Les sociétés contemporaines sont souvent victimes de la confusion des mots, et plus seulement de celle des sentiments ... Nous employons régulièrement certains mots pour signifier une réalité très différente de celle que devrait évoquer les termes employés. En somme, il est devenu banal que le signifiant et le signifié ne se recoupent guère … C’est exactement le processus à l’œuvre concernant la question de l’existence d’un « empire américain ». Les débats sont souvent confus : on emploie indifféremment domination, hégémonie, empire … Ces termes ne se recouvrent pourtant pas. L’empire est une dynamique d’expansion, une logique d’ouverture, fut-elle militairement conquérante (tout au moins en ses débuts). Elle suppose une soif d’ailleurs, un désir de se confronter à l’autre et, dans une certaine mesure, de métisser : car il n’y a pas d’assimilation impériale sans une part de métissage. Le phénomène impérial implique forcement un processus de synthèse et de symbiose.
Ce qui ne veut pas dire que l’expansion impériale est un nihilisme, une pulsion de mort, un refus de son identité, une volonté de l’anéantir en se recouvrant de celle de l’Autre, en faisant intégralement sienne la singularité de son vis-à-vis. Cette dynamique est beaucoup plus subtile. Elle vise, en quelque sorte, à importer en soi la « part manquante », ce qui approfondit en réalité la quête de sa propre identité : ce qui suppose un métissage raisonné et contrôlé (tout au moins dans ses grandes lignes, car on ne peut s’en rendre absolument maître). Rester soi et se développer, s’épanouir, nécessite l’ingestion de l’altérité. Pour le dire autrement, demeurer soi et s’accroître exige de se détacher en partie de soi, de se dépasser soi-même dirait Nietzsche, de se surmonter, de mourir à soi pour mieux se conserver.
A l’évidence, l’Histoire nous montre que l’Empire n’existe pas à l’état pur : aucun projet impérial qui ne porte sa part de tentation hégémonique, de désir de domination, de pulsion destructrice de la singularité d’autrui. Il n’en reste pas moins que les exemples historiques (Rome en tête) laissent apparaître que le modèle impérial fut une modalité du progrès humain en plusieurs points précis de l’aventure de notre espèce. Malheureusement, lorsque la part « généreuse » du rêve impérial s’étiole, l’exercice de l’hégémonie s’installe, ne laissant plus que domination là où il y avait dialectique, même conflictuelle, et bouillonnement civilisationnel et culturel. Certes, l’Empire romain a commencé par l’avancée irrésistible des légions. Mais il a prolongé son œuvre en faisant sienne la culture grecque, en se faisant l’athanor, le creuset des synthèses religieuses les plus audacieuses et raffinées, en donnant la citoyenneté romaine à tous les sujets de l’empire, finissant même par porter à la magistrature suprême des hommes originaires des territoires progressivement conquis dans la phase militaire.
En revanche, reconnaître aujourd’hui que l’empire n’est une modalité acceptable du progrès collectif, qu’il ne constitue plus la forme adéquate et généreuse du rapport à l’altérité ne commande pas d’acquiescer à l’imprécision intellectuelle et historique généralisée. Ce n’est pas parce qu’un événement appartient au passé que l’on doit en bâcler l’analyse, bien au contraire. On se condamne sinon à ne plus rien apprendre et à lentement régresser. Une telle démarche d’indifférence à la compréhension du passé sert donc uniquement les arrières pensées des ennemis d’une stratégie de puissance autonome, française et européenne, apte à s’émanciper de la tutelle américaine. Elle permet en effet de nourrir deux raisonnements a priori éloignés l’un de l’autre mais pareillement stériles. Le premier est celui qui assimile toute forme de volonté, de puissance, à une manifestation du despotisme foncier qui habite la notion même d’État et de nation : pour les tenants de ces thèses, toute stratégie de puissance, toute action internationale d’un acteur étatique, devient une insoutenable expression de force brute, d’impérialisme. Ce qu’ils oublient trop aisément, c’est que la dynamique impériale et l’impérialisme sont deux choses différents. Ce dernier relève aujourd’hui de l’invective politique, de l’insulte idéologique : il appartient aux galaxies contestataires qui voient des néo-colonialistes partout … Dans leur esprit, dénoncer l’Empire américain revient à tirer à boulets rouges sur l’idée de souveraineté nationale pour en appeler à une spectrale « gouvernance mondiale », qui ne souffre ni l’existence de la nation ni celle de l’État, associant mécaniquement la première au nationalisme et le second à l’autoritarisme… C’est bien là que se situe l’impasse du raisonnement alter-mondialiste ; il vitupère contre la mondialisation en reniant dans le même temps le seul instrument capable de la domestiquer : l’État doté d’une stratégie de puissance (c’est-à-dire le politique au sens fort), qu’il agisse dans le cadre national ou européen (les deux étant nécessaires).
La seconde approche, s’appuyant sur la dynamique généreuse du modèle impérial, reprend l’argumentaire de « l’empire bienveillant », refusant de faire face aux indices d’une dérive hégémoniste. L’analyse des défenseurs de cette thèse envoie ainsi aux oubliettes les réalités de la guerre économique et de celle de l’information.
