Le débat sur le second porte-avions

Surprenante décision : le second porte-avions français ne sera pas, comme le Charles De Gaulle, à propulsion nucléaire mais à propulsion classique. La France avait l’occasion d’être, en Europe, la seule puissance disposant de deux porte-avions nucléaires, le président de la République a préféré l’aligner derrière la Grande-Bretagne en s’en tenant aux techniques de propulsion du passé.Dans le cadre de la loi de programmation militaire 2003/2008, au cours de l’été 2002, le gouvernent avait annoncé l’étude et la réalisation d’un porte-avions qui entrerait en service vers le milieu des années 2010, la Vème République conduisant ses programmes d’armement avec une sage mais bien coûteuse lenteur. La définition du futur bâtiment donna lieu à une longue controverse, en particulier en ce qui concerne le choix du système propulsion. Et aussi en ce qui a trait au maître d’œuvre du projet. La DCN, et les Chantiers de l’Atlantique possédant, sur le plan national, toutes les capacités nécessaires, la réalisation du porte-avions nouveau aurait dû leur revenir. Mais c’eut été dépendre du seul savoir et des seules ressources de la nation. Or, de nos jours, le national est prohibé. Il faut « faire européen » ou, au moins germano-français ou anglo-français. En réalité la décision du président de la République a de plus graves conséquences car elle ajoute à l’introduction des Etats-Unis dans les affaires d’armements de la France.


En effet :
- Associer Thales à Bristish Aerospace (BAE) a pour résultat de remettre l’armement naval français entre les mains d’un secteur privé comportant une entreprise britannique déjà dépendante des fonds de pensions américains et travaillant en sous-traitance pour Boeing. Même le gouvernement de Londres reconnaît que BAE n’est plus une firme anglaise. Au lieu de s’en remettre à un organisme du service public plaçant l’intérêt national bien au-dessus du profit, c’est, au contraire, la quête du profit, au détriment de l’intérêt général qui prévaudra. Une opération semblable a déjà été réalisée par le gouvernement Jospin, la société nationale Aérospatiale fusionnant avec la DASA allemande pour former EADS en passant sous le contrôle de la firme automobile germano-américaine Daimler-Chrysler qui détient 30 % du capital de EADS , l’Etat français 15 % (qu’il est prêt à vendre).

1° - L’Etat français s’est délesté de l’aéronautique militaire, de l’espace et, maintenant, de la construction navale, pour remettre l’ensemble de ces activités aux capitaux privés, de surcroît d’origine étrangère. Ainsi comprises la « construction européenne » et le libéralisme économique assurent la main-mise des capitaux d’outre-atlantique sur les techniques de défense de la France en particulier, des pays européens en général. (M. Philippe Camus, co-président d’EADS l’avait déclaré : … « Nous sommes dans le camp de notre pays et de l’Europe, c’est-à-dire aux côtés des Américains… notre souhait (est) d’être encore plus actifs et de coopérer plus profondément avec nos partenaires industriels américains ». (1)

Cette nouvelle capitulation du gouvernement français, décidée par le président de la République, chef des Armées, achève de détruire le tissu scientifique et technique de la nation, celle-ci devenant peu à peu un « pays colonisé » dépendant du génie créateur et de la production de l’étranger, fournisseur de main d’œuvre, importateur d’analphabétisme et pour peu de temps encore exportateur de cerveaux.

- Autre singularité : du côté français, avec BAE britannique (déjà en difficulté financière) ce sera la firme électronique Thalès qui dirigera la réalisation du projet. Ce ne sera plus l’ingénieurie navale, dans laquelle excellait la France qui gérera le projet mais la spécificité électronique. Comme si, aux temps heureux où la France était encore maîtresse de son destin, la société d’électronique CSF avait dirigé la conception et la fabrication des Mirages au lieu de se contenter de fournir à l’avionneur l’électronique de bord dont il entendait équiper ses appareils. L’objectif était donc bien d’écarter la DCN qui aurait du être une entreprise d’Etat et reléguer les Chantiers de l’Atlantique au rang de sous-traitants du groupe BAE-Thalès, soit privatiser, « européiser », américaniser, substituer le profit au service de la collectivité nationale… du moins à ce qu’il en reste.

- Ayant la mémoire courte, les dirigeants français ne se souviennent pas des échecs retentissants de la « coopération » technique anglo-française, Londres refusant de se joindre aux programmes « Atlantique », « Transall », « Airbus » (en tant qu’utilisateur) réalisant avec la France l’avion Jaguar aux médiocres performances et dont il a fallu s’accommoder durant des années et torpillant le programme maritime « Horizon ».

