La transformation de la guerre de Martin Van Creveld

Dans le domaine par définition très fluctuant des études stratégiques, il est rare qu’un ouvrage garde longtemps sa pertinence et son intérêt, sauf à faire preuve d’une hauteur de vue pour le moins exceptionnelle. C’est pourtant à cette catégorie d’ouvrages, aussi précieux que rares, qu’appartient l’étude de martin Van Creveld publiée en 1991 sous le titre de Transformation of war. Rédigée avant même que l’URSS ne se disloque totalement, elle présente une approche du phénomène de la guerre sous toutes ses formes, à la fois historiques, politiques et sociales. A partir de cette approche ambitieuse, l’enjeu n’est rien moins que d’esquisser les traits saillants des conflits à venir, et dont certains – pour nous – sont déjà présents.Professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, polémologue internationalement reconnu, Martin Van Creveld a depuis publié deux ouvrages, Rise and Decline of the states (1999) et Nuclear proliferation (2003). Ces deux ouvrages prolongent le présent texte.

Le fondement de ce livre repose sur le constat de la disparition progressive de la guerre conventionnelle inter-étatique, dont la guerre Iran-Irak (1980-1988) aurait été le dernier avatar. Entre grandes puissances, l’arme nucléaire a joué son rôle de dissuasion. Dans toutes les autres formes de guerre, ce sont aujourd’hui les low intensity conflicts (conflits de basse intensité) qui dominent : guérillas, terrorisme, mouvements de rebelles contre un pouvoir en place (dont les luttes dans les pays africains constituent l’exemple le plus classique). Exit le temps des guerres entres armées distinctes. Conséquemment, exit l’univers du stratège Clausewitz et la combinatoire armée/gouvernement/population. Cet univers trinitaire de la guerre n’aurait été, selon l’auteur, qu’une parenthèse à l’échelle de l’histoire, celle de l’ère moderne jusqu’au milieu du XXe siècle. Si Clausewitz reste toutefois la référence incontestable en terme de réflexion sur la stratégie, il ne nous est plus d’aucun secours pour appréhender correctement les nouveaux visages de la guerre. Les conflits de basse intensité, par le brouillage constant qu’ils effectuent entre combattants et populations, populations et gouvernements, gouvernements et politique, politique et religion, sapent littéralement les fondements de la dimension politique de la guerre. La célèbre définition de Clausewitz à propos de « la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens » n’est plus opératoire pour rendre compte de la nature et de la finalité des conflits actuels.

Les conséquences de cette transformation de la guerre, loin d’avoir été encore convenablement explorées, sont capitales à plus d’un titre :

1- Tout d’abord, à guerre nouvelle, nouveau vainqueur. La possession d’un arsenal ultra-sophistiqué n’est plus déterminant pour emporter, non pas des batailles ou de simples escarmouches (telles la prise de Bagdad en avril 2003), mais la guerre, c’est-à-dire la reddition complète de l’ennemi. Au Vietnam, ce sont les Américains qui ont battu en retraite ; en Afghanistan, les soviétiques ; et demain en Irak ? Dans les rapports du faible au fort, ce sont les faibles qui finissent par l’emporter, remarque Van Creveld, méditant sur les bénéfices politiques de la première Intifada. A partir du moment où leur adversaire n’est pas, comme elles le sont, des entités repérables et distinctes de la population, les armées les plus puissantes et les mieux équipées sont inadaptées à la guerre non trinitaire. En vertu de quoi, avec le temps comme principal allié et l’acceptation préalable de pertes importantes, c’est le faible qui finit par l’emporter. Une armée puissante n’est pas à l’abri, loin s’en faut, de la lassitude, et surtout du dégoût d’elle-même né d’un rapport de force trop à son avantage. Vient ensuite le rejet de l’opinion publique, et l’armée s’effondre comme un château de cartes. L’approche psychologique des combattants est toujours minorée : pour qu’une armée soit assez solide pour se battre efficacement, encore faut-il qu’elle soit convaincue de du bien-fondé de sa cause.

2- Dans le rapport du faible au fort, le fort peut toutefois l’emporter, note l’auteur, si il porte le combat sur le terrain du faible, et se résout donc à lui ressembler. Mais cette mutation n’est pas sans incidence politique. Reconnaître la non pertinence du cadre classique inter-étatique des conflits conventionnels invite à réfléchir sérieusement sur de nécessaires mutations politiques. Pour M. Van Creveld, les temps sont proches où l’Etat centralisé territorialement souverain devra tirer sa révérence et laisser la place à des entités soit infra-étatiques (tribus, ethnies, groupes menés par un leader charismatique), soit supra-étatiques (en ce qui nous concerne, une union européenne cohérente, une ONU renforcée, etc…). L’idée n’est pas neuve, et demeure sans aucun doute discutable, mais elle possède le mérite d’être mise en rapport avec la nature nouvelle de la guerre, et non avec l’évocation simpliste de la mondialisation économique.

3- Si la guerre n’est plus la continuation de la politique, qu’est-elle au juste ? Comment l’expliquer d’un point de vue anthropologique, l’inscrire dans l’économie globale du phénomène humain ? Avec un brin de provocation, Van Creveld voit en elle la continuation du sport et du jeu. A ses yeux, la guerre n’est pas un moyen mais une fin en soi, « le » jeu par excellence, puisqu’il y est question de perdre la vie, seule authentique prise de risque qui soit…

Bien qu’il se présente en bien des points comme un récapitulatif du phénomène de la guerre depuis l’Antiquité, l’ouvrage de Van Creveld compte moins par sa portée historique que par ses intuitions fécondes ou stimulantes, beaucoup plus suggérées que réellement développées. Elles laissent néanmoins au lecteur avisé la possibilité de s’en servir pour analyser les conflits en cours sous un éclairage inattendu et captivant.

Il se révèle d’ailleurs possible d’opérer une translation de l’analyse des rapports de force militaires au terrain économique. Et ce qu’écrit Van Creveld sur le rapport du faible au fort ouvre des perspectives utiles à une réflexion stratégique désireuse de contribuer au décryptage des stratégies de puissance et à leur élaboration.

Vincent Villeroy.

Van Creveld Martin, La transformation de la guerre, Editions du Rocher, 1998.