Intelligence Économique et Management Stratégique

Les entreprises évoluent dans un environnement en complexification croissante. En outre, le développement hyperbolique des alliances, fusions, acquisitions et autres grandes manœuvres entrepreneuriales, accentue la difficulté de décryptage du réel capitaliste parce qu’il dynamise la création de réseaux complexes d’interrelations, d’interdépendance et de coopétition. Cette évolution influence le processus d’acquisition d’informations et, conséquemment, le mécanisme décisionnel : en effet, la compétitivité d’une organisation – et donc sa pérennité – dépendant de plus en plus étroitement de sa capacité d’adaptation et de sa vitesse de réaction dans un environnement complexe, il faut savoir l’essentiel puis agir vite. Adaptabilité qui exige l’anticipation à travers la surveillance systématique et rationalisée de l’environnement global (on parle dès lors de vieille stratégique), puis la gestion « offensive » des flux d’informations ... Il faut considérer l’environnement comme une variable stratégique en permanente reconfiguration et sur laquelle l’entreprise peut agir, voire même contribuer à façonner, par la maîtrise de l’information. Or, c’est la fonction même de l’intelligence économique que de traiter les données et informations, de créer de la connaissance efficace. L’une des définitions les plus récentes, formulée par Jérôme Dupré (1), l’explicite adéquatement : « En tant que concept, écrit-il, l’intelligence économique est une notion nouvelle qui englobe l’ensemble des problématiques de sécurité de l’information et qui inclut notamment sa protection, sa gestion stratégique à des fins décisionnelles ou des actions d’influence au profit des entreprises ou des États. Elle est généralement présentée comme une démarche collective ayant pour objet la recherche offensive et le partage de l’information dans le cadre d’un mode d’organisation transversal. Elle s’inscrit dans le nouveau paradigme de la guerre économique ». On peut finalement la qualifier, premièrement, de système de surveillance de l’environnement de l’entreprise (2), et, deuxièmement, d’action sur celui-ci, afin de détecter les menaces et d’exploiter les opportunités.
Mais il faut bien insister sur le fait, comme le soulignait déjà H. Wilensky à la fin des années soixante, que l’intelligence économique ne consiste pas en l’accumulation brouillonne d’informations : il s’agit de produire des connaissances – à vocation opérationnelle –, dont la qualité dépend des compétences d’interprétation et d’analyse du « facteur » humain. On peut compléter ce raisonnement en se rappelant ce qu’affirmait Edgar Morin avec raison : « l’intelligence, écrivait-il, est l’aptitude à s’aventurer stratégiquement dans l’incertain, l’ambigu, l’aléatoire en recherchant et utilisant le maximum de certitudes, de précisions, d’informations. L’intelligence est la vertu d’un sujet qui ne se laisse pas duper par les habitudes, craintes, souhaits subjectifs. C’est la vertu qui se développe dans la lutte permanente et multiforme contre l’illusion et l’erreur ». En somme, l’intelligence du monde (à commencer par celle que l’on dit « économique et concurrentielle ») – colonne vertébrale du processus décisionnel – vise à réduire les incertitudes, autant que faire se peut, pour prendre des décisions optimales, donc minimisant les risques.
L’intelligence économique et concurrentielle s’appréhende conséquemment comme un prolongement – non comme un substitut ou un dépassement – du management de l’entreprise. La conclusion en découle tout naturellement : l’intelligence économique est l’arme maîtresse du management stratégique de l’entreprise (3). Il faut la penser comme un véritable mode de management – impliquant l’action – et non comme l’application étroitement circonscrite d’une méthodologie globale de surveillance et de vigilance. Pour cette raison, un tel dispositif ne peut se réduire à une cellule dite d’intelligence économique : il se doit d’innerver l’organisation entière et de mobiliser un périmètre d’individus bien plus large que celui des acteurs spécialisés « officiellement » impliqués dans l’activité de veille.

I- Le fondement : le cycle du renseignement

L’information désigne un processus (succession d’actions par lesquelles on accroît son stock de données pour élaborer de la connaissance) ou le résultat du processus (c’est-à-dire de la valeur ajoutée cognitive). L’information se définit comme tout élément ou signe qui peut être transmis ou stocké et qui participe de la représentation du réel (4). Chaque information possède des propriétés telles que l’origine, l’itinéraire, la vitesse de circulation, la durée de vie, etc. La création d’information constitue un processus continu visant à augmenter « l’intelligence » de la réalité, c’est-à-dire sa compréhension. Elle est représentable comme une dynamique spiralée fondée sur l’apprentissage, donc la maîtrise de la nouveauté, du changement. Certains parlent à ce propos de métabolisation. En tout état de cause, c’est un processus de transformation des données, ou plutôt d’intégration dans une structure de sens, visant à alimenter une logique d’action et de décision orientée par un but. Pour le dire, autrement c’est la nourriture d’une stratégie …
Cette dynamique informationnelle est, en fait, ce que l’on nomme habituellement le « cycle du renseignement ». A cet égard, on peut certes affirmer que l’information est la « matière première » du renseignement, et « qu’un renseignement est une information élaborée, pertinente et utile, correspondant aux besoins de celui qui la reçoit » (5). Mais dès lors, comment le distinguer de la connaissance, du savoir ? En fait, le renseignement désigne « des connaissances de tous ordres sur un adversaire potentiel, utiles aux pouvoirs publics, au commandement militaire ». Mais on peut aussi considérer que savoir (ou connaissance) et renseignement se recouvre très largement (6), sauf à poser que l’usage du second doit être réservé au domaine politico-stratégique et militaire. Dès lors, le cycle du renseignement peut aussi bien être un cycle de la connaissance … En tout état de cause, ce cycle se déroule en quatre phases : l’orientation générale, la recherche, l’exploitation et la diffusion. Il constitue le support indépassable de l’intelligence économique.

