Les Etats-Unis ont-ils perdu la guerre de l’information ?

Il y a déjà trente ans, dans Du mensonge à la violence Hannah Arendt annonçait : « Faire de la présentation d’une image la base de toute politique, - chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens », voilà quelque chose de nouveau dans cet immense amas des folies humaines enregistrées par l’histoire. ».« L’Empire du Bien contre-attaque », produit par le Pentagone, est devenu un film gore. L’intervention humanitaire, une exhibition tortionnaire. À présent, les télévisions passent et repassent les images des sévices en Irak ; il y a quelques mois, les caméras exploraient les amygdales de Saddam Hussein. En Avril 2003, c’était la chute de sa statue. Faut-il en conclure qu’entre temps, le pays qui a inventé Hollywood a perdu la guerre de l’information ? Ou du moins, la guerre des informations (au sens des « nouvelles ») ?

Le sadique et le numérique

Cet échec est d’abord le résultat de l’équation « sadique + numérique = symbolique ». Des imbéciles frustrés se complaisent à garder des souvenirs de sévices plus ou moins sexuels. Ils inventent un nouveau genre de reality show : la ferme des barbares ou le loft de la honte Les images numériques circulent, notamment sur Internet et il devient quasiment impossible qu’elles ne ressortent pas un jour où l’autre. Du coup, elles incarnent la mortification de tous les Arabes.

De la même façon qu’hier, cent personnes entourant une statue au sol étaient censées démentir les arguments du camp de la paix, aujourd’hui quelques matons détruisent ceux du camp de la guerre. Le principe d’exemplarité – l’image vaut idée, l’individu vaut la cause - est à double tranchant. Les Etats-Unis, après l’argument des A.D.M., viennent de perdre leur justification de rattrapage : « faute d’armes de destruction massive, nous avons débarrassé le monde d’un tyran qui massacrait et martyrisait son propre peuple ». Après les 600 morts avoués de Falloudjah, les rapports sur Abou Graibh et ailleurs…, il devient de plus en plus difficile de présenter l’intervention U.S. comme une variante musclée du droit d’ingérence.

Si le but de la guerre d’Irak, menée au nom des droits de l’homme, était de terroriser les forces du Mal et de galvaniser tous ceux qui croient en la liberté (des néo-conservateurs parlaient déjà d’une « vitrine » irakienne ou d’un « tsunami démocratique »), il va de soit que c’est un échec. Mais si certains espéraient que la paix finirait par s’imposer avec quelques milliards de dollars et beaucoup de « com », leur erreur était pire encore.

D’où vient l’impact des images de sévices à la prison d’Abou Graih, un impact si extraordinaire que certains parlent déjà d’une guerre perdue à cause d’une image ?

 De l’idée qu’il se trouve des pervers ou des frustrés sur une armée de 135.000 hommes, lâchés sur un pays dont ils ne comprennent rien ? Peut-être, mais il ne serait pas difficile de citer d’autres armées (dont certaines se disent de libération) et qui font pire en ce moment même. Du fait qu’au moins une part de la hiérarchie de l’U.S. Army ait laissé faire, voire encouragé les sévices ? C’est déjà plus vrai, même si cela est partiellement compensé par la fameuse transparence de la démocratie américaine et par sa capacité de s’auto-critiquer.

 De l’effet de réalité ? Le corps d’un malheureux nu avec un slip sur la figure nous émeut beaucoup plus que l’idée que probablement 110 000 irakiens ont péri pendant la première guerre du Golfe. Une image de torturé, c’est un drame humain qui nous touche. Dix mille morts dans le journal, c’est de la statistique. Bien sûr, on peut toujours relativiser : les prisonniers irakiens sont mieux traités que ne l’ont été les soldats français capturés à Dien Bien Phu, du moins si l’on s’en fie aux taux de mortalité. Mais cela n’y change rien. Voir de ses yeux, c’est pouvoir s’identifier à ce corps sans visage. Et cette identification est plus forte encore si l’on est Arabe, et si l’on a en mémoire la longue suite des humiliations subies par des Arabes : Palestiniens ou suspects irakiens mis à genoux, les yeux bandés, parfois à moitié nus devant leurs familles et leurs voisins.

