Inutile d’épiloguer indéfiniment sur les outrances de JF Kahn tant celui-ci a su nous y habituer, dans le passé. Son dernier ouvrage intitulé “ le camp de la guerre ”, et sous titré “ critique de la déraison impure ”, aurait pu nous livrer quelques idées intéressantes et une analyse pertinente sur le processus qui a conduit la première puissance économique et militaire du monde à attaquer un pays exsangue (suite à l’embargo de la Première Guerre du Golfe), sans pour autant être capable de le maîtriser ou le contrôler.Pourtant l’entreprise littéraire, sans frôler l’échec, reste décevante. Certes, il fallait beaucoup d’audace à JF Kahn pour s’arroger la faculté de faire référence, dans son sous titrage, aux écrits d’un grand philosophe : quatre ou cinq phrases sur la notion, selon JF Kahn, d’impératif catégorique au sens Kantien, d’exigence morale incontournable à vocation universelle, ne sauraient à cet égard suffire pour nous convaincre de la pertinence d’un tel choix, ni que JF Kahn a davantage cherché à élever le débat, pour lui donner une posture tant philosophique que politique.
Bien au contraire le lecteur ira souvent de déconvenues en déconvenues, à condition qu’il puisse aller jusqu’au bout de l’ouvrage sans se lasser. Immanquablement JF Kahn reste très journalistique dans son approche : le style est pour le moins usant, et le fond pour l’essentiel pauvre et décevant, même si l’analyse n’est pas totalement dénuée de pertinence.
Une phrase résumerait assez bien le bilan, au demeurant classique, que dresse JF Kahn : cette guerre en Irak, conduite par le prétendu camp de la démocratie, ne signifierait pas autre chose que “ la force de l’idée trahie par l’idée de la force ”.
Mais entendons nous bien : il s’agit à l’évidence, ici, de l’idée de trahison de la démocratie et des concepts qu’elle véhicule. En effet, le conflit actuel érige la démocratie américaine en oppresseur, non en libérateur, alors que le camp de l’oppression fut traditionnellement celui du monarque, du tyran, du fasciste ou du stalinien, contre lesquels se sont élevés des hommes demeurés libres…Bolivar, Kossuth, Washington ou De Gaulle.
Le fascisme aurait-il alors changé de face et la liberté changé de camp, en s’incarnant dans un pouvoir qualifié d’impérialiste, (hégémonique serait plutôt le terme idoine), à la suite des mutations de la pensée initiées par un clan néo-conservateur ou libéral ? C’est précisément cette question que Kahn ne se pose pas lorsqu’il parle de ce phénomène d’inversion. En faisant le constat que des démocraties belliqueuses, pour une bonne part manipulées par des néo-conservateurs, ne libèrent plus les peuples mais préfèrent les asservir, à coup de bombardements, d’invasion, d’occupation et de répression, l’auteur s’éloigne de l’analyse des causes qui ont engendré cette atrophie de la pensée.
En somme, “ pourquoi ” les Etats-Unis se sont-ils lancés dans des entreprises aventureuses menant aujourd’hui au désastre et au déshonneur militaire, ainsi qu’à la violation du droit international et des droits de l’homme.
J F Kahn sait incontestablement disséquer le phénomène et ses dérives, en pointant le processus de retournement de doctrine. Dans son analyse du “ stalinisme retourné ”, qui souligne la coïncidence de certains discours (alors que rien n’auraient dû les rapprocher), il démontre habilement que le socialisme se pervertit au nom du socialisme, et que la démocratie se pervertit aussi au nom d’impératifs démocratiques.
En cela le discours néo-conservateur s’apparenterait parfois à une sorte de discours néo-stalinien de droite : la métaphore est audacieuse, mais pas nécessairement justifiée. Il ne suffit pas que quelques intellectuels (notamment Glucksman, Bruckner ou Finkelkraut) aient, au temps de la préparation du conflit, raillé ou invectivé le camp du non à la guerre (le pouvoir français en particulier), en légitimant une action illégale et immorale fomentée par un clan-néo conservateur, pour que la démonstration de Kahn soit pleinement validée.
Tout le monde l’a bien compris aujourd’hui, ces dérives intellectuelles n’ont ni élevé ni clarifié le débat : elles l’ont au contraire caricaturé. Elles ont surtout permis de lever les inhibitions des uns pour donner libre cours aux fantasmes des autres, et inciter les médias, dans beaucoup de pays, à dire et écrire “ tout haut ce que personne ne pensait tout bas ”. C’est donc dans un contexte d’abrutissement collectif, ainsi que le rappelle justement J F Kahn, que Daniel Bensimon, journaliste du Haaretz, écrivait en particulier : “ Chirac a réussi à se rallier les Français sur la base du sentiment de peur qui les paralyse. C’est ainsi que ce pays qui s’est distingué de tous les autres par son égoïsme congénital a réussi à gagner un statut de pays pacifiste ”. Avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, JF Kahn a raison de le rappeler, car la remarque est saisissante.
