L’échec de la réunion de Washington du 20 décembre 2003 rend plus que jamais incertaine la localisation du site devant accueillir le futur ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor). Deux candidats sont encore en course : Cadarache dans le Sud-Est de la France pour la candidature européenne et Rokkasho-Mura pour la candidature japonaise. Les Etats-Unis, longtemps désengagés de ce projet, appuient fortement la candidature japonaise, ce qui a abouti au désaccord du 20 décembre et au renvoi de la prise de décision à la mi-février. Ce report n’est qu’un accroc supplémentaire dans le déroulement du projet, qui s’apparente désormais bien plus à une lutte concernant des intérêts stratégiques qu’à un simple partenariat scientifique. L’Europe saura-t-elle tirer son épingle du jeu ?Le serpent de mer du nucléaire
L’ITER n’est pas un projet récent. Apparu au milieu des années 1980, ce projet scientifique unissait alors quatre puissances, les Etats-Unis, l’Europe, le Japon et l’URSS qui souhaitait réchauffer ses relations internationales en pleine période de perestroïka. Sur le thème de « Scientifiques de tous les pays, Unissons-nous », ce groupe de puissances souhaitait lancer un des plus importants programmes internationaux de recherche sur une problématique majeure de la physique nucléaire contemporaine, la maîtrise des processus de création de l’énergie solaire.
Ces processus ne se basent pas sur la fission nucléaire (méthode utilisée dans les centrales nucléaires classiques, et fondée sur la fission de noyaux d’atomes lourds comme l’uranium) mais sur la fusion. L’idée est de faire fusionner deux atomes de deutérium (isotopes de l’hydrogène) pour créer du tritium (autre isotope de l’hydrogène) et dégager une forte quantité d’énergie. La fusion utiliserait ainsi un des matériaux les plus répandus sur la planète (notamment dans les océans), et ne dégagerait que peu de déchets radioactifs (le produit résiduel serait essentiellement composé d’hélium). On comprend dès lors l’intérêt que peut susciter cette technique de production d’énergie par rapport aux techniques classiques de production nucléaire, et les enjeux stratégiques qui en découlent.
Mais, contrairement à la fission, le processus de fusion est encore loin d’être maîtrisé, malgré quelques réussites en matière de recherche fondamentale. L’URSS, dès les années 1970, expérimentait ces techniques au sein des fameux Tokamaks, qui ont presque été laissés à l’abandon avec la lente fissuration du bloc soviétique. De même, au début des années 1980, les Européens lancent avec un certain succès le JET (Joint European Torus), basé en Grande-Bretagne, puis d’autres sites d’expérimentation dans la région de Cadarache en Provence qui deviendront rapidement des lieux de référence en matière de recherche sur la fusion nucléaire. Mais ces résultats plutôt positifs en matière de recherche fondamentale ont toujours eu de la peine à se traduire en applications industrielles sur le moyen et même sur le long terme, et ont pu expliquer les évolutions chaotiques qu’a connues le projet ITER.
Après l’enthousiasme des premières années, le projet a vite connu des périodes moins fastes. Le manque de perspectives d’application (on estime qu’il faudra au moins une cinquantaine d’années avant d’obtenir des transferts dans le domaine industriel) et la crise économique généralisée des années 1990, qui a frappé de plein fouet le continent asiatique et la Russie en pleine période de transition, ont mis un sacré coup de frein à l’avancement du projet. ITER était alors devenu à la fin des années 1990 un serpent de mer. Personne ne se battait pour accueillir le futur site de recherche, que l’on assimilait plus à un gouffre financier qu’à une réelle opportunité de développement économique. La France et l’Allemagne avaient ainsi en 1996 renoncé à accueillir le site. En 1999, les Etats-Unis, qui s’étaient toujours montrés plus ou moins circonspects face au projet, décident même de se retirer pour des raisons budgétaires. L’avenir d’ITER semblait alors sérieusement compromis. Mais le vent finit par tourner avec l’an 2000, et la fusion est revenue au centre des priorités, notamment avec l’adoption du 5ème Programme Cadre de recherche de l’Union Européenne en 1999.
Le renouveau de la fusion nucléaire
La fusion redevient un axe prioritaire de recherche aux yeux de Bruxelles, et le projet ITER est remis en avant, notamment grâce à quelques scientifiques dynamiques du CEA et du CERN. Le même revirement se produit chez les autres partenaires historiques du projet, à l’exception des Etats-Unis qui travaillent de leur côté sur la fusion, notamment à l’Université de Princeton. La Russie et le Japon, dopés par une certaine éclaircie économique, relancent les discussions sur le projet avec l’Europe et décident de s’investir sur un projet plus réduit que celui d’origine, mais également plus réalisable. La seconde phase d’ITER est alors lancée.
