De la déraison stratégique : guerre ingagnable, paix impensable

GWOT ? Global War On Terrorism, comme disent les médias américains… D’autres préfèrent : guerre préemptive, guerre asymétrique, quatrième guerre mondiale, guerre de quatrième génération, guerre au chaos, guerre perpétuelle… Quel que soit son nom, elle a commencé le 11 Septembre, au moins dans l’esprit de ses promoteurs.Elle est censée, notamment à travers le principe de frappe dite préemptive, remplir une triple fonction :
- Stratégique et matérielle : priver l’adversaire de son arsenal avant qu’il ne soit en mesure d’atteindre les USA, détruire ses bases arrière.
- Symbolique et dissuasive : envoyer un message fort aux terroristes et aux dictateurs. Leur faire comprendre que les Etats-Unis rendront coup pour coup. Décourager leurs projets, empêcher la prolifération par la crainte d’une hyperpuissance
- Idéologique et politique : répandre la démocratie dans le monde. Terrifier ses ennemis ne serait alors qu’un préalable à la propagation planétaire de la bonne gouvernance, du Marché et des droits de l’homme. Le projet vise, selon l’expression consacrée à faire du monde « un lieu plus sûr pour la démocratie ». Il implique surtout de faire dudit monde sûr pour l’Amérique
Cette stratégie attendait dans les cartons des néo-conservateurs depuis une décennie. Par sa dimension idéologique, messianique, spectaculaire, elle illustre la phrase d’Hannah Arendt au moment de la guerre du Vietnam : « Faire de la présentation d’une certaine image la base de toute une politique – chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est l’ « esprit des gens » -, voilà bien quelque chose de nouveau dans cet immense amas de folies humaines enregistrées par l’histoire. »

Les différentes positions critiques

Bien sûr, cette conception a été critiquée à la fois sur le plan des moyens et sur celui de ses motivations et intérêts.
Une première analyse fonctionne sur les catégories de l’unilatéralisme ou du multilatéralisme. Elle reproche aux U.S.A. d’agir sans base juridique suffisante (sans mandat de l’Onu) et sans tenir compte de ses alliés. C’est la critique que professent les gouvernements occidentaux qui n’ont pas participé à la coalition : vos objectifs sont les nôtres, mais vous êtes trop brutaux. Laissez sa chance à la négociation. Faites-le mais faites-le dans les règles. Ce qui suscite l’ironie des faucons comme Robert Kagan. Pour eux, la critique des armes est une critique désarmée, celle de ces « belles âmes » dont se moquait Hegel. Elles ont renoncé à l’usage de la force, protégées par la puissance militaire U.S. Elles croient conjurer les dangers par le moralisme pointilleux et la volonté d’impuissance.
Une seconde critique repose sur le schéma intérêts et idéaux. Elle dénonce la politique américaine en tant que poursuite de la puissance (notamment le contrôle des réserves pétrolières) sous le couvert de protection des démocraties. Mais quelle que soit sa pertinence, ce discours manque sa cible. Les néo-conservateurs se réclament d’un « exceptionnalisme » U.S. Ils ne cessent de proclamer qu’ils veulent l’Empire (mais un empire bienveillant qui ne cherche à s’emparer d’aucun territoire ni à opprimer personne). Ou encore, ils répètent que les U.S.A. doivent défendre férocement leurs intérêts (mais que ces intérêts coïncident avec la libération de l’humanité, voire le sens de l’histoire). Se voir accusés d’êtres impérialistes ou de privilégier leurs intérêts nationaux les trouble donc modérément.
D’autres attaques contre la guerre préemptive se situent sur le terrain de sa viabilité et de sa moralité.
- Elle serait juridiquement inapplicable, sans rapport avec le droit de légitime défense de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, qui suppose l’urgence, l’absence d’autre choix, une proportionnalité au danger….
- Elle serait belligène : d’autres États pourraient s’autoriser du même principe pour multiplier les Pearl Harbour à leur gré
- Elle serait contre-productive, incitant les terroristes et les États voyous à agir au plus vite
- Elle conférerait à quelques hommes le droit de frapper tel ou tel régime sans contrôle ni populaire, ni international
- Elle serait catastrophique pour l’image des U.S.A., découragerait ses éventuels alliés de les suivre dans cette aventure ou stimulerait tous les antiaméricanismes en apparaissant comme un droit du plus fort