Or, le “ Stalinisme retourné ”, ainsi que le qualifie JF Kahn, nourri par une propagande privée, et non étatique, conduira très naturellement les médias à assimiler toute critique de la position américaine comme de la haute trahison. Toujours cette même logique binaire, dévastatrice pour toute forme de pensée : « puisque vous n’êtes pas pour nous, c’est donc que vous êtes contre nous ! » Cette propagande médiatique au service d’un Etat s’est accompagnée du “ retournement d’une mystique ” puisque la guerre en Irak est menée livre saint à la main et formules sacrées aux lèvres : l’analogie avec les staliniens pourrait s’arrêter là. Mais JF Kahn persiste et signe dans un certain mélange des genres en assimilant les méthodes néo-conservatrices américaines à celles utilisées par les staliniens mobilisant contre la répression des grèves des Asturies après avoir écrasé la révolte des ouvriers de Gdansk.
Indiscutablement, le mensonge a régné en maître au plus haut niveau, devant toutes formes d’auditoires, y compris aux Nations-Unies, tant les partisans de la guerre voulaient convaincre de l’existence d’une menace irakienne : duplicité diplomatique, armes destruction massives, nucléaires, bactériologiques et chimiques, liens opérationnels avec Al Quai¨da et soutien au terrorisme international, liens avec les attentats du 11 septembre, nécessité de faire basculer le monde Musulman dans le camp de la démocratie pour paralyser tout extrémisme religieux, libérer l’Irak de la tyrannie de Saddam Hussein… Mais pour convaincre et susciter l’adhésion, il est utile de prouver. On confectionne alors des preuves de toutes sortes parce qu’elles restent introuvables : faux rapports, photographies truquées, déclarations erronées… ayant en commun leur brutale inexactitude.
L’analyse de JF Kahn manque néanmoins la question essentielle : pourquoi ? Pourquoi l’Irak, pourquoi maintenant, pourquoi à coups de mensonges et de manipulations grossières ?
Bien évidemment, JF Kahn ne se laisse pas prendre à l’argument du “ peule incapable ” de se libérer lui même de son dictateur ; si telle avait été la volonté américaine, beaucoup d’autres conflits seraient menés pour renverser les régimes totalitaires... En tout état de cause, le régime Baasiste de Saddam Hussein, né avec la complicité active ou passive des Etats Unis, connaîtra, lui, un sort particulier, en 1991 comme en 2003, que personne ne s’est vraiment attaché à comprendre et expliquer. Et JF Kahn ne déroge pas à cette règle.
Cette guerre est-elle simplement le fruit d’une pulsion vengeresse née dans quelques cerveaux proches du pouvoir néo conservateur, les Wolfowitz, Kagan, Perle, Kristol, ou autres hérauts acharnés d’une cause dévastatrice opposée à l’Islam, en vue de “ démocratiser ” le monde arabe ?
Cela non plus JF Kahn ne l’évoque pas suffisamment, tout comme il ne parvient pas à décrypter le rôle joué par les Think Tanks liés au Parti Républicain et aux néo- conservateurs, et qui agissent par l’intermédiaire de sociétés de communication ou de relations publiques, chargées de construire et diffuser des messages que l’opinion publique américaine et mondiale devrait entendre et ingérer pour penser “ correctement ”.
A cet égard, la création du PNAC (Project for a New American Century) en 1997 fut décisive, comme le relève lui-même JF Kahn, pour collecter des fonds au profit de personnalités néo-libérales. A partir de 2002, les sommes en question ont financé ce qu’il faut bien appeler des campagnes d’action psychologique, visant à établir doctrinalement la nécessité de faire la guerre en Irak (l’exemple du comité pour la libération de l’Irak est emblématique). La contagion mentale s’est aussi faite sentir dans les différents pays européens, dont la France, où de frais émules du PNAC sont soudainement passés d’une pensée apparentée à l’extrême gauche à la mouvance néo libérale.
Cependant, il est vrai que JF Kahn est parvenu à faire un tour d’horizon de la problématique irakienne, même si l’approche est parfois confuse ou nourrie de trop de circonvolutions. On ne lui reprochera donc pas d’avoir brossé un tableau global des mutations de la pensée géopolitique, et des relations américaines avec le monde arabe, mais on regrettera que la chronique des événements ne se soit pas accompagnée d’une analyse des mécanismes qui conduise à la mise à nue des causes profondes.
François BELVAL
Kahn Jean-François, Le camp de la guerre, critique de la déraison impure, Fayard