La mutation française de la construction navale

L’année 2003 a été pour la Direction des Constructions navales (DCN) une année cruciale. Après avoir, dans le cadre de la réforme de la DGA en 1997, cédé ses activités non industrielles au Service des programmes navals (SPN) et à la direction des centres d’expertise et d’essais (DCE), cette administration avait en avril 2000 quitté la DGA, ce qui lui avait permis d’établir avec celle-ci une véritable relation fournisseur-client. La dernière étape a été franchie en 2003 (loi de décembre 2001 et décret de mai 2002) avec l’accession au statut de société d’Etat, c’est à dire une société de droit privé dont le seul actionnaire est l’Etat.
Chacun mesure ici les avantages d’une telle évolution sur des plans aussi divers que la politique industrielle, la politique commerciale ou encore les ressources humaines. Cette évolution se justifiait d’autant plus que DCN évolue aujourd’hui dans un marché européen des constructions navales très concurrentiel et voué à de profondes restructurations.
Etat des lieux de la construction navale militaire européenne
Ce marché est extrêmement atomisé. En France, on compte deux systémiers navals principaux, Thalès (TNF et TUS) et DCN, qui ont pour certaines commandes noué des partenariats. D’autres sociétés et groupes sont également présents sur le marché national, tels qu’EADS, SAGEM, Alstom Marine ou encore les Constructions Mécaniques de Normandie. Chacun des autres pays européens ayant une industrie navale présente les mêmes caractéristiques : un ou deux groupes dominants et des petits acteurs satellites. Parmi les principaux groupes, citons BAe Systems et Vosper Thornycroft pour le Royaume-Uni, HDW et ThyssenKrupp Werften pour l’Allemagne, Fincantieri pour l’Italie et Izar pour l’Espagne.
A côté de cette dispersion des forces, mal compensée par de multiples partenariats, les Etats-Unis ont concentré leur industrie navale militaire en deux entités principales, Northrop Grumman et General Dynamics Marine Systems. Pour donner une idée du déséquilibre des forces en présence, ces deux groupes ont chacun un chiffre d’affaires annuel de plus de 15 milliards de dollars alors qu’aucun groupe européen ne dépasse les 2 milliards d’euros.
Certains mouvements en cours depuis deux ans (prise de participation majoritaire de la société américaine d’investissements OEP dans HDW, partenariat entre General Dynamics et Izar) laissent augurer une stratégie potentiellement agressive des industriels américains.

Le choix Ernst & Young
Thalès semble avoir pris la mesure de cette menace, en émettant le souhait de racheter l’allemand HDW à OEP. L’opération a échoué, mais cette volonté de construire ce que d’aucuns nomment un « EADS naval » est certainement la solution. On peut dès lors se demander ce qui a poussé l’Etat français, seul actionnaire de DCN, à choisir un cabinet comme Ernst & Young pour assurer la mission de commissariat aux comptes de la nouvelle société. Jusqu’ici auditée par le cabinet français Mazars, DCN va donc dorénavant voir ses comptes contrôlés et visés par un cabinet certes important (Ernst & Young fait partie des Big Five) mais néanmoins américain. Sans sombrer dans la paranoïa, l’opportunité d’un tel choix peut sembler douteuse. Certes la loi de sécurité financière (juillet 2002) impose la rotation des commissaires aux comptes. Mais le cabinet Mazars n’a t-il pas la ressource nécessaire à cette rotation ? Et si tant est que l’on veuille absolument changer de cabinet, aucun cabinet français ou européen n’est-il en mesure de prendre le relais ? Il semble que l’Etat ait, une fois encore, davantage fait le choix du prestige et de la facilité sans prendre en compte les aspects stratégiques de sa décision.

RJ