À cette liste de reproches très largement justifiés, s’en ajoute un autre. Sa portée se révèle avec l’affaire des ADM introuvables. Pour pouvoir, comme dans le roman de science-fiction de Philip K. %@!#%& Minority Report, frapper les coupables au moment où ils vont commencer à exécuter leur crime, il faut une quasi-omniscience. Une erreur et tout le système de châtiment anticipé s’écroule. C’est ce qui se passe dans le roman (et dans le film qu’en a tiré Spielberg), c’est ce qui s’est produit quand il a fallu convenir que les ADM de Saddam n’existaient pas, et, dans tous les cas, ne pouvaient présenter un danger imminent.
Pas de justice parfaite sans intelligence totale. Or, si l’existence de l’arme du délit virtuel ne peut être établie, il y a ou bien trucage politique, ou bien une étonnante auto-intoxication des services de renseignement dont dépend tout le système de surveillance. Censé rassurer les alliés, il les plonge dans le doute : Les a-t-on trompés ? Jusqu’où peut porter l’erreur ? Le système a-t-il, au contraire, encouragé une prolifération invisible ? Quant aux adversaires, ils ne savent s’ils seront frappés en tout état de cause ou épargnés à condition de s’armer assez vite. Ou encore s’ils peuvent négocier un désarmement plus ou moins mis en scène.
Ajoutons que l’argument a posteriori que le développe la Maison-blanche (« Il n’y avait pas de stocks d’ADM, mais un programme pour en acquérir, fallait-il donc attendre que Saddam soit prêt ? ») ruine encore davantage la logique de l’action préemptive. Tout comme son corollaire « En tout état de cause, le régime de Saddam était abominable : fallait-il laisser prospérer ce nouvel Hitler ? ». Ces raisonnements condamnent leurs partisans à un dilemme absurde. Soit perdre la face, ce qui encourage leurs ennemis (et ce qui semble être la pire crainte des faucons). Soit se vouer à une mission impossible : éliminer jusqu’à la possibilité du mal (dont on postule qu’il ne peut être dissuadé comme feu l’U.R.S.S.). Si la nature d’un régime ou ses mauvaises intentions constituent l’urgence du péril et justifient le recours à la force, il faut ou en purger la Terre ou périr. Vaste programme.
Toute la leçon de l’Irak plaide dans le même sens. La guerre devait empêcher le chaos (la menace saddamique), elle déchaîne l’anarchie. Elle était supposée assurer la défense commune des démocraties occidentales, elle a divisé l’Europe et séparé les alliés. Elle devait pacifier la région, les futurs conflits se préparent. Elle était destinée à éradiquer le terrorisme, elle lui fournit des arguments, des cibles et des recrues. Elle devait faire en sorte que la peur change de camp, or les volontaires kamikazes se bousculent pour mourir en martyrs.
Il serait candide d’attribuer tout cela une prétendue « naïveté » ou « brutalité » américaine ; ce n’est pas de ne pas avoir assez pensé son action que souffre cette politique mais d’un excès d’idéologie.
L’idéologie est à certains égards le masque d’intérêts. Mais c’est aussi l’idéologie qui détermine ce que chacun considère comme ses intérêts. Et mène parfois à une totale distorsion des moyens par rapport aux finalités, en l’occurrence, la lutte contre les trois T : Terrorisme, Tyrannies et Technologie proliférante des ADM.
Une idéologie traduit les passions et des intérêts d’un groupe humain sous forme de système à expliquer le monde, mais aussi à réfuter les idéologies concurrentes, et à diriger l’action. Une idéologie a, selon le mot d’Alain Besançon, spécialiste de la soviétologie, une composante liturgique : elle prétend instaurer une réalité plus réelle que la vraie par la seule force de l’énonciation. Celle des néo-conservateurs plus que toute autre.
Quand R. Perle et D. Frum pour résumer leur livre An End to Evil: How to Win the War on Terror écrivent « Il n’y a pas de moyen terme pour l’Amérique. C’est la victoire ou l’holocauste. », leur version est caricaturale mais significative. En se persuadant que les U.S.A doivent supprimer l’Axe du Mal ou disparaître, en alimentant un discours de domination absolue au nom d’une posture de victime absolue, les néo-conservateurs se placent résolument dans un registre mystique, eux que l’on accuse si souvent de cynisme.
Dans la mesure où la guerre globale au terrorisme se veut différente de toutes celles qui l’ont précédée, il faut la soumettre à une double réflexion et comparaison : par rapport à une définition cohérente de la guerre mais aussi par rapport à l’évolution des idées. En l’occurrence, la stratégie U.S. de ces dernières années.

