La petite France

Je souhaite un autre mode de production pour l’Europe, disait en son temps Lionel Jospin. Nous avons une autre vision du monde que les Etats-Unis, affirment aujourd’hui Jacques Chirac et Dominique de Villepin. Seulement voilà, quelles stratégies d’action viennent nourrir ces phrases pleines d’enthousiasme ? La France n’a pas de vision stratégique déclinée et assumée. C’est là son problème. La sentence circule de plus en plus dans certains milieux, aussi bien étatiques qu’économiques. Si nous en restons au non-dit, celui-ci gagne du terrain. Depuis la fin des années 1990, la real politik cède la place à une autre forme d’approche lucide des rapports de force internationaux.Le choc des puissances qui s’amorce depuis la chute du mur de Berlin est un rouleau compresseur que personne ne veut analyser à sa juste proportion. D’un monde stabilisé par la bipolarité entre l’Est et l’Ouest, nous passons à un monde déstabilisé par les recherches de puissance de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Russie, sans oublier le jeu de dominos revu et corrigé qui en découle. L’Iran, la Turquie et beaucoup de pays ont à définir rapidement leur propre cheminement dans cette nouvelle course à la puissance. Le refus des Etats-Unis de voir émerger une Europe/puissance accentue le climat d’incertitude qui s’est instauré depuis le 11 septembre. La guerre au terrorisme est bien réelle mais elle sert de paravent à d’autres enjeux. Il a fallu le second conflit irakien pour en entrevoir quelques-uns. Qui peut le nier aujourd’hui? Dans cette partie complexe à plusieurs inconnues, Ben Laden est un nain de jardin. Dangereux certes, mais surdimensionné par rapport aux vrais enjeux recentrés sur les dynamiques impériales masquées historiquement par la guerre froide.

Les pans entiers de la vieille économie occidentale qui s’écroulent sous les coups de boutoir des économies orientales ne sont que les prémisses d’autres ruptures. La France se fissure de l’intérieur. Lentement mais sûrement. Le débat sur le voile en France est à cet égard la plus fidèle représentation de notre incapacité à penser sérieusement le problème. A force de voir une partie des classes dirigeantes de ce pays passer leur temps à corriger les virgules, nous comprenons mieux la «profondeur» des débats sur la nuance entre ostensible et ostentatoire. Cette démonstration par le fait est un signal fort. Qui le prend en considération ? Chacun sait en son fort intérieur que le destin de la France dépend de la manière dont nos gouvernants vont assumer leur fonction, sans chercher à se faufiler entre les problèmes. Comment peut-on avancer en reculant, à l’image de cette illusoire réforme de l’Etat, prisonnière des échéances électorales et des querelles administratives. Dans un pays où le seul service minimum qui existe concerne la prise de risque, le parcours à handicap n’est pas simple, voire impossible. Et pourtant, il va falloir prendre des risques.

Deux écueils nous guettent : la stratégie du paraître et la stratégie de la rente. La stratégie du paraître, c’est parler et ne rien faire ou quasiment rien. Dans le débat sur l’autre vision du monde, l’alter mondialisation semble parfois jouer la fonction d’ersatz pour palier l’absence d’une véritable stratégie de repositionnement à l’égard des Etats-Unis. La démonstration est encore plus dure lorsqu’on évalue la marge de manœuvre de la secrétaire d’Etat au développement durable. Si nous avons un autre mode de développement durable à proposer, il serait peut-être temps de le dire. Mais le problème n’est pas que politique, il est aussi sociétal. Et c’est justement là qu’apparaissent les contours d’une stratégie de la rente. En effet, le Français se cache trop souvent derrière son petit doigt et a du mal à en assumer les conséquences. Comment peut-il croire une seconde, qu’abrité derrière une hypothétique relance de la croissance et sa fuite en avant vers l’individualisme, il va échapper aux effets induits par le choc des puissances : bassins d’emploi en crise, délocalisations sauvages, ventes irréfléchies d’entreprises détenant des technologies stratégiques, manœuvres d’encerclement par le biais des organisations internationales (conférer le rapport récent de la Banque mondiale qui suggère de supprimer les subventions aux pays du Sud qui appliquent le droit français si ils ne passent pas au droit anglo-saxon)…

Notre pays doit passer à l’action, non pas en collaborant avec le plus fort mais en affirmant par des actes sa volonté de construire une Europe appliquant une autre vision du monde. Dans ce cas de figure, il ne s’agit pas de rédiger des lois mais de concrétiser des stratégies où les gouvernants prendront plus de coups qu’ils ne gagneront de privilèges. Dans cette guerre des mondes, notre salut ne viendra pas de l’extérieur. Il sera le fruit d’une vision appliquée à des enjeux précis et dont on se doit d’attendre des résultats à court, moyen et long terme. Certains de ces enjeux sont immédiats. Prenons l’exemple du couple franco-allemand. Son avenir dépend de la victoire des partisans d’une stratégie européenne aux élections allemandes. Ce résultat n’est pas acquis. Des stratégies souterraines réapparaissent aujourd’hui dans certains milieux d’outre Rhin. La main tendue aux Etats-Unis en contrepartie d’un leadership discret sur la Mittel Europa, séduit des personnages importants de la CDU. Cette tendance est dangereuse et menace l’avenir du couple franco-allemand. C’est pourquoi elle doit être combattue. Il ne s’agit pas d’une ingérence dans les affaires intérieures d’un pays ami mais de l’avenir de l’Europe. Les luttes d’influence au sein du PPE au Parlement européen sont à lire au second degré pour décrypter ce type de manigance.

Pourvu que ça dure et après nous le déluge, tel est le refrain que chantent les sirènes de la petite France. Adeptes de la jet set ou professionnels du RMI, les branchés de la petite France ont depuis longtemps oublié ce qu’était l’aventure humaine, celle qui donne un sens à une vie et à une collectivité de gens vivant sur un même territoire. Certains ont des circonstances atténuantes, d’autres pas. Là n’est plus le problème. La question essentielle aujourd’hui est de savoir qui est prêt à se battre pour une autre idée de la France, dans une Europe digne de ce nom. La partie est loin d’être gagnée. A nous de prouver le contraire.


Christian Harbulot