Le décryptage des grandes dynamiques du capitalisme contemporain, l’identification et la cartographie des grandes tendances et affrontements économiques qui structurent l’histoire du libéralisme moderne, ne peuvent naître aujourd’hui que d’une réflexion sur l’évolution des concepts clés du management stratégique et du marketing. Cette analyse doit s’effectuer à travers le prisme de nouveaux paradigmes ou disciplines : guerre économique, influence, guerre de l’information, intelligence économique, etc. C’est à ce type d’approche que nous invite l’ouvrage collectif dirigé par Ludovic François : Business sous influence.
Le principal mérite de ce texte, qui réunit une équipe importante de spécialistes, est de proposer une approche stimulante de problématiques souvent traitées de manière routinière, c’est-à-dire en négligeant les évolutions en cours. On retiendra notamment une très féconde mise en perspective du marketing à la lumière de la montée en puissance des procédés d’influence. A partir de la définition retenue par le Mercator, posant que « Le marketing est l’ensemble des méthodes et des moyens dont dispose une organisation pour promouvoir, dans les publics auxquels elle s’intéresse, des comportements favorables à la réalisation de ses propres objectifs », Julien Lévy souligne ainsi avec force le lien entre marketing et stratégies d’influence. « Autrement dit, poursuit-il, le rôle du marketing est d’influencer les publics cibles d’une organisation pour qu’ils se comportent de la façon souhaitée par l’organisation, c’est-à-dire d’une façon conforme à ses intérêts./ Le marketing s’inscrit ainsi dans une relation de pouvoir entre les organisations (entreprises, associations, organismes publics…) et leurs publics (particuliers, professionnels, entreprises, associations…). Sa vocation est d’être un instrument de pouvoir au service de ceux qui l’emploient. »
Ce que l’ouvrage met particulièrement bien en lumière, c’est que l’entreprise contemporaine devient virtuose dans l’exercice de l’influence. Influence qui passe par une insigne capacité d’anticipation ou une savante collaboration entre les firmes et les autorités publiques, dans le cadre d’une approche économique globale, incluant les dimensions psychologiques et culturelles. Là aussi, les contributions des différents auteurs apportent les préalables analytiques et les concepts nécessaires à l’assimilation de ces stratégies globales de conquête de parts de marché. A l’ère de l’information et du multimédia, écrit Éric Denécé, « ceux qui gagnent sont ceux qui imposent leurs concepts et leurs idées en amont des marchés. Cette approche est d’autant plus efficace, rapide et durable qu’elle est soutenue par une campagne médiatique, dont l’effet démultiplicateur est sans égal. Ce phénomène décuple les mouvements de mode et provoque l’identification aux milieux qui les ont générés, lesquels deviennent, de facto, des références socioculturelles./ Or, les normes socioculturelles conditionnent les comportements et le style de vie d’une nation, lesquels influencent les consommateurs et modèlent l’activité économique. Ainsi, derrière des films, téléfilms, clips, a priori sans autre objet que divertir, se profile la promotion du style de vie qui leur a donné naissance. Cela a des impacts énormes en termes culturels, mais aussi politiques, économiques et sociaux.
Tout acteur économique souhaitant pénétrer de nouveaux marchés doit donc créer et imposer ses concepts, car ils représentent un avantage concurrentiel. Le Social Learning répond à cet objectif : imposer une norme culturelle, définir un référentiel de société./ Le Social Learning est une méthode de conquête des marchés fondée sur l’imposition de modes de pensée. Il procède à un véritable formatage intellectuel des cadres et décideurs d’un pays visé, prenant ainsi, par des voies indirectes, le contrôle de leur référentiel de raisonnement et les orientant imperceptiblement vers des comportements socioculturels précis ; ce qui conduit à les transformer en clients quasi assurés du pays à l’origine de cette opération d’influence très élaborée./ Le Social Learning intervient essentiellement à travers la formation de futurs cadres décideurs et donne, en apparence, l’impression d’associer à son action les populations cibles elles-mêmes. Ce qu’il vise, ce sont les centres de décision ou de référence d’une nation […] ayant un pouvoir de décision, d’influence ou d’entraînement sur le reste de la communauté. Cette manœuvre oriente alors en toute légitimité les publics visés vers l’offre se dissimulant derrière ce processus de formation apparemment anodin. Il s’agit d’une conquête des cœurs et des esprits très en amont des débouchés commerciaux. […] Le Social Learning est donc un formatage social à des fins d’influence. Son objectif est la conquête des « territoires mentaux »./ Par le biais du Social Learning, les acteurs économiques cherchent à prendre le contrôle d’un marché, en amont, en façonnant ses goûts et ses besoins – voire en les conditionnant – et enfin en lui imposant ses produits, qui paraissent alors répondre naturellement à ses attentes. »
En tout état de cause, l’ouvrage fournit de multiples pistes à explorer et suggère d’infinis rapprochements, que chaque lecteur peut approfondir à son gré et selon son besoin.
Business sous influence. Marchés financiers, ONG, marketers, État… Qui manipule qui ?, sous la direction de Ludovic François, Éditions d’Organisation, 2004.