La nature de la guerre

Il suffit de prendre sa définition dans un simple un dictionnaire comme le Larousse : « La guerre est le recours à la force armée pour dénouer une situation conflictuelle entre deux ou plusieurs collectivités organisées : clans, factions, États. Elle consiste, pour chacun des adversaires, à contraindre l'autre à se soumettre à sa volonté».
Cela a le mérite de préciser le concept de guerre par rapport à ceux de violence et conflit. Le concept renvoie à ceux de paix et de victoire. Et à une trilogie :
- Mort violente collective organisée (la guerre s’inscrit dans la durée : si elle n’a qu’un épisode c’est une bataille ou une rixe)
- Alternance entre guerre et de paix. La guerre est un état que traversent les collectivités (la période où « ce sont les pères qui enterrent les fils »). Il peut être quasi permanent ; il se pourrait même, à suivre les anthropologues et les ethnologues que la guerre soit une institution immémoriale (en tout cas prénéolithique) et quasi universelle. Mais elle doit en principe aboutir sur une paix, même si c’est celle des cimetières.
- Plus précisément : la guerre recherche la paix par la victoire. Celle-ci suppose un changement politique durable : un des adversaires ou bien disparaît de la surface de la terre (soit par le massacre de tous ses membres, soit par sa dissolution en tant que collectivité organisée), ou bien pose les armes et reconnaît sa défaite, ou encore chacun se contente d’demi-victoire et négocie un compromis. Ainsi, les activités d’un groupe criminel qui cherche à s’emparer de biens au prix d’une effusion de sang n’est pas une guerre. Même si, dans la réalité la distinction entre crime, razzia, terrorisme et guerre n’est pas évidente, surtout à notre époque dans les zones grises du désordre mondial.

Pendant des siècles, le raisonnement stratégique consiste donc à évaluer cinq éléments :
- L’ennemi. Quand ce sont des États nations qui s’affrontent, ce premier point est théoriquement simple. Le souverain politique désigne l’ennemi. Il décide quand s’ouvre la phase de guerre ou de paix. L’existence de l’État exclut la possibilité d’un ennemi intérieur et l’exercice d’une violence armée collective sur son territoire ; sinon, cela signifie qu’une guerre civile pour la possession dudit État, ou pour la souveraineté sur une part de son territoire vient d’éclater. Donc que l’État est comme scindé et que sa survie est en jeu. Par ailleurs, sauf motivation idéologique profonde, l’ennemi est censé être provisoire : un jour, éventuellement après la victoire, il pourra devenir l’allié ou le vassal.
- L’intention hostile. Il importe de savoir non seulement si l’autre a le désir de combattre ou de faire la paix, mais aussi d’évaluer sa capacité de haine ou de résistance aux pertes et à la souffrance, son aveuglement, sa propension à négocier, les chances qu’il cède.
- Les armes au sens large des forces, de toutes les ressources de puissance qui peuvent être employées offensivement. Traditionnellement, l'arme est un facteur de réduction de l'incertitude : celui qui possède une arme supérieure à son adversaire diminue à son profit les aléas de la guerre qui font qu'elle n'est jamais jouée sur le papier.
- Le territoire : il évident qu’il faut savoir si la guerre aura lieu sur son territoire, sur celui de l’adversaire, sur celui d’un allié de l’un ou de l’autre. La guerre commence forcément quelque part, même si on ne sait jamais où elle se finit. Les plans sont faits pour s’appliquer sur certaines zones terrestres ou maritimes, en fonction de contraintes de transport, de fortification, d’espaces plus ou moins bien défendues, de leurs valeurs stratégiques, …