- Durant la première étape, les grands enjeux sont identifiés, et les besoins en renseignements définis en conséquence. Ce qui donne lieu à une planification de la collecte d’informations, à l’émission de demandes ciblées, ainsi qu’à un contrôle régulier de la productivité des instances de recherche. Les besoins s’expriment de manière ponctuelle ou sous forme d’un catalogue de questions adressées aux unités de collecte par les organes d’exploitation.

- La collecte, ou recherche, se définit comme la période de recherche où sont identifiées et exploitées les sources d’informations, ceci dans le cadre d’une planification.

- L’analyse, c’est-à-dire le traitement ou l’exploitation, compose l’étape au cours de laquelle les données et informations passent à l’état de connaissance à travers un processus systématique d’évaluation, d’interprétation et de synthèse destiné à élaborer des conclusions (articulées sur des éléments significatifs) répondant aux besoins de renseignements exprimés.

- La diffusion est l’acheminement des renseignements sous une forme appropriée (orale, écrite ou graphique) aux organes ayant exprimée la demande. Il s’agit bien d’un cycle dans la mesure où le renseignement obtenu permet d’une part d’orienter les besoins nouveaux en renseignements et, d’autre part, de réévaluer constamment la connaissance obtenue en fonction de l’évolution de l’environnement.




Il est donc question, à travers le cycle du renseignement, de dresser différentes « cartes » de l’environnement, des relations concurrentielles, des réseaux informationnels (institutionnels ou non, formels ou informels), des réseaux d’influence, des principaux acteurs (favorables ou défavorables), etc. L’intérêt de ces cartographies stratégiques est de décrypter pour agir.
(* : Que l’on peut également nommer un plan de renseignement, et qui comprend les éléments principaux suivants: axes d’attaque prioritaires, liste des correspondants, tactiques, règles du jeu.)

II- Les fonctions

Selon Levet et Paturel (1996), que l’on peut facilement suivre sur ce point, l’intelligence économique – le décryptage une fois réalisé – de déploie dans 5 directions d’action, présentées dans le tableau ci-dessous :




Si le management s’arme naturellement d’une approche en termes d’intelligence économique, il ne faut néanmoins en aucun cas confondre cette dernière avec la veille stratégique. D’abord parce que toute forme de veille approfondie possède des aspects stratégiques (7) (et que l’on flirte ici avec le pléonasme), ensuite parce que la veille n’est que l’une des trois composantes de l’intelligence économique (avec les mesures de sécurisation de l’information et les actions d’influence).
Pour mémoire, et bien qu’il soit difficile de les dissocier véritablement, rappelons que l’on distingue habituellement 4 types de veille : concurrentielle, commerciale, technologique, environnementale. Elles s’articulent dans une certaine mesure sur les différentes forces concurrentielles de la matrice de Porter. Cette approche simplifiée permet d’ordonner la pensée mais, le plus souvent, les différents types de veille s’interpénètrent.

La veille technologique

La veille technologique qui est parfois appelée veille scientifique et technologique s’intéresse :
- aux acquis scientifiques et techniques, fruits de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée,
- aux produits (ou services),
- au design,
- aux procédés de fabrication,
- aux matériaux, aux filières,
- aux systèmes d’information,
- aux prestations de service dans lesquelles le facteur image est très fort et qui opèrent la transition avec la veille commerciale…

La veille concurrentielle

La veille concurrentielle « traite » les concurrents actuels ou potentiels, les nouveaux entrants sur le marché (pouvant lier leur apparition à l’émergence de produits de substitution). L’information recueillie peut couvrir des domaines très larges :
- gamme des produits concurrents,
- circuits de distributions,
- analyse des coûts,
- organisation et culture d’entreprise,
- évaluation de la direction générale,
- portefeuille d’activités de l’entreprise…

La veille commerciale

La veille commerciale concerne les clients (ou les marchés). Il s’agit de prendre en considération l’évolution des besoins des clients. A l’heure du développement des techniques de fidélisation, la veille commerciale implique le suivi et l’analyse des réclamations. Celle-ci s’intéresse également aux fournisseurs. Cette veille se développe notamment dans les services achats. La recherche d’informations est certes focalisée sur le coût des services, mais s’intéresse également à différentes garanties (délai de livraison, continuité de la relation, qualité des produits et services, adaptabilité, etc.).