- Autre anomalie : la presse, aux ordres, a vanté les avantages de ce projet commun en soulignant qu’il correspondait grosso modo au centenaire de l’Entente Cordiale. Londres aurait remercié Paris de la démarche présidentielle.
Or, ainsi qu’on l’a vu plus haut le gouvernement britannique considère que British Aerospace n’est plus une firme anglaise (déclarations de M. Geoffrey Hoon, en 2003, le Ministère britannique de la Défense reprochant vertement à BAE le coût de sa gestion, son excessif engagement outre-atlantique).

2° - Venons-en, maintenant, au choix décisif entre tous, du moyen de propulsion.
a) Sur l’énergie et la propulsion fournies par du combustible fossile, la propulsion par l’énergie nucléaire présente les avantages suivants :
Plus grande autonomie opérationnelle, le porte-avions pouvant être utilisé à distance en étant libéré de la contrainte, à la mer, du ravitaillement en combustible, immobilisant plusieurs heures le bâtiment rendu plus vulnérable (ainsi, d’ailleurs, que le navire-pétrolier, lui-même limité par les nécessités portuaires de son propre ravitaillement).

b) La propulsion par énergie nucléaire évite l’installation de chaudières supplémentaires pour l’alimentation des catapultes de lancement. D’autre part la multiplication de ces sources d’énergie présente l’inconvénient de nécessiter de volumineuses entrées d’air et d’échappement des gaz, qui augmentent les dimensions des superstructure (de « l’îlot ») réduisant la place disponible pour le hangar d’entretien et celle des plates-formes d’élévation et de descente des avions. La propulsion par énergie nucléaire éliminant l’évacuation des gaz des turbines de propulsion classiques, évite les dangereuses turbulences compromettant l’approche par temps calme, notamment lors des vols de nuit.

c) A un nombre égal d’avions de mêmes caractéristiques la propulsion nucléaire permet de limiter le tonnage du bâtiment, et par conséquent, d’en réduire le coût de fabrication, du moins en ce qui concerne la coque et les équipements. C’est ainsi que le modèle britannique à propulsion classique déplacerait 15 à 20.000 tonnes de plus que le Charles De Gaulle à propulsion nucléaire.

d) L’argument avancé pour justifier le choix gouvernemental a été le coût de l’opération : le porte-avions à propulsion classique coûterait 13 % moins cher que l’option nucléaire et cela apprécié durant les quelques 40 ans de vie opérationnelle du porte-avions. L’argument est fallacieux car personne ne sait quel sera le coût moyen du combustible fossile durant la période 2015-2055 censée correspondre à la vie normale du bâtiment. Cela alors que s’épuisent les ressources en énergie fossile. Pas plus que ne sont comptés les coûts de la protection spéciale nécessitée durant les immobilisations pour ravitaillement (en mer) en combustible alors qu’avec un porte-avions à propulsion nucléaire tous les ravitaillements peuvent être effectués par avions ou par hélicoptères et qu’il n’y a donc pas d’immobilisation d’ordre logistique.

e) Ajoutons, enfin, une capacité de stockage de munitions et de carburant pour avion embarqué beaucoup plus importante pour la formule nucléaire que pour la propulsion classique.

3° - Compte tenu de la construction du Charles De Gaulle et de son maintien en service au moins durant les 30 ou 40 prochaines années, un second porte-avions voisin du premier, à ceci près qu’il aurait incorporé les techniques les plus récentes et les enseignements de la construction et de la mise en œuvre du Charles De Gaulle, paraissait de loin, la meilleure des solutions :

-Même formation des équipages et interchangeabilité assurée des hommes, des armes, des équipements.
-Même source de ravitaillement en pièces de rechange techniques, celles-ci, construites et stockées pour les deux bâtiments, revenant moins cher.
-Entretien, réparations et modifications éventuelles assurés par la même entreprise, dans la même installation portuaire.
-Documentation unique, valable pour les deux bâtiments.
-Alimentation en crédits et travail fourni aux équipes de scientifiques et de techniciens de haut niveau nécessaires à l’adaptation de l’énergie d’origine nucléaire au porte-avions. Cela à la place des spécialistes des turbines et des chaudières à vapeur du passé. (Le Clémenceau et le Foch ont été conçus et construits en usant des techniques disponibles il y a un demi siècle).
-Se référant au Charles De Gaulle, les dépenses de bureaux d’études, de recherches, de mise au point auraient été plus réduites que pour les mêmes opérations relatives à un concept nouveau appliqué à un navire de plus gros tonnage.