Dans les deux cas, c’est toujours la stratégie de puissance européenne qui fait les frais de la formule abusive d’« empire américain ». En navigant entre ces deux écueils, c’est le chemin de la France contre les empires qu’il faut retrouver … Il nous mena toujours au meilleur de nous-mêmes.
Eric Delbecque
Ce qui ne veut pas dire que l’expansion impériale est un nihilisme, une pulsion de mort, un refus de son identité, une volonté de l’anéantir en se recouvrant de celle de l’Autre, en faisant intégralement sienne la singularité de son vis-à-vis. Cette dynamique est beaucoup plus subtile. Elle vise, en quelque sorte, à importer en soi la « part manquante », ce qui approfondit en réalité la quête de sa propre identité : ce qui suppose un métissage raisonné et contrôlé (tout au moins dans ses grandes lignes, car on ne peut s’en rendre absolument maître). Rester soi et se développer, s’épanouir, nécessite l’ingestion de l’altérité. Pour le dire autrement, demeurer soi et s’accroître exige de se détacher en partie de soi, de se dépasser soi-même dirait Nietzsche, de se surmonter, de mourir à soi pour mieux se conserver.
A l’évidence, l’Histoire nous montre que l’Empire n’existe pas à l’état pur : aucun projet impérial qui ne porte sa part de tentation hégémonique, de désir de domination, de pulsion destructrice de la singularité d’autrui. Il n’en reste pas moins que les exemples historiques (Rome en tête) laissent apparaître que le modèle impérial fut une modalité du progrès humain en plusieurs points précis de l’aventure de notre espèce. Malheureusement, lorsque la part « généreuse » du rêve impérial s’étiole, l’exercice de l’hégémonie s’installe, ne laissant plus que domination là où il y avait dialectique, même conflictuelle, et bouillonnement civilisationnel et culturel. Certes, l’Empire romain a commencé par l’avancée irrésistible des légions. Mais il a prolongé son œuvre en faisant sienne la culture grecque, en se faisant l’athanor, le creuset des synthèses religieuses les plus audacieuses et raffinées, en donnant la citoyenneté romaine à tous les sujets de l’empire, finissant même par porter à la magistrature suprême des hommes originaires des territoires progressivement conquis dans la phase militaire.
En revanche, reconnaître aujourd’hui que l’empire n’est une modalité acceptable du progrès collectif, qu’il ne constitue plus la forme adéquate et généreuse du rapport à l’altérité ne commande pas d’acquiescer à l’imprécision intellectuelle et historique généralisée. Ce n’est pas parce qu’un événement appartient au passé que l’on doit en bâcler l’analyse, bien au contraire. On se condamne sinon à ne plus rien apprendre et à lentement régresser. Une telle démarche d’indifférence à la compréhension du passé sert donc uniquement les arrières pensées des ennemis d’une stratégie de puissance autonome, française et européenne, apte à s’émanciper de la tutelle américaine. Elle permet en effet de nourrir deux raisonnements a priori éloignés l’un de l’autre mais pareillement stériles. Le premier est celui qui assimile toute forme de volonté, de puissance, à une manifestation du despotisme foncier qui habite la notion même d’État et de nation : pour les tenants de ces thèses, toute stratégie de puissance, toute action internationale d’un acteur étatique, devient une insoutenable expression de force brute, d’impérialisme. Ce qu’ils oublient trop aisément, c’est que la dynamique impériale et l’impérialisme sont deux choses différents. Ce dernier relève aujourd’hui de l’invective politique, de l’insulte idéologique : il appartient aux galaxies contestataires qui voient des néo-colonialistes partout … Dans leur esprit, dénoncer l’Empire américain revient à tirer à boulets rouges sur l’idée de souveraineté nationale pour en appeler à une spectrale « gouvernance mondiale », qui ne souffre ni l’existence de la nation ni celle de l’État, associant mécaniquement la première au nationalisme et le second à l’autoritarisme… C’est bien là que se situe l’impasse du raisonnement alter-mondialiste ; il vitupère contre la mondialisation en reniant dans le même temps le seul instrument capable de la domestiquer : l’État doté d’une stratégie de puissance (c’est-à-dire le politique au sens fort), qu’il agisse dans le cadre national ou européen (les deux étant nécessaires).
La seconde approche, s’appuyant sur la dynamique généreuse du modèle impérial, reprend l’argumentaire de « l’empire bienveillant », refusant de faire face aux indices d’une dérive hégémoniste. L’analyse des défenseurs de cette thèse envoie ainsi aux oubliettes les réalités de la guerre économique et de celle de l’information.
Dans les deux cas, c’est toujours la stratégie de puissance européenne qui fait les frais de la formule abusive d’« empire américain ». En navigant entre ces deux écueils, c’est le chemin de la France contre les empires qu’il faut retrouver … Il nous mena toujours au meilleur de nous-mêmes.
Eric Delbecque