Le retour des Pershing ?

Selon un article du Guardian en date du 13 juillet dernier (1), repris par le site De Defensa, les Etats-Unis envisageraient le déploiement en Europe Orientale, fort probablement en Pologne, d’un très important complexe anti-missiles constituant un maillon essentiel du bouclier NMD (National Missile Defense). NMD est l’héritier du projet Star Wars. Il a pour objectif déclaré de protéger le territoire américain contre une attaque de missiles balistiques en provenance d’ « Etats-voyous » tels que la Corée du Nord, l’Iran ou la Syrie. Dans le cadre de ce projet gigantesque, des bases sont prévues sur le territoire des Etats-Unis mais également dans des pays tels que l’Australie, le Royaume-Uni, le Danemark. Les faits rapportés par le Guardian

Le journal britannique, plutôt à gauche et proeuropéen, se fait l’écho de négociations menées discrètement depuis fin 2003 entre certains membres de l’Administration américaine et leurs homologues polonais et tchèques. Il s’agirait, de l’aveu même du porte-parole du Ministre des Affaires Etrangères polonais, d’étudier l’implantation en Pologne de la plus grosse base du projet NMD hors des Etats-Unis, plus précisément la troisième base de missiles intercepteurs complétant le dispositif constitué des deux bases en cours d’installation en Californie et en Alaska. La République Tchèque accueillerait quant à elle une station radar.
Le Guardian rapporte les propos de Janusz Onyszkiewicz, ancien ministre polonais de la Défense. Celui-ci montre nettement que la Pologne est favorable à ce déploiement, ce que confirme les propos d’un diplomate européen à Varsovie : « C’est très concret. Les Polonais sont très favorables à ce site d’interception. Ils veulent une présence américaine sur leur territoire. Cela ne leur coûterait rien puisque les installations seraient strictement américaines ». En Pologne comme en République Tchèque, il est en effet prévu que les bases installées soient placées sous souveraineté américaine.
Déjà, en mars 2001, Marek Siwiec, secrétaire du Conseil polonais de Sécurité Nationale déclarait que « l’intérêt de la Pologne exige que ce qui fut conçu initialement comme un système national de défense anti-missiles puisse devenir un système dont bénéficieraient également les alliés des Etats-Unis ». Il se faisait l’écho de la position exprimée par le président Aleksander Kwasniewski au cours du sommet tripartite (France-Allemagne-Pologne) dit du Triangle de Weimar en février 2001.
Ces négociations plutôt avancées (le think-tank Arms Control Association révèle ainsi que le Pentagone a obtenu le financement des études préalables) sont menées côté américain par John Bolton, le faucon placé au Département d’Etat pour marquer un Colin Powell jugé trop tendre par les néo-conservateurs. La discrétion de ces pourparlers est telle que Milos Titz, vice-président de la commission parlementaire tchèque sur la Défense et la Sécurité n’en a été informé que la semaine dernière et a dû appeler le Ministre de la Défense Miroslav Kostelka pour avoir confirmation de la réalité de ces projets.
La perspective de ce déploiement américain en Europe Orientale soulève un grand nombre de questions dont on tâchera ici de mettre en lumière les principales.

Que veulent réellement les Américains ?

Depuis le début de son développement, le projet NMD prévoit le déploiement d’une base d’interception hors des Etats-Unis. On notera d’ailleurs que la participation de certains pays européens à ce projet est d’ores et déjà un fait, puisque le Royaume-Uni et le Danemark ont accepté le déploiement de bases de radars. Mais par son ampleur et sa signification stratégique, la construction d’une base de missiles est une question d’un tout autre ordre.
Pourquoi la Pologne, et pourquoi maintenant ? Il est intéressant de noter qu’à l’heure même où Varsovie préparait son entrée dans l’Union Européenne, les négociations avec les Etats-Unis étaient déjà en cours. Le moins que l’on puisse dire est que certains pays sont décidément passés maîtres dans l’art redoutable du double langage. Tout le monde a encore en mémoire le choix du F16 américain pour équiper l’armée de l’air polonaise. La duplicité d’outre Oder-Neisse n’est donc malheureusement plus une surprise.
Il est plus intéressant de se pencher sur ce qui motive Washington dans ce projet. Ecartons d’entrée les motifs stratégiques militaires avancés par les tenants du projet NMD. La nécessité d’installer cette base pour s’opposer à une attaque balistique massive en provenance de Syrie ou d’Iran est une sinistre plaisanterie qui ne tient pas l’analyse. Ces Etats, si « voyous » soient-ils, n’ont ni la capacité ni même la moindre once d’intérêt à se lancer dans une telle aventure. On peut considérer la politique américaine sur ce dossier comme la mise en œuvre d’une stratégie à double détente. Sur le long terme, il s’agit de se prémunir contre une éventuelle escalade stratégique dans laquelle pourrait se lancer Moscou ou Pékin. A plus court terme, et ceci nous concerne directement, l’occasion est belle de fragiliser encore une fois la construction européenne. Le Guardian rapporte que des pourparlers sont également en cours avec la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Il s’agit là d’un véritable travail de sape mené par les Etats-Unis sur les nouvelles marches orientales et balkaniques de l’Union Européenne. Washington joue avec d’autant plus de facilité que ces pays demeurent, pour des raisons historiques que chacun comprend, extrêmement méfiants à l’égard de leur encombrant voisin russe et ne font confiance qu’à l’OTAN pour leur assurer une certaine sécurité. A l’heure où l’Europe tente de formaliser son projet politique en faisant adopter une Constitution, les Etats-Unis n’auront de cesse de jeter de l’huile sur les braises d’un débat qui s’annonce très dur dans la plupart des vingt-cinq états-membres. Si réponse il doit y avoir, et c’est incontestable, elle ne peut venir que des pays européens capables de développer une véritable vision stratégique à long terme, débarrassée des poncifs et blocages hérités de l’ère bipolaire.