- L’aléa. Ce terme recouvre tous les facteurs humains, intellectuels, climatiques ou autres dont l’addition explique que ce n’est pas forcément celui qui dispose des forces les plus importantes qui gagne. Le génie d’un général ou la mort d’un commandant, la motivation d’une partie au conflit ou la démoralisation de l’autre, une armée qui arrive un quart d’heure plus tôt ou plus tard, une panique, un hiver, un accident…. Le meilleur stratège est celui qui tient le plus grand compte de l’aléa dans ses plans et qui s’y réadapte le plus vite.

Arme absolue, arme inutile ?

La dissuasion nucléaire change ces données : elle invente le pistolet qui tire dans les deux sens, donc inutilisable sauf pour menacer.
La puissance de l’arme absolue (l’apocalypse nucléaire) coïncide avec l’existence d’un ennemi déterminant (le système politique adverse). Cette hostilité polarise tous les autres conflits et les rend secondaires ; cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas. Simplement ils sont limités et territorialement et dans l’escalade de la violence. Les deux ennemis s’atteignent par acteurs interposés, en renversant un gouvernement ici, en encourageant une révolution là, en tolérant un affrontement limité sur ce continent et pas sur cet autre.
Dans un schéma de dissuasion du fort au fort, la guerre perd le statut d'épreuve concrète et aléatoire de la volonté politique pour acquérir celui d'un objet ambigu. D’un côté son horreur paralyse la pensée et semble rendre la réalisation invraisemblable. De l’autre, sa virtualité stimule le calcul rationnel. Plus la catastrophe nucléaire est décrite comme la tragédie où tout le monde perd, plus elle se prête à des jeux au sens presque mathématique ou logique : les coups y sont joués par usage d'information et de dissimulation, en fonction de ce que saura, croira ou feindra la partie adverse.
C'est une situation d'autant plus difficile à comprendre que les règles évoluent. Leur première étape est celle de la destruction mutuelle assurée. Cela mène à des raisonnements déments illustrés par le film de Stanley Kubrick, docteur Folamour : le meilleur moyen d'assurer la paix est de se retirer la possibilité de céder à la menace et de renoncer à toute autonomie de riposte.
Ce que Kissinger nommait la "stratégie ésotérique" de l'équilibre de la terreur engendre bientôt d'autres constructions mentales. Notamment la doctrine de la France, à savoir qu'il fallait rendre le prix de la conquête ou de la destruction de notre "petit" pays trop coûteuse pour un agresseur plus puissant. Ou encore les notions de première et de seconde frappe. À la fin des années 70 on discute sérieusement l'éventualité d'une frappe "supportable" qui ne tuerait "que" le dixième de l'humanité ou les scénarios où des attaques plus précises sur les moyens offensifs adverses permettant de se préserver raisonnablement de sa riposte. Quant à la crise des euromissiles, elle révèle combien une guerre limitée au théâtre européen est pensable. Les paradoxes de l'arme faible plus effrayante que l'arme forte ou la nécessité d'organiser sa propre vulnérabilité engendrent une confusion d'autant plus grande que le réalisme d'une guerre limitée est contesté sur le plan technique.
Le denier grand coup qui transforme des règles à peine établies est l'Initiative de Défense Stratégique, la Guerre des Étoiles. Trop sophistiquée, trop chère, elle a été abandonnée, mais a provoqué un effet d’escalade financière et scientifique, une course où s’est épuisée l’U.R.S.S.. Bien qu’elle soit restée purement virtuelle et même théorique, cette guerre sur le papier a donc eu des conséquences réelles, au moins à travers cette rivalité symbolique.

