L'impasse française sur la dimension stratégique du renseignement économique

Que conclure du colloque organisé par Bernard Carayon et l’Ecole de guerre économique à la Mutualité ? Dans ce lieu symbolique, pas forcément habitué à entendre parler de la France et de l’Europe face aux nouveaux enjeux de puissance de l’après Guerre Froide, la présence de 1200 personnes est un signe révélateur de l’existence d’un besoin en termes de discours mais surtout de doctrine et de passage à l’acte. Sur ce point, le contenu fut inégal et la démonstration était faite qu’il était encore difficile de sortir de l’inertie stratégique dans laquelle la France a plongé depuis la fin des années 1960. Qu’il est difficile de se poser la question centrale : comment accroître la puissance de notre pays !La réponse n’est pas une apologie de la grandeur ou des idées de 1789. Elle signifie une vision stratégique nouvelle adaptée aux mutations en cours. Si des fragments de la génération montante pressentent le prix à payer de l’inertie, la génération au pouvoir se contente souvent de repousser les échéances. Un étudiant de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris me faisait remarquer la semaine dernière que lors des cinquante dernières années, nous avons bien vécu dans le sillage des Etats-Unis et que son souci était de pérenniser cette situation. La messe est dite. Une large majorité de nos élites patronales et administratives a un mal fou à s’extraire de cette position si confortable. Seulement voilà d’autres messes se disent ailleurs et avec un contenu quelque peu différent.
Depuis 1989, le monde s’est scindé progressivement en deux aires de rapports de force, une aire bipolaire centrée sur la superpuissance des Etats-Unis d’Amérique face au reste du monde, et un monde multipolaire illustré par la montée en puissance de la Chine, la recherche de puissance de la Russie, l’émergence de l’Inde et le renforcement de puissances régionales en Asie et en Amérique Latine. Cette réalité n’est pas le fruit d’un ressenti abstrait des relations internationales. Il suffit de faire le tour de l’Alsace pour constater les premiers dégâts infrastructurels provoqués par le second monde (délocalisations, pertes d’emploi non compensées, évasion d’une partie de l’investissement nippon, fragilisation des relations sociétales). L’Alsace n’est pas la seule région à être dans ce cas.
Les nouvelles puissances industrielles bouleversent les vieilles grilles de lecture concurrentielles. Les multiples problèmes générés par ces nouvelles dynamiques de puissance révèlent aussi la lourdeur de notre système de décision dans la prise en compte de la gestion de la complexité. L’histoire des empires nous a habitué à refuser le combat sur deux fronts. La mondialisation nous l’impose. Malgré tout, on continue à se battre le plus souvent sur un seul front, c’est-à-dire sur l’axe Europe/Etats-Unis. Faudra-t-il une catastrophe majeure pour que le brave peuple de France daigne enfin regarder dans l’autre direction ? Si on avait brutalement demandé à la salle de la Mutualité qui a l’énergie de s’engager dans ce combat ? Je ne suis pas sûr qu’une forêt de mains se soit levée. Pourtant, entre les perdants et les gagnants de cette partie sur deux mondes, la marge de manoeuvre est bien mince. Contrairement aux apparences, les défenseurs de l’opportunisme et de la fuite en avant individualiste n’ont pas de beaux jours devant eux.

A ces considérations élémentaires s’ajoute une troisième interrogation générée par la sempiternelle course aux armements stratégiques. Une rumeur court aujourd’hui à propos du report de l’ambitieux programme américain concernant la planète Mars. Selon des sources nord-américaines, la Chine aurait des velléités à accélérer ses préparatifs pour faire atterir sur la Lune une équipe chinoise. L’objectif recherché par Pékin serait à terme la construction d’un site de missiles à tête nucléaire. L’avantage militaire de ce positionnement repose sur les possibilités de percer le bouclier anti-missiles souhaité par le Président Bush. Un missile tiré de la Lune serait, paraît-il, plus difficile à intercepter. Les Américains voudraient contrer cette initiative en lançant une nouvelle mission sur la Lune. Compte tenu des problèmes enregistrés par la navette, ils réactiveraient les recherches sur l’aménagement d’un lanceur classique. Est-ce la véritable explication du report du programme Mars ? A suivre… Si cette rumeur a un fond de vérité, elle ouvre la voie à une nouvelle dimension de la montée aux extrêmes.

Dans une situation dominée par la théorie des contradictions, la relation alliés/adversaires l’emporte sur la relation amis/ennemis. Elle nous oblige à repenser l’efficience et l’efficacité de nos instruments de pilotage et de combat, en particulier dans le domaine du renseignement. Certes la Cour des Comptes a audité récemment les services de renseignement et c’est un premier pas dans la tentative d’une recherche de rationalité. Mais le plus gros du chemin reste à faire. Depuis 1996, des discussions transversales ont lieu au cœur de l’appareil d’Etat sur la question du renseignement économique. Comme l’a très bien dit un haut responsable de l’administration, il existe quatre pôles majeurs de sécurité d’une puissance :
- le renseignement géopolitique,
- le renseignement militaire,
- le renseignement sécuritaire,
- le renseignement économique.
Les trois premiers sont organisés pour faire face aux menaces. Pas le quatrième. C’est la faille française que le politique n’arrive pas à combler. Alain Juillet a la lourde tâche d’amener progressivement et méthodiquement le pouvoir politique comme l’administration à s’intéresser au sujet. C’est un travail de titans. Mais son échec serait dramatique, pas seulement pour les entreprises mais pour notre pays. Gageons que l’opposition socialiste daigne enfin se pencher sur cette question sans paralysie idéologique. Le neutralisme béat dans ce débat est aujourd’hui une position irresponsable. On attend que le Premier secrétaire du Parti socialiste s’exprime sur ce sujet, vital pour la sécurité globale de la France dans l’Europe.
Mais la question reste posée : que faire ? La présence de l’ambassadeur d’Algérie, accompagné d’une délégation à la Mutualité, montre bien que cette question intéresse aussi les pays du Sud. C’est le sous-entendu du message des organisateurs. Bernard Carayon a annoncé que la prochaine étape aurait lieu à Berlin. Premier pas vers l’ouverture nécessaire à d’autres acteurs européens, vers la recherche d’une unité franco-allemande à conquérir peut-être à marche forcée. Le souffle est encore court, il va falloir lui donner vie. C’est une longue marche, une de plus, mais cette fois à la place du drapeau rouge, il y a désormais un drapeau français et européen.

Christian Harbulot