Guerre de l'information sur le saumon - Interview de Philippe Barbe, PDG de Direct Ocean

« Pour eux c’est du business, pour nous c’est immoral » En début d’année, une étude publiée par la revue Science prétendait démontrer les risques pour la santé que pouvait présenter une consommation même limitée de saumon d’élevage. Le récit de cette malheureuse affaire avait alors été publié dans ces colonnes. Démenties depuis par un nombre important d’organismes comme l’AFSSA, les conclusions plus qu’orientées de cette étude qui opposait la nocivité du saumon d’élevage (essentiellement européen et chilien) aux bienfaits de la consommation de saumon sauvage (en particulier celui provenant d’Alaska) ont fait énormément de mal à l’industrie européenne du saumon.Quelques mois après le début de cette affaire, Philippe Barbe, PDG de Direct Ocean (premier importateur français de saumon), a accepté de répondre à nos questions depuis son siège de Boulogne-sur-Mer.

L’étude qui est parue dans Science a eu beaucoup d’échos dans les médias. Quel impact a eu cet article sur votre activité ?
L’impact a été très fort juste après la sortie de l’article pendant les mois de janvier et de février, puis s’est fortement réduit à partir du mois de mars. Cet impact a donc été très intense mais relativement bref. Dans les semaines qui ont suivi la parution de l’étude, notre entreprise a connu une baisse de 70% de son volume d’activité par rapport à l’an dernier. Mais depuis, cela est remonté. Nous estimons que notre activité a baissé de 15 % entre le mois de janvier et le mois d’avril par rapport à son niveau habituel.

Etes-vous toujours affectés par cette crise ?
Oui, mais cela s’est énormément adouci sur la période d’avril et de mai. Nous sommes pratiquement revenus à un niveau normal d’activité. Mais cela nous a quand même coûté 100.000 euros. En ce qui concerne l’industrie européenne dans sa globalité, on estime les pertes à 25 millions d’euros grâce à des calculs qui ont été faits pour le dépôt d’une plainte. De ce point de vue, c’est dramatique.

Quel crédit apportez-vous aux résultats de cette étude ?
Le lobbying est un sport national aux Etats-Unis. J’y ai vécu pendant dix ans, je connais bien ce pays et sa culture du business. Il est clair que l’étude a été financée par une fondation, la Pew Charitable Trusts, et que des producteurs de saumon d’Alaska siègent au Conseil d’Administration de cette fondation. Depuis longtemps, les Américains tentent d’exclure le saumon d’élevage de leur marché. Les producteurs chiliens de saumon d’élevage, qui produisent 70 % du saumon consommé aux Etats-Unis, ont déjà été victimes de ces tentatives d’exclusion. Il y a eu des accusations de dumping et autres, ces actions ont coûté beaucoup d’argent à leurs cibles mais n’ont jamais réellement abouti, et n’ont pas entamé le libre accès du saumon chilien au marché américain. De plus, les producteurs américains ont perdu une grosse partie du marché japonais à cause du poisson chilien, et ils ont également perdu le marché européen. Cela ressemble donc un peu à un cri d’agonie, ils essaient de se battre pour survivre. Mais il y a beaucoup d’éléments à prendre en compte. A l’heure actuelle, on ne peut pas être convaincu à cent pour cent d’une tentative de déstabilisation provenant des producteurs d’Alaska. Il ne faut donc pas se précipiter ou généraliser, je sais que tous les producteurs d’Alaska n’ont pas participé à cette campagne de dénigrement, qui a pu n’être orchestrée que par un nombre réduit de ces producteurs.

Il y a donc une procédure judiciaire qui a été lancée ?
Oui, nous avons porté plainte pour dénigrement, mais il y a peu de chances que cette procédure puisse aboutir. Il est difficile de prouver la réalité des faits.

Aviez-vous vu le reportage qui était passé dans Envoyé Spécial au sujet de cette affaire ?
Oui, nous y avons participé, une partie se déroulait même à Boulogne. Ce reportage était très bien fait, dans la mesure où il a essayé de répondre à certaines questions, et surtout à la principale : Est-ce que le saumon d’élevage peut être consommé sans danger pour la santé ? Ils y ont bien répondu grâce aux interviews de différents scientifiques qui ont confirmé qu’il n’y avait aucun risque. En revanche, ils ont préféré laisser un point d’interrogation sur les questions qui n’avaient pas de réponse sûre, comme le fait de savoir s’il y avait eu une cabale d’orchestrée et si oui, par qui elle l’avait été. Et leur réaction a été normale, car on n’a pas vraiment de preuve irréfutable et on en n’aura jamais. Cela peut être une minorité de producteurs d’Alaska qui ont utilisé une position dans une fondation pour agir et tenter une déstabilisation, mais cela est très difficile à prouver.