Guerre compassionnelle sans frontière

La dernière décennie du XX° siècle, ou, pour être plus précis la période qui va de la première guerre du Golfe en 1991 au 11 Septembre, de la chute du Mur à celle des Tours, crée l’illusion d’une nouvelle règle du jeu. Comme pendant le même temps, le Pentagone est imprégné de foi en la technologie, et en particulier dans les technologies de l’information (Révolution in Militari Affaires), le schéma dominant devient à peu près le suivant.

- L’ennemi est remplacé par le criminel, tel l’épurateur ethnique, ennemi du genre humain par excellence. Le crime se prouve par le début d’exécution, un massacre, par exemple qui déclenchera un bombardement humanitaire au nom du droit d’ingérence. Mais l’ennemi, c’est surtout celui qui perturbe l’extension pacifique de la mondialisation. Et qui retarde la fin de l’Histoire, l’avènement du nouvel ordre mondial.

- L’intention hostile relève de la psychopathologie. Elle est le fait d’individus, de tyrans ou d’extrémistes. Elle coïncide avec le crime : massacrer des populations, violer les droits de l’homme, menacer la paix.

- Le territoire perd de son importance. Le Fort (qui est aussi le Bon, puisque mandaté par la communauté internationale) est ou sera bientôt en mesure de frapper – de projeter sa force – en tout point de la Terre, avec la plus grande précision, donc en n’usant que du minimum de violence nécessaire. Il disposera de « l’œil de Dieu » (les moyens d’observation satellitaire, les objectifs des caméras, les ressources du renseignement) et frappera comme le doigt de Dieu.

- L’arme est très inégalement répartie. Le déséquilibre des forces équivaut à un monopole occidental de la violence high-tech et réduit à néant les chances de victoire de la partie adverse. Celle-ci ne peut espérer « gagner » ou du moins « survivre » qu’en jouant sur une tolérance aux pertes très différente. Les exemples de Beyrouth ou Mogadscio laissent penser que dès lors que les U.S.A. risquent la moindre perte, surtout si elle est filmée, elles se retirent. En revanche, la frappe tombée du ciel est sans réplique pourvu qu’on convainque les médias qu’elle est chirurgicale (zéro défaut, zéro bavure). D’où la tentation du bombardement humanitaire comme au Kosovo.

- L’aléa va disparaître. La technologie y pourvoira. Faire la guerre consistera de plus en plus à déceler en amont des risques de troubles grâce à un système panoptique de surveillance, à les traiter pendant par des frappes chirurgicales, des actions psychologiques (psyops) ou par la guerre de l’information et, après, à reconstruire des État stables et démocratiques (Nation Building) afin que les troubles ne se reproduisent plus jamais. La guerre (ou plutôt l’intervention, ou l’opération de restauration de la paix, puisqu’on répugne au vocabulaire martial) est pensée comme un système quasi-cybernétique de régulation des désordres forcément périphériques.

Par rapport à cette utopie des dix années folles où nous avons cru que la guerre n’opposerait plus désormais que les bons, les puissants, les globaux et modernes aux archaïques, aux criminels et aux identitaires, nous pouvons maintenant résumer la nouvelle grille U.S.

Logiques de la guerre perpétuelle

Résumons la nouvelle stratégie de la GWOT ou de « quatrième guerre mondiale » :

- L’ennemi est unique et absolu : terroristes salafistes ou shiites, tyrannies bassistes,, régimes islamistes, dictatures post communistes, tout cela revient au même, puisque c’est le même danger. L’ennemi est mauvais par essence, il est celui qui « hait la liberté ». Il ne s’agit plus de savoir si l’Occident doit intervenir ou pas pour empêcher des tyrans locaux de massacrer des populations exotiques. Il s’agit de se défendre dans une guerre totale et planétaire que le Mal a déclarée à l’Amérique et au reste du monde libre (mais ce dernier n’en est pas entièrement conscient).