Les discussions avancent bien, et le projet se concrétise de plus en plus, jusqu’à l’instant où il est question de choisir le lieu où sera implanté le futur réacteur. Les retombées scientifiques, économiques et sociales de ce projet estimé à 10 milliards de dollars sur trente ans suscitent bien des convoitises chez tous les partenaires, et la Real Politik semble alors reprendre ses droits pour obtenir l’attribution de ce site. Quatre candidatures se dégagent : Clarington au Canada, nouvellement intégré au projet, Vandellos en Espagne, Cadarache en France et Rokkasho-Mura au Japon. Très vite, le Canada ne se fait plus d’illusions sur la candidature de son site, et décide de la retirer à cause principalement de pressions politiques internes. Le pays va d’ailleurs petit à petit se désengager du projet.
Les déchirements européens
L’Union Européenne va, à cause des candidatures françaises et espagnoles, connaître un de ces psychodrames dont elle a le secret. Vandellos et Cadarache vont pendant deux ans se livrer à une concurrence implacable, faisant chacune valoir leurs atouts. Tous les coups vont alors être permis entre les deux candidats, notamment à partir de mai 2003 où Bruxelles va décider de présenter un projet unique face au prétendant japonais. Face à une candidature française un peu sûre d’elle (en partie à cause de la supériorité technologique du site et de la grande étendue de compétences qu’il abrite), l’Espagne va sortir les grands moyens, mettant en tête du combat le Premier Ministre José Maria Aznar, qui va à de très nombreuses reprises mettre en avant les qualités de la candidature espagnole. Il ira jusqu’à promettre à moins d’une semaine de l’annonce du choix sa volonté de doubler l’apport financier du pays au projet en cas de victoire du site de Vandellos.
Face à cette implication de l’exécutif espagnol, la France va prendre un peu de retard, ses plus hautes instances se mobilisant plus ouvertement pour la candidature de Marseille à l’organisation de l’America’s Cup que pour la candidature de Cadarache, dans la mesure où elles estimaient le choix de leur site comme acquis. Mais en pleine période de tensions entre la France et les Etats-Unis à la suite du conflit irakien, l’Espagne va sortir son arme secrète en faisant valoir son soutien des autorités américaines. Celles-ci ont en effet décidé de réintégrer le projet ITER en janvier 2003, avec une participation de 10% au total du budget du programme. Le secrétaire à l’énergie de l’administration Bush, Spencer Abraham, en visite en Espagne, va se déclarer très « impressionné » par le dossier de candidature de Vandellos.
Cette ingérence dans la politique intra-européenne va profondément irriter les autorités françaises, qui vont se joindre à la région PACA (qui a toujours soutenu le projet avec une grande cohérence de l’ensemble de ses forces politiques et économiques) pour peser de tout leur poids dans la décision de Bruxelles. Grâce notamment au soutien de nombreux pays européens avec en première ligne l’Allemagne, l’Espagne finit par faire volte-face la veille du Jour J et décide de retirer son projet en contrepartie de certaines attributions, permettant à Cadarache de devenir le candidat européen pour l’implantation du réacteur ITER. La lutte peut alors s’engager avec le site japonais.
La lutte entre les candidatures européenne et japonaise
Ce qui ne devait être qu’un choix technique va devenir une lutte d’influence autour de deux blocs concurrents, qui se calquent étrangement sur les prises de position au moment de l’intervention américaine en Irak. En effet, en même temps que le retour des Etats-Unis dans le projet, deux autres pays intègrent ITER, la Corée du Sud et surtout la Chine, qui souhaite s’investir de plus en plus dans la recherche nucléaire. La candidature de l’UE est alors soutenue par la Chine et par la Russie, alors que la candidature japonaise est soutenue par la Corée du Sud et les Etats-Unis. Spencer Abraham, toujours enclin à faire part de manière directe de ses préférences, annoncera alors qu’il considère comme « techniquement supérieure » la candidature japonaise. Une intense campagne de lobbying s’engage en cette fin d’année 2003 des deux côtés pour rallier les partenaires. Si le Japon échoue avec la Russie, qui maintiendra son soutien au site européen, la France est à deux doigts d’obtenir l’abstention de la Corée du Sud, qui se décidera finalement à soutenir la candidature japonaise lors de la réunion de Washington le 20 décembre 2003. Cette réunion, qui devait enfin désigner le site d’implantation, finira sur un statu quo, renvoyant chaque partie à la mi-février 2004 pour obtenir une réponse définitive.
Si les autorités françaises vont dans un premier temps minimiser cet échec, déclarant que ce n’était qu’un contretemps et qu’ils étaient prêts à faire quelques concessions (en divisant notamment le projet de site initial en un site de production et un site virtuel répartis sur les deux candidatures), les craintes de voir leur projet s’effondrer vont les pousser à durcir leurs positions. Ils déclarent alors avec l’accord des autorités européennes que si la candidature de Cadarache n’était pas retenue, l’UE pourrait très bien mener seule un projet de construction d’un site de fusion avec une éventuelle coopération chinoise et russe. Ils comptent ainsi montrer la valeur stratégique qu’ils accordent à ce projet, qui a si longtemps été délaissé dans le passé.