4° - Aux singularités et aux anomalies évoquées préalablement la coopération anglo-américano-française pour étudier et construire trois porte-avions à propulsion classique – dont un mis en oeuvre par la Marine française – ajoute quelques interrogations :

-Il y a déjà une quinzaine d’années que la Royal Navy recherche un avion à décollage sur très courte distance et atterrissant verticalement pour remplacer, à bord de ses navires, le Sea Harrier. Ce qui signifiait le recours à des porte-avions dépourvus de catapulte pour l’envol. Le projet d’avion F 35, ou JSF (pour joint strike fighter) répond à la demande britannique et British Aerospace est associé au programme ambitieux de l’avion américain et de ses dérivés, d’autant que le gouvernement de Londres a investi plus de 2 milliards de dollars dans la réalisation du programme JSF (auquel participent également l’Italie, les Pays-Bas, le Canada, l’Australie). L’adoption du JSF signifierait-elle que la Royal Navy se satisferait du porte-aéronefs dépourvus de catapultes d’envol, donc aux aménagements différents de ceux nécessaires à l’utilisation, à bord, des « Rafale » français ?

-Mais depuis 1986, la mission des porte-aéronefs a changé et la Royal Navy le proclame : il ne s’agit plus pour le porte-avions, de défendre la flotte de surface et d’exceller dans les missions défensives, et sur court rayon d’action, mais de pratiquer des missions offensives dans le cadre de la « projection des forces armées à distance ». Deux avions différents pourraient, alors, former le système offensif aérien embarqué : une variante du JSF à l’autonomie de vol augmentée et l’Eurofighter (tranche 3) si bien que la Royal Navy reviendrait à l’aménagement classique de ses futurs porte-avions avec catapultes d’envol, celle-ci étant utilisées également pour le décollage des appareils de surveillance aérienne et de contrôle. D’ailleurs, un dessin publié par Aviation Week (du 22 juillet 2002) montrait déjà un porte-avions à deux pistes, l’une dans l’axe du bâtiment pour l’envol, avec sa catapulte, et l’autre pour l’atterrissage avec brins d’arrêt, disposée obliquement. Et sur le pont, stationnent une vingtaine d’avions tandis que décolle un appareil de surveillance maritime surmonté de son disque-radar. D’où, sans doute, les projets de Thalès-BAE convenant à la fois à la Grande-Bretagne et à ses projets aériens et à la France avec ses « Rafale » embarqués. En revanche, un autre dessin plus récemment publié par la presse, montre bien un porte-avions à deux pistes, mais celle qui sert à l’envol se termine par le tremplin adopté par les Britanniques pour leurs avions à décollage sur courte distance. (Tels les Harrier F/A 2 encore aujourd’hui et les JSF demain). Si bien qu’une certaine ambiguïté demeure sur la similitude des deux bâtiments anglais et du bâtiment français.

-Sur des porte-avions semblables, l’embarquement de groupes aériens différents modifie considérablement les performances de l’ensemble aéro-maritime. C’est ainsi, par exemple, que n’ayant pas à subir les pénalités de l’envol court et de l’atterrissage vertical du JSF américain, le « Rafale » doit avoir des capacités opérationnelles plus grandes, notamment en emport d’armements et de rayon d’action, performances particulièrement utiles pour les missions de « projection de la force à distance ». La Royal Navy accepterait-elle cette infériorité ? Le recours à l’Eurofighter, en admettant que ses constructeurs parviennent à le mettre au point, rétablirait-il l’équilibre ?

A moins qu’après tant de capitulations le gouvernement français en consente une autre et, comme la majorité des aéronautiques européennes, adopte, lui aussi, le JSF dans sa version offensive ?

Conclusion
La décision présidentielle relative au deuxième porte-avions français s’inscrit dans un plan général de désarmement militaire de la France :
-Après la fusion de l’Aérospatiale avec DASA, sous la coupe financière de Daimler-Chrysler et du secteur privé, les nouveaux actionnaires se souciant comme d’une guigne de l’intérêt national pour tout sacrifier au profit, autant dire que la France renonce à l’aéronautique de combat, aux engins stratégiques et tactiques, à l’utilisation militaire de l’espace.

-Après l’arrêt des essais nucléaires, le démantèlement du Centre d’essais du Pacifique et la dispersion des équipes de scientifiques, la France programme, à moyen terme, la disparition de son armement atomique.

-Avec la fin de la conscription et la mise sur pied d’une armée de métier la France s’est préparée à participer à des opérations de guerre sous commandement étranger, au service d’intérêts qui ne sont pas les siens.

-Enfin, c’est aux constructions navales que s’en prend, maintenant la Vème République, le gouvernement s’en remettant au secteur privé d’accomplir une tâche régalienne qui lui revient puisqu’il s’agit de la défense et de la sécurité de la nation. Ces démissions successives de l’Etat correspondent à la « construction européenne » dont l’objectif est le passage du territoire français du statut d’Etat nation au statut régional. A l’évidence la Défense nationale et l’armement ne sont pas du ressort d’une région.

(1) Le Figaro Economique – 2 octobre 2001 P. VIII

Pierre M. Gallois

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