du registre des mots et non de celui des idées. Ni Bush ni Kerry n’ont de la place de l’Amérique dans le monde la vision d’une puissance acceptant de se placer sur un pied d’égalité avec ses partenaires. La politique des Etats-Unis a toujours oscillé entre isolationnisme et messianisme, mais l’alternance de ces deux visions est bien davantage commandée par les circonstances historiques que par la présence à la Maison-Blanche d’une administration démocrate ou républicaine. Pour tous les Américains, la mission des Etats-Unis en ce début de 21ème siècle est très claire : après la victoire sur le communisme, exporter au-delà de ses frontières un modèle économique et culturel supposé porter en lui le remède à tous les maux de l’humanité et, depuis le 11 septembre 2001, assurer à tout prix la sanctuarisation du territoire américain. L’éventuelle arrivée aux affaires de John Kerry ne changerait rien à ces lignes de force. Ceux qui en douteraient seraient fort avisés de se reporter à la lecture du document qui dessine les contours de ce que serait la politique internationale d’une administration démocrate (3). Les rédacteurs de ce rapport sont issus de plusieurs think-tanks tels que Hudson Institute, CSIS ou encore Brookings Institution. Nous en donnons ici uniquement les six grandes priorités :
- Promouvoir la démocratie dans le monde pour assurer notre sécurité.
- Prévenir l’acquisition d’armes de destruction massive par les régimes et mouvements terroristes
- Combler les lacunes de notre système de défense du territoire
- Transformer notre outil militaire et en faire un usage plus efficace
- Revigorer les alliances stratégiques des Etats-Unis
- Restaurer la domination économique globale des Etats-Unis.

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(1) http://www.tabd.com
(2) www.tpnonline.org
(3) « Progressive internationalism : a democratic national security strategy » : www.ppionline.org/specials/security_strategy