Sortir d'une vassalité cognitive à l'égard des Etats-Unis

Le triangle des Bermudes de la pensée stratégique française pourrait être symbolisé par le croisement de trois problématiques : la multipolarité croissante d’une partie du monde, le nouveau champ de conflictualité induit par la société de l’information et la lente mutation du concept de puissance depuis la fin de la guerre froide. La multipolarité symbolisée par l’émergence de la Chine et de l’Inde et surtout le jeu de go qui en découle, remet en cause le confort de lecture que nous avions des relations internationales depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’équation progrès scientifique + démocratie + mondialisation n’aboutit pas à la disparition des rapports de force, sans cesse relancés par les appétits des pays en recherche de puissance. Au contraire, on assiste aujourd’hui à une remise en cause du mythe de la science comme éternel facteur de bien, à l’émergence d’un doute rampant sur l’efficacité du modèle démocratique sans oublier la fragilité de la croyance sur le facteur intégrateur, voire pacificateur de la mondialisation. L’alliance occidentale faisant face à la menace de l’Est n’est plus une grille de lecture appropriée aux défis de demain. Dans les années à venir, les grands ensembles géoéconomiques en cours de constitution sont condamnés à gérer leurs intérêts dans un rapport allié/adversaire et non plus comme ce fut le cas tout au long du siècle dernier dans un rapport ami/ennemi. Cette évidence en est encore au stade de l’anecdote dans la plupart des cercles de réflexion de l’hexagone. Mais l’actualité renforce chaque jour davantage la démonstration par l’absurde. Face à ce constat, la génération issue de la seconde guerre mondiale n’a plus le temps pour changer de cap et préfère s’en tenir aux acquis du passé. Echaudée par ses défaites dans le militantisme révolutionnaire, la génération soixante huitarde a délaissé depuis longtemps l’engagement opérationnel dans les affaires du monde. Elle crée de fait la nécessité d’un saut de génération encore très mal vécu par ces cohortes de futurs retraités qui appréhendent la moindre atteinte à leur vision invidualiste et faussement humaniste du monde.

Le rejet de la guerre par les populations du monde développé renforce l’importance de ce nouveau champ de conflictualité qu’est l’affrontement informationnel par le biais de tous les supports médiatiques possibles dont Internet. La guerre sans morts est possible, ce traitement des rapports de force n’est pas sans séduire nos classes moyennes dans leurs périmètres de vie partiellement sécurisés de l’hémisphère Nord. Enfin et c’est sans doute là l’élément le plus inquiétant: la dynamique d’accroissement de puissance à l’Ouest comme à l’Est grignote chaque jour un peu plus les contours d’un monde sans Histoire, régulé par la poussée de la démocratie et les vertus de la liberté de l’échange marchand. C’est dans ce périmètre maudit que disparaît la créativité de nos élites. Penser Europe, agir OTAN, écouter Wall Street sont des slogans très répandus dans certaines sphères du pouvoir. Les plus zélés n’hésitent plus à délaisser la référence à la France, considérée comme désuète. Dans certaines institutions de Défense, il faut parfois les ramener à la raison en leur rappelant que les représentants des pays étrangers nous considèreraient ce jour-là comme des moins que rien si nous affichions officiellement ces principes. La rage d’exister a aussi un sens en dehors de Bagdad. Bref, la situation n’est pas simple et la France dérive doucement comme un bateau sans moteur à la remorque des vieilles croyances. Mais dans l’anonymat et les soutes du navire, d’autres rament à contre courant en regardant le monde tel qu’il est, et sans désarmer leur envie d’apporter un plus à la construction stratégique d’une autre Europe, d’une autre France.

Christian Harbulot