 Mais, ce qui choque le plus, c’est probablement le contraste entre le pourquoi et le comment de la guerre, ses intentions morales proclamées et sa réalité sadico-cathodique. Une idéologie reposant sur le culte de la victime (souvenez-vous du Kosovo) s’est trop longtemps confiée au pouvoir des images et à a trop joué des ressorts de la compassion planétaire.

De Saïgon à Bagdad

Nous assistons à l’échec de celle qui est née après le Vietnam. À l’époque, les militaires américains sont persuadés d’avoir perdu la guerre faute d’en avoir géré l’image. Les photos choc de l’époque – petite fille courant sous le napalm, exécutions de prisonniers - auraient démoralisé l’Amérique et décrédibilisé sa cause. Il fallait réagir. Il y eut la première guerre du Golfe, sans images de cadavres, puis les opérations du Kosovo, à zéro dommage cathodique collatéral et où les caméras du monde entier s’étaient tournées vers les réfugiés albanais.

La règle était : ne laisser filmer ni les morts que l’on déplore, ni ceux que l’on fait. Montrer les bonnes victimes. D’où les principes que respectent (ou respectaient) peu ou prou les médias américains : ne pas donner à l’ennemi le plaisir de voir les dégâts qu’il provoque ; le montrer au contraire déchu et pitoyable. Ne pas laisser voir ses morts ou les visages de ses prisonniers, dissimuler les scènes les plus horribles, comme les cadavres U.S. dépecés et pendus à Falloudjah.

De leur côté, les télévisions dites « arabes » comme al Jazira n’hésitent pas à montrer ces images, comme elles présentent des scènes de la souffrance ou de la mort de Palestiniens, parfois mises en scène de façon emphatique.

Par ailleurs le nouveau terrorisme a décidé de mener une guerre de l’humiliation symbolique contre l’hyperpuissance, à commencer par la vision des icônes de l’Occident s’effondrant le 11 Septembre. Une guerre où la souffrance et la mort ne sont pas affectées du même signe. Tandis que les jihadistes se complaisent à scénariser leur future mort dans une cassette testament, la décapitation d’un otage américain rappelle un paradoxe. Voir le tourment de l’ennemi est d’un côté, ce qui nuit le plus à une cause. Mais de l’autre, c’est ce qui la sert le mieux (au moins dans l’esprit des chefs islamistes), preuve que nous ne lisons pas les images avec les mêmes codes. Or ces codes ont une histoire. Ils ne tiennent pas à une nature cruelle de « ces gens-là ».

La répugnance pour la vision des supplices en Occident (en Amérique, qu’on se souvienne des photographies de lynchages de Noirs avant la Seconde Guerre Mondiale) n’est pas immémoriale. Elle est à peine moins récente que l’idée de faire des guerres pour des raisons « humanitaires ».

Les djihadistes, eux, se régalent de filmer égorgements et décapitations (le GIA algérien et les indépendantistes tchétchènes avaient déjà produit des exécutions tournées en live). Il leur a fallu pour cela contourner une ancienne répugnance islamique envers l’image. Il faut donc qu’ils considèrent de telles images comme « licites », c’est-à-dire théologiquement susceptibles d’aider à la propagation de la foi et non de favoriser la fascination des sens. Ce qui ne veut pas dire que leur efficacité soit prouvée : si beaucoup de musulmans s’identifient aux prisonniers irakiens, en tant qu’Arabes humiliés, combien se reconnaissent dans les hommes cagoulés qui tranchent des gorges ?

Le 11 Septembre avait conféré à l’Amérique son statut de victime exceptionnelle : elle ne ferait désormais la guerre que pour se venger et défendre la planète contre la Terreur. Et voici que la machine s’affole. Que la faute en revienne aux télévisions satellitaires arabes, à Internet, à ses propres médias, l’Amérique ne contrôle plus ce qui est visible donc crédible dans ce conflit. La preuve par l’image se retourne contre la société des images en lutte « pour le cœur et l’esprit des hommes ».

François-Bernard Huyghe
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