Pensez-vous que d’autres acteurs, comme les fournisseurs d’huile végétale pour la nourriture des poissons, pourraient être impliqués ?
Non, je ne vois pas l’intérêt qu’ils auraient trouvé dans l’affaire. De toute façon, nous utilisons déjà de l’huile végétale pour nourrir les saumons (à hauteur de 40% de la nourriture totale). Les producteurs de saumon d’élevage veulent même en utiliser le maximum pour des raisons de disponibilité (cette huile est moins chère et beaucoup plus abondante que l’huile de poisson, qui est limitée par les ressources maritimes). Je ne vois donc pas l’intérêt, il vaut mieux pour eux que le saumon d’élevage marche le mieux possible.

Vous n’avez pas vu ces acteurs se comporter différemment après la parution de l’article ?
Non, vraiment pas. Ce qui est vrai, et dommageable pour nous, c’est que cela a donné un regain à la consommation de saumon sauvage. Il ne faut pas se méprendre, il y a du très bon saumon sauvage, comme c’est le cas pour certaines espèces pêchées au Canada, mais celui-ci n’est consommé qu’au Japon ou sur le marché domestique. En Europe, nous n’en voyons jamais la couleur. Le saumon sauvage présent sur le marché européen est du saumon bas de gamme. Mais cela n’empêche pas beaucoup d’acteurs du surgelé d’utiliser du sauvage plutôt que du saumon d’élevage suite à cette étude, ce qui est pénalisant pour le consommateur final car le produit est moins bon. Un plat surgelé fait avec du Pink d’Alaska (sauvage) et un plat fait à partir de saumon d’élevage du Chili, d’Ecosse ou de Norvège, cela n’a rien à voir ! D’un coté, on a un produit sec et fade, de l’autre un produit moelleux et qui a du goût. Nous vendons du sauvage, mais on ne pousse pas ce produit car sa qualité est inférieure à celle du saumon d’élevage. Malgré cela, certains clients préfèrent tout de même le sauvage en se référant à l’article de Science. Il y a donc une recrudescence de la vente de sauvage en ce moment.

Mais au niveau du grand public, on a l’impression que c’est la filière du saumon dans son ensemble, qu’il soit sauvage ou d’élevage, qui a été affectée par les résultats de l’étude. Le consommateur va-t-il à l’avenir plus s’orienter vers le saumon sauvage ?
Sur le marché intérieur, la vente de saumon sauvage a connu un certain regain, mais cela devrait s’éteindre comme un feu de paille. Aujourd’hui, le consommateur est mieux informé et mieux armé pour juger du goût d’un produit et de sa qualité. Après avoir essayé le sauvage, il devrait donc dans les mois à venir retourner vers le saumon d’élevage, tout simplement parce qu’il est meilleur. Il va se rendre compte qu’il a été roulé dans la farine dans cette histoire.

Vous avez vécu aux Etats-Unis pendant dix ans. Aviez-vous déjà eu vent de ce genre de tentative de déstabilisation ?
Oui. A titre d’exemple, la publicité comparative est interdite en France alors qu’elle est utilisée couramment aux Etats-Unis. Le dénigrement du produit concurrent est constamment pratiqué. C’est une culture, le reflet d’une société différente de la nôtre. Pour eux c’est du business, pour nous c’est immoral. Ils ne voient pas cela comme quelque chose de punissable et de bannissable, mais bien comme une manière de faire des affaires et de gagner de l’argent. C’est une culture différente, avec des valeurs différentes…

Avez vous reçu des propositions d’aide au plus fort de la crise de la part d’entreprises ou des pouvoirs publics ?
Les pouvoirs publics ne nous ont pas aidés, mais il n’y avait aucune raison à cela dans la mesure où la crise a été de courte durée. Les médias nous ont en revanche offert une aide précieuse après avoir fait état de la parution de l’étude. Il est vrai que le 8 janvier, le 20h de TF1 a descendu le saumon d’élevage en rapportant les résultats de l’étude. Derrière, ils ont été assez peu actifs dans la contre-campagne organisée pour rassurer le consommateur et dénoncer le caractère orienté de l’étude. Mais par la suite, nous avons reçu de l’aide de la part de France 2, France 3 et de Canal Plus où j’ai pu participer à l’émission « Merci pour l’info » et où on m’a laissé parler. On a été vraiment appuyé, on sentait bien que tous les journalistes comprenaient qu’il n’y avait aucune raison de descendre le saumon d’élevage et que c’était un produit sain. Derrière, il y a donc eu un gros appui de tous les médias, que ce soit la presse écrite ou audiovisuelle. Cela a été très positif, car cela nous a permis de résorber rapidement la crise et de limiter son impact sur une période très courte. Nous avons pu ainsi éteindre le feu médiatique très vite, ce qui est capital dans ce genre de situation.

Merci à Philippe Barbe d’avoir répondu à nos questions.

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