Le 08 janvier 2004, la revue Science publiait une étude soulignant les risques sanitaires que ferait courir aux consommateurs la consommation régulière de saumon d’élevage. Cette étude n’est pas la première du genre. Un rapport dit « rapport Eaton » (1) publié en 2002 et le « rapport Jacobs » (2) datant de début 2001 avaient déjà mis en évidence la présence de certaines toxines dans le saumon d’élevage. Cette nouvelle étude s’est attachée à mesurer la présence de dioxine et de toxiques dits PCB (agents cancérigènes) dans des saumons d’élevage d’une part et sauvages d’autre part. Les auteurs concluent à des taux bien supérieurs dans la population de saumons d’élevage et expliquent ce constat par une nourriture peu variée et constituée d’aliments ayant tendance à concentrer ces produits toxiques présents dans le milieu océanique.Une méthodologie contestable
Nous ne ferons bien entendu pas ici la critique scientifique de cette étude. On peut néanmoins relever certaines curiosités qui peuvent à tout le moins laisser planer un doute sur sa fiabilité. Constatons tout d’abord que les mesures ont été faites sur les poissons avec leur peau. Or c’est dans la partie grasse de cette peau qu’ont tendance à se concentrer les toxines en question. Il peut sembler étrange de s’appuyer sur de tels résultats pour déconseiller la consommation d’un poisson que l’on savoure bien entendu cuit et… sans sa peau. D’autre part, et c’est plus grave comme on le verra par la suite, le choix des populations de saumons étudiées laisse place à la critique. Les auteurs de l’étude ont en effet effectué leurs tests sur des saumons sauvages du Pacifique et sur des saumons d’élevage de l’Atlantique. Ils justifient ce choix par la faible commercialisation du saumon sauvage atlantique et par la part peu importante du saumon pacifique d’élevage. Pourtant, le « rapport Eaton » avait pris en compte le saumon pacifique d’élevage et le rapport « Jacobs » s’était intéressé au saumon sauvage de l’Atlantique. Il est d’ailleurs curieux de noter que pas une fois la nouvelle étude ne prend en compte les résultats de ces prédécesseurs. On peut également s’interroger sur la conclusion non argumentée et totalement invérifiable à laquelle parviennent les chercheurs, qui prétendent que la consommation de saumon d’élevage plus d’une fois par mois peut aggraver à long terme le risque de cancer. Sans entrer dans les détails techniques, la méthodologie de cette étude soulève donc une première série de doutes.
Une diffusion organisée
Cela n’est pourtant rien en comparaison avec la façon dont ce document a été diffusé. Tout a été fait pour donner à une étude qui aurait pu passer tout aussi inaperçue que celles citées plus haut le maximum de résonance dans l’opinion. Pew Charitable Trusts, fondation américaine dont nous reparlerons et qui a financé ces travaux, a fait appel pour sa diffusion à la société de relations publiques américaine Gavin Anderson, qui dispose de succursales dans la plupart des pays d’Europe occidentale. Dès le mois de novembre, alors que la rédaction du rapport n’était pas achevée et deux mois avant sa publication, Gavin Anderson Paris a contacté le Professeur François André de l’AFSSA, lui proposant de le « briefer » (sic) sur une étude scientifique à paraître. L’argument fourni par la société de relations publiques est que les auteurs cherchaient des correspondants sérieux en Europe pour pallier le « problème de la langue » (resic). Le recours à un service de traduction eut certainement été plus simple en l’occurrence. Le Professeur André a refusé cette offre, détectant dans cette manœuvre une volonté de dramatisation de la communication. On peut en effet imaginer l’écho qu’aurait eu cette étude dans l’opinion si elle avait ainsi été avalisée par un expert de la plus haute autorité sanitaire française.
Si cette première phase de l’opération semble avoir échoué, n’allons pas accuser Gavin Anderson de naïveté ou d’incompétence. La technique adoptée pour la diffusion des résultats de l’étude fut en effet d’une redoutable efficacité. Cette phase cruciale se déroule en deux étapes. Le jeudi 08 janvier, la revue Science, qui fait mondialement autorité dans son domaine, publie une synthèse du rapport. Le jour même, Gavin Anderson contacte les principales rédactions télévisuelles (BBC au Royaume-Uni, TF1 et France 2 en France…) quelques heures avant leur journal du soir. La société de relation publique propose ainsi aux rédactions françaises une synthèse de l’étude en français (le problème de traduction semble avoir été réglé…) alors que celles-ci disposent déjà de l’article de la revue Science. Parallèlement, Gavin Anderson envoie par coursier une cassette vidéo sensée présenter les résultats de l’étude. Ce produit vidéo, formaté pour une diffusion quasiment intégrale dans le cadre d’un journal télévisé, éclaire ces résultats d’une lumière dramatique, insistant sur le danger supposé d’une consommation de saumon d’élevage et sur les bienfaits du saumon sauvage. Si France 2 refuse d’utiliser cette cassette (de même qu’ils refusent la synthèse en français), TF1 en revanche la diffusera dans sa quasi-intégralité. Il ne s’agit pas ici de critiquer le manque de recul de tel ou tel professionnel, mais bien de montrer la redoutable efficacité du plan de communication mis en œuvre par Gavin Anderson au profit de son client Pew Charitable Trusts. Seule la réaction rapide et précise des autorités sanitaires américaines et européennes mettra un terme à ce qui n’est, on va le voir, qu’une pure et simple opération de manipulation de l’information, voire de désinformation.