Les Etats-Unis à la recherche de la fusion perdue
Comme nous avons pu le voir, les Etats-Unis, après s’être désengagés du projet ITER, ont réintégré le processus en faisant à partir du début de l’année 2003 un barrage constant à la candidature française. Comment peut-on interpréter ce revirement ? Bien évidemment, les commentateurs n’ont pas manqué de faire le lien entre ces brimades américaines et les relations conflictuelles qu’entretiennent les deux pays depuis leur opposition sur le cas irakien. Il est vrai que le retour des Etats-Unis dans le projet, en janvier 2003, coïncide avec la période la plus intense de l’affrontement diplomatique des deux pays. On ne peut donc nier que ce hasard (voulu ou non) du calendrier ait joué dans le dénigrement permanent de la candidature française de la part des autorités américaines. Mais il semblerait réducteur de penser que les Etats-Unis n’aient réintégré le projet que pour des raisons opportunistes visant à punir la France.
Dans leur stratégie globale de suprématie sur tous les fronts, les Etats-Unis n’ont pu que se rendre compte du retard qu’ils risquaient de subir dans le domaine de la fusion nucléaire, dont les pôles d’excellence se situent pour une fois en Europe (et plus précisément dans la région de Cadarache, qui souhaiterait devenir une Fusion Valley). En soutenant tout d’abord la candidature espagnole dans le choix européen, puis le Japon dans le choix définitif, les Etats-Unis semblent vouloir d’une certaine façon reprendre la main dans ce domaine d’avenir d’où ils se sentaient un peu exclus. Même s’il est toujours dangereux d’utiliser des « si » pour ces questions stratégiques, on pourrait s’interroger sur le comportement qu’auraient adopté les Etats-Unis en cas de victoire espagnole dans la désignation du site européen. Cette candidature impressionnante n’aurait-elle pas été toutefois techniquement inférieure à la candidature japonaise ?
Les Américains, qui sont entrés très tard dans la course, n’auraient pas pu proposer de manière sérieuse un site d’implantation pour des raisons de délais et de finances. Pour pouvoir reprendre la main sur la technologie de la fusion, qui s’avère très prometteuse sur le long terme, il est sans doute préférable pour eux que les pôles de compétences soient éclatés, de manière à ce qu’une puissance concurrente (en l’occurrence, l’Union Européenne) ne devienne pas leader dans un domaine aussi important que la fusion nucléaire. Il est donc d’une importance stratégique pour la puissance américaine que celle-ci ne laisse pas s’échapper la fusion, et que la recherche sur ce domaine soit menée sur un site moins avancé de manière à disposer de plus de temps pour recouvrir leur leadership sur cette énergie nouvelle qu’ils délaissaient jusque là.
Sursaut d’orgueil ou affirmation d’indépendance de la part de l’UE ?
Quant à l’Europe, on peut distinguer très clairement deux périodes dans son comportement. Avant la désignation du site unique, elle s’est comportée comme elle se comporte bien souvent : incapable d’afficher une position claire et cohérente, et relativement effacée devant les intérêts nationaux, qui ont parasité fortement le début de sa candidature, alors qu’elle semblait naturellement en position de force dans ce dossier grâce à son avance technologique. Mais la désignation de Cadarache et les déclarations du secrétaire à l’énergie américain ont profondément modifié le comportement européen.
Après avoir réagi assez mollement à l’échec de la réunion de Washington, l’UE s’est imposée et a annoncé sa volonté d’accueillir, dans le cadre du projet ITER ou individuellement, un site de fusion, s’affirmant ainsi clairement comme un acteur incontournable de la fusion nucléaire. On peut en effet constater qu’en matière scientifique mais également financière, l’Europe en impose plus que les Etats-Unis dans le projet ITER. C’est elle qui dispose de la plus grande avancée scientifique dans le domaine avec des pôles d’excellence et des chercheurs hautement qualifiés, mais c’est également elle qui a mis le plus d’argent sur la table, les Etats-Unis n’apportant que 10% du budget total. De plus, la menace de partir en solo semble crédible dans la mesure où elle pourrait assumer financièrement ce choix, et ce d’autant plus facilement si la Chine et la Russie se joignent à elle.
En s’affirmant dans le débat, elle a également montré qu’elle ne comptait pas s’effacer devant les volontés américaines. L’UE a donc adopté dans cette affaire une position assez rare, effaçant petit à petit les intérêts internes divergents (après avoir retiré in extremis sa candidature, l’Espagne s’est montrée exemplaire dans la défense de la candidature européenne de Cadarache) pour affirmer sa volonté, rentrant ainsi dans une certaine affirmation de sa puissance en matière de recherche par rapport à la puissance américaine. L’un des principaux buts d’ITER est d’arriver à ce que les physiciens appellent le « break even », le moment où une centrale produit plus d’énergie qu’elle n’en consomme. La réunion qui se tiendra au mois de février et qui devrait désigner le futur site d’implantation nous révélera si l’Europe a pour une fois atteint un moment de « break even », un moment où elle aura fait preuve de plus de puissance qu’elle n’en aura consommé de la part de ses Etats membres.
Nicolas Chazaud
Pour plus d’informations :
Site officiel du projet : www.iter.org
Site français : www.iter.gouv.fr
Site de la candidature japonaise : http://www.pref.aomori.jp/iter/index.html