Galiléo – GPS : partenaires, concurrents ou adversaires ?

Lorsqu’en 1994 l’Union Européenne et l’ESA (European Space Agency) lancent le programme Galiléo, l’objectif affiché est d’offrir une alternative au système GPS. Ce système de navigation par satellite, développé par le Ministère américain de la Défense à des fins initialement strictement militaires, a en effet alors ouvert un marché dans certains secteurs économiques civils comme les transports et la logistique. Seul système existant, le GPS se trouve alors en position de futur monopoleur sur un marché potentiellement très intéressant. L’initiative européenne s’inscrit par conséquent dans une logique de défense des intérêts de la puissance économique européenne. L’UE et l’ESA associent des industriels européens (dont le français Thalès) à cette démarche en créant le Galiléo Joint Undertaking, structure chargée de créer l’architecture du futur système européen de navigation par satellite et d’en assurer le développement dans ses premières phases. Galileo JU a sélectionné le 6 février dernier les trois consortiums industriels en compétition pour obtenir la concession de ce projet :

- Eutelsat, Hispasat, LogicaCMG et Aena
- Inavsat (Inmarsat, EADS et Thales)
- Vinci, Alcatel et Finmeccanica

Ces trois consortiums se sont présenté le 9 mars dernier lors du Concession Industry Day à plus de cinq cents personnalités des secteurs de l’espace, des télécommunications, du transport ou des finances. L’un de ces consortiums sera désigné à la fin de l’année 2005 pour déployer le système et en assurer l’exploitation, celle-ci devant être totalement opérationnelle courant 2008.

Quels services pour quel marché ?
A l’image de son homologue américain, le système Galiléo comprend une composante spatiale (il est prévu de mettre en orbite 30 satellites dont le premier cette année) et une composante au sol permettant une meilleure précision pour certaines utilisations. L’utilisateur doit être doté d’un récepteur qui, par le principe de la triangulation, lui communique sa position en temps réel. Si, comme le GPS, Galiléo doit offrir un service gratuit accessible aux utilisateurs de base, il est également prévu de proposer des services commerciaux payants donnant accès à une meilleure précision de positionnement et destiné à une utilisation professionnelle. Galiléo proposera également un service dit Safety of Life Service, que sa grande qualité et sa protection contre les interférences destine aux professionnels de l’aviation et de la navigation, ainsi qu’une offre particulièrement dédiée aux services de secours dite Search and Rescue Service. Enfin, le service PRS (Public Related Service) est réservé aux autorités publiques dans le cadre de leurs missions de protection civile et de sécurité nationale. Le service PRS est crypté, protégé contre toute intrusion ou interférence et assure une fiabilité et une précision maximales. Chargé du déploiement de l’ensemble du système, le consortium industriel retenu sera également concessionnaire du service commercial. Galileo Joint Undertaking et la plupart des industriels concernés évaluent les revenus potentiellement générés par ce marché entre 5 et 10 milliards d’euros durant la période 2008-2025.

Ces estimations de développement du marché du positionnement et de la navigation par satellite sont basées sur l’apparition de nouveaux besoins dans certains secteurs. Parmi les activités concernées, citons la téléphonie mobile (synchronisation des réseaux GSM), l’automobile, l’ensemble des modes de transport, la pêche et l’agriculture ou encore l’industrie du BTP. Pour un coût somme toute modique estimé à environ 3,2 milliards d’euros (soit l’équivalent de 150 kilomètres d’autoroutes en Europe), le marché semble donc particulièrement « juteux » si l’on associe à la vente de l’accès au service les revenus à attendre de la commercialisation des récepteurs de tous types.

L’attitude américaine et l’accord du 25 février 2004
Après avoir longtemps œuvré contre ce projet européen chargé de symboles, les Etats-Unis ont fini par admettre que Galiléo serait une réalité en 2008 et placerait leur GPS en situation de concurrence. Ils ont dès lors choisi de moderniser leur propre système en une version GPS III qui doit être opérationnelle en 2015. Le budget nécessaire à cette modernisation est estimé à plus de 7 milliards de dollars. Ces derniers mois, les Etats-Unis et l’Union Européenne ont mené une négociation assez difficile autour d’un problème lié à cette future génération de GPS. Les Américains reprochaient en effet au signal PRS de couvrir le futur Code-M, c’est-à-dire le signal réservé aux applications militaires sur GPS III. Le Pentagone a argumenté sur le fait que ce tuilage risquait de diminuer la performance et l’intégrité du Code-M et a donc demandé aux Européens de modifier leur signal PRS. L’accord signé à la fin du mois de février dernier entérine cette exigence. L’Union Européenne a en effet accepté de déplacer le signal du PRS afin qu’il ne corresponde plus au Code-M. Les Américains ont également obtenu des Européens de faire évoluer la structure de signal de leurs services civils de la norme BOC 2.2 vers BOC 1.1 en prétextant d’une menace sur la qualité de leur signal militaire.

