Poutine contre les oligarques

Depuis le raz-de-marée de son parti – Russie Unie – aux élections législatives, personne ne doutait qu’il solliciterait de nouveau la confiance de son peuple. Désormais, c’est officiel : le 14 mars, Vladimir Poutine sera candidat à un second mandat présidentiel de quatre ans. L’ensemble de ces événements a déjà suscité dans notre pays des commentaires plus ou moins avisés … Certains soulignent, accablés, la reprise en main de l’État par des hommes de l’appareil de sécurité et de renseignement ! Mais quoi de plus ridicule que ces tous ces « observateurs » et « commentateurs » drapés dans leur virginité morale outragée, donneurs de leçon en chambre et détenteurs des éclairs jupitériens de l’anathème. Beaucoup résument leur indignation démocratique et leur souci des droits de l’homme en une pose singulièrement dérisoire. Qu’espérions-nous ? Que la Russie, après soixante-dix ans de totalitarisme, adopterait en dix ou quinze ans – autant dire en un clin d’œil à l’échelle de l’Histoire – les mœurs et les valeurs démocratiques ? Soyons un peu lucides et sérieux. L’Histoire nous a durement appris que la démocratie est le beau fruit d’un apprentissage tout aussi difficile que perpétuel de la liberté et de l’égalité combinées. La Russie demeure politiquement désorientée et cherche son avenir, qui se dessine avec une grande lenteur dans le cadre d’une transition laborieuse, politiquement, socialement, économiquement, mais aussi moralement (dimension que les experts du FMI et de la Banque mondiale échouent souvent à pénétrer). On ne passe pas sans encombre d’un régime totalitaire de fausse prise en charge des individus (qui ignore le concept de société civile) à un régime libéral démocratique (s’appuyant sur une large classe moyenne, ce qui fait encore défaut à la Russie) où la rudesse des lois du marché est modérée par des dispositifs juridiques et un système de protection sociale.

Il faut le marteler : c’est de l’expérience de l’Europe dont la Russie a besoin, pas d’un moralisme agressif qui agite en permanence les Tables de la Loi de la démocratie. Bien entendu que l’Union européenne doit se fixer pour objectif d’épauler Moscou dans l’œuvre de démocratisation : mais par quels chemins passe aujourd’hui cette dynamique alors que la Russie subit la domination des oligarques, c’est-à-dire – le plus souvent – celle de logiques et de structures mafieuses ? On peut parier que seul Vladimir Poutine possède aujourd’hui les moyens d’orchestrer la mise au pas des nouveaux grand féodaux russes. Et le prendre absurdement pour cible n’aura pour seul effet que de favoriser le contrôle de son pays par les barons sulfureux de l’économie russe, guère passionnés par la démocratie. Que Poutine ressemble fort peu au dirigeant démocrate idéal, nous sommes tous d’accord : toutefois, à l’heure actuelle, il représente la meilleure option pour la Russie, pour que son avenir emprunte un jour les chemins de la civilité politique, de la légalité, des droits de l’homme et de la prospérité. Il est certes difficile de percer les intentions du maître du Kremlin : ce tsar est un sphinx … Ce qui apparaît en revanche relativement évident, c’est qu’il existe une certaine adéquation entre la mentalité du président et celle de la population. Aspirer à l’ordre, un ordre incarné par un « dirigeant à poigne », tout en ayant une idée très floue de la loi, est une attitude fort ancienne et bien ancrée en Russie. » (1)

Mais Poutine continue néanmoins à faire peur, ce qui se comprend aisément : le personnage est énigmatique et fait tout pour le rester. L’ancien chef du FSB participe de ce modèle complexe des anciens apparatchiks des services secrets. Mais il ne faut peut-être pas craindre le pire. Car l’on sait qu’au « sein du système soviétique, le KGB n’était pas, et de loin, l’élément le plus réactionnaire de l’appareil d’État » : ses membres, « qui connaissaient les petits et grands secrets des élites du Parti, et dont le travail consistait pour une bonne part à lire la propagande antisoviétique et à étudier l’Occident, ne pouvaient pas être des communistes parfaitement orthodoxes ». Il est donc probable que Poutine continuera à faire preuve d’un certain sens de la mesure et du réalisme nécessaire aux décisions utiles. Certes, les « hommes du KGB, qui effectuaient les basses besognes afin de protéger une idéologie à laquelle ils ne croyaient pas, éprouvaient d’énormes tensions psychologiques. » Sont-ils pour autant forcément des cyniques en puissance, dénués de tout souci éthique ? Rien n’est moins sûr : « La complexité morale et psychologique de leur situation les contraint à s’accrocher à des valeurs fortes afin de préserver leur identité. La valeur cruciale est celle du professionnalisme. Les questions morales soulevées par l’exercice de ce métier mettent cette qualité au premier plan et lui donnent une importance prépondérante. »

Leur seconde valeur est l’ordre, et non pas la loi. « Les hommes des services secrets considèrent la loi avec une certaine ironie », Poutine en tête. Mais si le mot « légalité » le fait sourire avec condescendance, il n’en va pas de même pour celui de « discipline ». Il doit également se rattacher à des notions comme l’État et le patriotisme. Malgré leur côté vague, ces idées « recèlent une grande force émotionnelle. De nombreux agents qui ne croyaient pas aux dogmes de l’idéologie communiste pouvaient se donner bonne conscience en réprimant les dissidents, ces individus qui portaient atteinte à l’ordre et affaiblissaient l’État. » (2)
Au bout du compte, Vladimir Poutine apparaît comme une figure archétypale de la dernière génération des agents du KGB. Et c’est sans doute des rangs de cette ténébreuse institution, aussi étonnant que celui puisse paraître à l’Occident, que pourraient être issus les hommes capables d’organiser la stabilisation de la Russie, de la sortir du chaos politique et de l’économie maffieuse.

(1) Dimitri FOURMAN, Courrier international n° 476.
(2) Ibid.

Eric DELBECQUE