- Il n’y a pas de différence entre l’intention hostile et la capacité hostile, l’exécution et l’intention, le crime et l’arme. La guerre est permanente. D’où la nécessité d’une défense tous azimuts contre tout péril envisageable qu’il vienne d’un ennemi déclaré ou d’un rival éventuel

- La planète est le champ de bataille. Il n’y a plus de zone protégée (le territoire des U.S.A. n’est plus sanctuarisé), le danger, notamment terroriste, peut provenir de partout et, en retour, les U.S.A. doivent pouvoir projeter leur force en tout lieu, sans se laisser freiner par des considérations de souveraineté ou d’équilibre des puissances. Au contraire, il faut porter l’offensive sur le territoire du danger, le monde arabe et musulman, déstabiliser les mauvais régimes, …

- Quant à l’arme, il s’agit d’en avoir le monopole. Donc il faut faire la guerre pour supprimer les armes. D’où l’importance de la question des ADM.

- L’aléa contredit l’exigence de sécurité absolue. D’où une double nécessité : surveillance totale (Total Information Awareness) et capacité de répondre à tous les périls. D’où le fantasme d’omniscience et d’omnipotence.

Pour dire les choses plus simplement, la nouvelle doctrine confond les cinq éléments (l’ennemi, son intention, le territoire, l’arme, l’aléa) en une seule notion : l’élimination de tous les dangers en amont, toujours et partout. Le rapport de force étant encore très largement en faveur des U.S.A. et l’ennemi ne pouvant être dissuadé par la crainte du châtiment comme l’était l’U.R.S.S,, la lutte n’a en réalité que deux cibles : le temps et l’image.

Le temps, parce qu’il s’agit de faire vite, de couper les tentacules de la pieuvre avant qu’elles ne repoussent, d’anticiper les dangers. Le « moment unipolaire » où les U.S.A. disposent d’une prééminence incomparable dans tous les domaines, surtout le militaire, doit être exploité pour assurer l’avenir...

L’image, parce que les néo-conservateurs sont persuadés que le 11 Septembre est le prix d’une faute passée, l’incapacité à terroriser les terroristes (et à dissuader les tyrannies). Il faudrait effacer l’image des U.S.A. incapables de se venger des attaques qu’ils subissent. Ou pire, celle de l’Amérique qui se retire dès qu’elle subit des pertes. Pétrifier l’adversaire est en réalité la finalité de cette stratégie. Et il n’est guère besoin de jouer les psychanalystes pour deviner qu’un tel désir de faire peur pourrait traduire une terreur proprement paranoïaque

Or, on ne raisonne pas avec la peur, et c’est bien la peur qui est au cœur du système de la guerre perpétuelle. Elle est à l’origine de cet incroyable paradoxe : une guerre inconciliable avec toute notion de paix et de victoire, selon les catégories énoncées plus haut. Une guerre qui nie le concept de guerre, comme elle nie le concept d’ennemi en les étendant sans limites. Nul ne peut faire la guerre à la fois au terrorisme qui est une méthode et pas une entité, à la Technique (sous la forme des ADM) qui est un savoir et à la Tyrannie qui est un système politique

Conclusion

Si les motifs de l’erreur stratégique sont largement idéologiques, cela ne signifie pas qu’il suffise de chasser une poignée d’intellectuels délirants et de non-intellectuels obéissants pour mettre fin à la folie. Traduisez : la victoire de J.F. Kerry, telle qu’elle semble maintenant envisageable, n’implique pas la fin de la fin du processus. D’abord parce que la machine à se faire des ennemis peut maintenant très bien tourner toute seule (ou plus exactement le système suicidaire qui a réussi à persuader une bonne partie du monde que l’Amérique est l’ennemie toute forme d’identité). Il ne suffira pas de quelques proclamations en faveur de l’unilatéralisme pour revenir à une situation présumée normale. Et toute puissance subit sa propre pesanteur.
La seule vraie victoire que pourraient remporter ces nouveaux stratèges U.S. est là : la victoire contre leur propre angoisse face à un monde terrifiant parce que différent.

F.B. Huyghe
Observatoire d’infostratégie
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