Qu’en est-il en réalité ? Le chevauchement du PRS et du Code-M interdisait de facto le brouillage du signal militaire européen par les Américains. Si une telle hypothèse peut, ex abrupto, sembler hautement improbable, il faut se souvenir que lors de la première Guerre du Golfe, les Américains n’ont pas hésité à brouiller le signal GPS au-dessus d’Israël, pourtant allié indiscutable, afin d’interdire toute riposte aux attaques de Scuds irakiens. En acceptant de décaler le PRS, l’Europe accepte ainsi implicitement de prendre un risque stratégique que l’on ne saurait considérer comme nul. Les négociateurs européens en sont d’ailleurs parfaitement conscients puisque Heinz Hilbrecht a déclaré à l’issue de la signature de l’accord : "Nous allons discuter afin de prévoir des situations dans lesquelles on ne brouille pas le PRS ». N’eut-il pas été plus pertinent de commencer par cela avant que de ne céder ?
Quant au passage de la norme BOC 2.2 à BOC 1.1, le Commissaire Loyola de Palacio a expliqué que les ingénieurs européens avaient trouvé le moyen de donner à la norme BOC 1.1 une qualité de précision tout à fait comparable à BOC 2.2. Il convient donc de se féliciter de la qualité de nos ingénieurs, dont personne d’ailleurs ne doutait. L’accord stipule, qui plus est, que les Américains se sont engagés à utiliser également cette norme BOC 1.1 pour leur GPS III. Ici encore, la concession est avouée à demi-mot par un « proche du dossier » cité par La Tribune datée du 1er mars 2004 : « Nous avons toutefois conservé la possibilité technique de revenir sur BOC 2.2 si, d'aventure, les Américains ne tenaient pas leur promesse » (sic). Si l’on se place d’un point de vue strictement économique, voici comment on pourrait, à traits à peine grossis, tracer les contours de cette négociation. Nous assumons les coûts supplémentaires liés à la recherche (a priori fructueuse) sur l’amélioration du BOC 1.1. Et si, « d’aventure », les Américains décidaient d’ici 2015, date de mise en service de GPS III, de passer sur BOC 2.2, il faudra de nouveau prendre à notre charge le retour de Galiléo sur BOC 2.2. Il est tout de même curieux que ce soit au système le plus proche de sa mise en œuvre opérationnelle (moins de quatre ans contre plus de dix ans pour le GPS) de s’adapter aux exigences techniques de son concurrent.

Ces concessions sont d’autant plus regrettables que rien ne semble avoir été obtenu en échange. Le négociateur américain Ralph Braibanti a notamment estimé avec insistance que la participation financière de la Chine à ce programme, à hauteur de 200 millions d’euros, était « un facteur potentiel de complications ». Galiléo est en effet un projet ouvert aux financements extra-européens et, aux côtés de la Chine, le Canada, l’Inde et le Japon se sont notamment engagés à un partenariat financier sans transferts de technologies. Il est intéressant de noter qu’immédiatement après cet accord du 25 février, l’administratrice de l’autorité de régulation de l’aviation américaine, Marion Blakey, exprimait lors d’un déplacement à Pékin ses réserves sur les capacités de Galiléo dans le domaine du contrôle aérien en qualifiant le GPS de « meilleur système au monde ». Il est fort probable que ces pays contributeurs fassent dans les années qui viennent l’objet de pressions importantes de la part des Etats-Unis. Le risque est effectivement grand pour les Américains de voir leur GPS III arriver en 2015 sur un marché mondial largement dominé par Galiléo et ils feront tout pour l’éviter.

Tout bien considéré, Galiléo illustre assez bien l’état des relations entre les Etats-Unis et l’Europe. Ce projet est l’objet de négociations qui donnent une apparence de relations normales comme elles sont sensées s’établir entre des alliés. Et pourtant, l’analyse de la réalité de ces négociations donne davantage l’impression d’un face à face entre adversaires (certes au comportement civilisé) dont l’un, sûr de sa force, sait pouvoir imposer sa volonté à l’autre. D’où vient la force des Etats-Unis sur ce dossier de la navigation par satellite ? Si l’on reprend l’histoire de la naissance de Galiléo, on constate que, comme ce fut le cas pour Ariane ou encore Airbus, la participation à ce projet est fondée sur le principe du retour sur investissement. Les Etats et les industriels ne participent qu’à hauteur de ce qu’ils peuvent espérer obtenir en retour. Dans une telle démarche, la logique est par essence avant tout commerciale. Galiléo a attiré les investisseurs en mettant en avant le marché auquel il allait donner accès. Il est à ce titre intéressant de noter que ce projet est entre les mains des ministres des transports. Face à Galiléo, GPS est depuis le début un projet essentiellement militaire qui a été ensuite (très rapidement) offert à des utilisateurs civils. L’intérêt stratégique des Etats-Unis a donc été primordial dans la définition des caractéristiques de ce programme.

Il reste à souhaiter que l’Union Européenne parviendra à définir, formaliser et défendre ce que sont ses intérêts stratégiques dans la construction de Galiléo. La situation actuelle des relations internationales doit inciter non à la paranoïa mais à la prudence et au sens des responsabilités quant à la préservation de notre autonomie stratégique. Galiléo est une chance, ne la laissons pas passer.

RJ

Article publié dans La Lettre Sentinel (n°13, mars 2004) avec leur aimable autorisation.
La Lettre Sentinel La Lettre Sentinel