Pew Charitable Trusts
Pew Charitable Trusts est un ensemble de sept fondations privées qui furent créées de 1948 à 1979 par quatre héritiers (deux fils et deux filles) de Joseph N. Pew, fondateur de la compagnie pétrolière américaine Sun Oil Co (rebaptisée SUNOCO en 2001). En 1956, ces fondateurs ont créé la Glenmede Trust Company, une société à but lucratif domiciliée à Philadelphie dont la fonction était de gérer les fonds recueillis par les fondations. En 1987, une division a été créée au sein de Glenmede afin de contrôler directement ces fondations : Pew Charitable Trusts. Cette structure de type « trust » finance des projets très divers dans les domaines de l’environnement, la culture, la politique, la religion, l’éducation ou encore la santé. Avec des actifs évalués en 2002 à environ 4 milliards de dollars, il s’agit d’une des fondations les plus riches des Etats-Unis. En 1999, elle a financé pour 250 millions de dollars de programmes divers.
En septembre 2003, Pew a changé de statut en adoptant la forme juridique de fondation publique (public charity). Cette nouvelle personnalité permettra à Pew d’économiser pour 4 millions de dollars annuels en taxes et impôts et d’acquérir une plus grande liberté dans le choix et le financement de ses programmes.
Parmi les sept grands programmes (issus des sept fondations initiales), le programme Environnement développe notamment un sous-programme « Saving The Oceans », dirigé par la commission « Océans ». L’étude dont il est ici question a été initiée et financée par cette commission. On relèvera que contrairement au mode d’action habituel des fondations qui consiste à soutenir des initiatives extérieures, Pew est à l’origine de cette étude. Cette commission s'est assignée pour mission d'évaluer les politiques marines des Etats-Unis depuis 30 ans, de conduire une réflexion au niveau national afin de recommander une nouvelle stratégie permettant de restaurer et protéger les écosystèmes marins, et de proposer une politique de développement durable des eaux sous juridiction américaine. Déjà, ces dernières années, elle avait commandité auprès de scientifiques des rapports sur l'état des lieux et les stratégies à mener dans les domaines de la pêche, des espèces invasives, de la pollution, du développement littoral, et de l'aquaculture. Derrière un habillage environnemental, il s’agit essentiellement de défendre les intérêts maritimes américains.
Si l’on en revient à notre étude sur le saumon, un rapide coup d’œil sur la composition de la commission « Océans » permet de comprendre les motifs qui ont pu inciter Pew à lancer cette réflexion et à la faire « partager » aussi rapidement. On trouve parmi ses 18 membres, trois personnalités très liées aux intérêts des pêcheurs de saumon de l’Alaska. Tony Knowles, ancien gouverneur de l’Alaska, a été maire d’Anchorage (capitale américaine de la pêche au saumon) et a siégé au Conseil directeur de la pêche du Pacifique-Nord. Pietro Parravano est lui-même pêcheur et préside la Fédération des association de pêcheurs du Pacifique. Enfin, Pat D. White est pêcheur, membre de la commission de pêche des Etats de l’Atlantique et du comité éditorial de la revue professionnelle « National Fisherman » (3). On comprend un petit peu mieux ce qui a pu inciter la fondation Pew à se saisir de ce « problème »…
La volonté implicite de défendre les intérêts des pêcheurs américains ressort également du choix des populations de saumon étudiées. Alors que le saumon d’élevage consommé par les Américains provient du Chili, les auteurs de l’étude ont choisi de se pencher sur les élevages d’Ecosse et de Norvège. Quand on sait que le saumon chilien est plutôt moins « pollué » que son homologue atlantique, il semble bien que Pew ait délibérément cherché à dramatiser la situation. Qui plus est, la ressource de saumon sauvage atlantique étant faible, le déclenchement d’une panique des consommateurs européens vis-à-vis du saumon d’élevage aurait certainement ouvert aux pêcheurs d’Alaska une opportunité d’accès à un nouveau marché important (en France, le saumon a été le poisson le plus consommé en 2003). Constatons d’ailleurs que l’effort de communication a essentiellement porté sur les pays européens.
Le caractère discutable des échantillons étudiés, la légèreté avec laquelle des scientifiques s’avancent sur des conclusions hasardeuses et surtout la curieuse communauté d’intérêts entre certaines personnalités à l’origine de l’étude et les pêcheurs d’Alaska militent donc en faveur de la thèse d’une véritable opération d’influence. Les enjeux alimentaires et sanitaires sont appelés à devenir, plus encore qu’aujourd’hui, la cible de telles attaques informationnelles. Les intérêts économiques en jeu et la sensibilité aigue des opinions publiques au moindre risque sanitaire doivent inciter les autorités politiques et sanitaires, les acteurs économiques concernés mais également le citoyen à la vigilance et à un exercice attentif de l’esprit critique.
RJ
(1) M.D.L., Luszniak, D. & Von der Geest, D., Preliminary examination of contaminant loadings in farmed salmon, wild salmon and commercial salmon feed. Chemosphere, 46,1053_1074, 2002.
(2) Investigation of PCDDs, PCDFs and selected coplanar PCBs in Scottish farmed Atlantic salmon (Salmo salar), Organohalogen Compounds, 47, 338_341.
(3) Conférer le site de la Pew Charitable Trusts (http://www.pewtrusts.com)