Que va faire la Russie ?

L’enjeu est donc avant tout celui de la grande stratégie que sauront ou non définir et mettre en œuvre les dirigeants européens. Cela est d’autant plus urgent qu’à l’Est, la Russie n’attendra pas notre bon vouloir pour faire valoir ses intérêts. Depuis la fin des années 1990, Moscou s’oppose frontalement au projet américain de NMD, l’accusant de se mettre en contravention avec le Traité ABM de 1972. Dans les faits, Washington est aujourd’hui sorti de ce traité. Mais la position de la Russie n’a pas varié d’un pouce. Poutine voit clairement dans ces projets la manifestation d’une stratégie de containment à l’égard de son pays. Il est intéressant à ce sujet de revenir sur les déclarations de différents officiels russes au cours des années 2000 et 2001, lorsque la question du déploiement de la NMD en Europe a commencé à se poser, parallèlement aux débuts du processus d’élargissement de l’OTAN aux ex-républiques
satellites. A de nombreuses reprises, répondant aux critiques de l’administration américaine
accusant la Russie d’être un état proliférateur (2), Moscou a affirmé son statut de puissance nucléaire (les accords Start II prévoient une capacité de 3296 têtes en 2007) et son droit à conclure des partenariats stratégiques avec les Etats de son choix. La Russie a ainsi aidé l’Iran à reconstruire la centrale nucléaire de Busher et a apporté assistance et uranium enrichi à l’Inde dans le cadre de la construction des centrales nucléaires de Kandankulam et Tarapur. L’Etat-Major russe est même allé jusqu’à proposer à l’Europe de déployer un système mobile de défense anti-missiles pour assurer sa sécurité. Le nouveau pas franchi par les Etats-Unis avec ce projet présente le risque réel de voir une Russie aujourd’hui contrôlée comme jamais par Vladimir Poutine opter pour une stratégie moins compréhensive. Historiquement, l’Empire russe a toujours considéré ses marches occidentales comme une zone tampon à préserver de toute influence potentiellement hostile. L’URSS n’a fait que perpétuer cette vision traditionnelle en créant le Pacte de Varsovie. Certains analystes du côté des rives du Potomac seraient bien avisés d’ouvrir un livre d’histoire de temps en temps.

Où est l’Europe ?

On en oublierait presque que cette question concerne au premier chef l’Union Européenne, ne serait-ce que parce qu’il s’agit tout de même d’implanter des bases militaires étrangères sur son propre territoire. Les positions des différents états-membres vis-à-vis de la stratégie de puissance américaine sont pourtant si incompatibles entre elles que l’on voit mal comment une attitude collective de fermeté pourrait s’exprimer. Il serait tout de même dommage de devoir attendre que se manifestent les enfants des « Plutôt rouges que morts », qui s’opposèrent au déploiement des Pershing au début des années 1980, pour que nos décideurs se décident à se pencher sur cette question essentielle. Et une prise de position courageuse ne saurait se limiter à un coup de règle sur les doigts des « mauvais élèves » polonais et tchèques. Il s’agit de bien autre chose. Cette question révèle en fait une des faiblesses essentielles du projet européen. Après nous avoir apporté paix et prospérité depuis cinquante ans, où va la construction politique de cette Europe dont on a l’impression que sa seule dynamique est celle de l’élargissement ? Quel est le positionnement stratégique de cette Europe à 25 sur l’échiquier mondial ? Qui sont nos partenaires, nos alliés, nos adversaires éventuels ? Quelles sont les zones d’influence sur lesquelles nous choisissons d’agir ? Aujourd’hui frontalière de la Russie et demain, peut-être du Moyen-Orient, quel type de relations l’Europe envisage t-elle d’entretenir avec ces régions ? Voici des questions qui appellent des réponses plus complexes et réfléchies que la poursuite suicidaire d’un élargissement sans fin. Il est temps que ces problèmes soient réellement posés et que le débat européen prenne un peu de hauteur si l’on souhaite demain continuer à vivre dans un monde où nous resterons un tant soit peu maîtres de nos choix.

RJ

(1) http://www.guardian.co.uk/international/story/0,3604,1259903,00.html
(2) "La Russie est un proliférateur actif. Elle vend à des pays comme l'Iran, la Corée du Nord et l'Inde des technologies qui menacent d'autres peuples comme les Etats-Unis, l'Europe occidentale et des pays du Proche-Orient. Les Etats-Unis veulent se défendre contre le résultat de ces activités de prolifération". (Donald Rumsfeld, 15/02/2000)