La veille environnementale

Cette veille englobe le reste de l’environnement de l’entreprise. C’est souvent en intégrant habilement les éléments de l’environnement politique, social, culturel et juridique qu’une firme pourra distancier ses concurrents ... Selon le type d’entreprise, la veille environnementale – encore appelée veille globale ou sociétale – sera axée sur des aspects différents de la vie économique.

III- L’intelligence économique : révolution ou vieille lune ?

Le désir de connaître pour maîtriser davantage son environnement en élaborant une stratégie et en mettant en œuvre des tactiques constitue l’un des fondements de toute démarche anthropologique. L’homme veut savoir pour agir : c’est une donnée de base de la condition humaine. Or, c’est le socle même de l’intelligence économique. On pourrait donc en conclure que les entrepreneurs l’ont toujours pratiqué, à la manière de monsieur Jourdain : sans le savoir … A ceci près que cette démarche ne constituait pas, jusqu’à la fin des Trente Glorieuses une nécessité comparable à celle qu’elle aujourd’hui devenue. Contrainte s’expliquant par le fait que l’intelligence économique et concurrentielle, également qualifiée de stratégique, constitue l’héritage, la résultante de cinq grandes dynamiques historiques, à savoir :

- La mutation conflictuelle endogène du capitalisme, liée à la difficulté accrue de conquête et de maîtrise des marchés, c’est-à-dire au coût de conservation ou d’acquisition d’un avantage compétitif dans le cadre d’un monde globalisé (sans même envisager une suprématie durable),

- La rupture des logiques de bloc de la Guerre Froide, génératrice de complexité et donc démultiplicateur d’incertitude,

- L’évolution des formes de la guerre articulées sur les métamorphoses de la contrainte, qui établit la guerre économique comme conflictualité dominante (dans le cadre de relations de coopération/concurrence, dénommées « coopétition »),

- L’émergence de la société de l’information, à la fois créatrice de concurrence et facteur de suprématie cognitive, donc économique,

- L’impératif d’une gestion offensive de l’information, haussée au rang de capital stratégique (8), pour conserver ou acquérir la position dominante dans le rapport nécessairement asymétrique à l’information.

Parce que ces tendances de fond sont autant de défis accentuant la dimension conflictuelle de l’activité économique, le caractère structurant de cette conflictualité pour le monde social, et la complexité de l’environnement global dans lequel elle s’inscrit et se développe, il fallait approcher l’économie de marché différemment : à « nouvel esprit » du capitalisme, nouvelle posture intellectuelle et praxis… Ce que constitue précisément l’intelligence économique, et la rend tout à la fois l’outil indispensable et premier du management stratégique.

IV- Intelligence économique, pouvoirs publics et puissance

Il ne faudrait pas en conclure pour autant que l’intelligence économique concerne exclusivement le secteur privé. Non seulement parce que l’État lui-même peut tirer des enseignements de cette pratique pour l’amélioration de son propre fonctionnement, mais aussi parce que l’efficacité de l’intelligence économique et concurrentielle en entreprise dépend de la collaboration avec les pouvoirs publics. Seuls ces derniers sont en effet capables d’opérer la synthèse des intérêts des différents acteurs, de coordonner leurs activités et stratégies de développement, et de les épauler dans l’acquisition de l’information stratégique et la mise en œuvre des opérations d’influence.
Quant au lieu de l’intelligence économique avec les stratégies de puissance, il paraît finalement évident. Des entreprises prospères contribuent désormais décisivement à la puissance globale d’une collectivité humaine. Ces nouvelles guerres économiques qui ne font plus couler le sang doivent donc s’intégrer (comme c’est déjà le cas pour certains pays) dans le cadre d’une stratégie globale de nature indirecte. Il en dérive très logiquement que seul un État-stratège peut mettre en œuvre cette stratégie globale qui implique, dans un rapport du faible au fort, le sens de l’initiative, de l’offensive : l’État-stratège est un État qui anticipe et prend l’initiative (notamment selon l’axe majeur de la guerre informationnelle). Il se confond donc avec une ambition de puissance (loin de toute idée de domination et d’hégémonie politique) qui intègre parfaitement l’idée de prospérité économique et doit donc s’en donner les moyens : d’où la nécessité manifeste d’une démarche d’intelligence économique structurant le management stratégique …

Eric DELBECQUE
Article publié dans Sentinel

1) Renseignements et entreprises. Intelligence économique, espionnage industriel et sécurité juridique. Lavauzelle, 2002.
2) Clients, fournisseurs, sous-traitants, concurrents, partenaires, organismes publics, organismes de normalisation, etc.
3) Au sens où celui-ci a pour but d’appréhender l’entreprise dans le cadre de son environnement, en relation avec ses ressources et compétences internes, ainsi qu’avec les attentes et l’influence des groupes d’intérêt. Le management stratégique permet ainsi d’avoir une vision globale du marché et des « opérateurs », et d’expliquer le fonctionnement des organisations en considérant les jeux de pouvoir des « acteurs » individuels et collectifs – que n’épuisent pas des stratégies rationnelles.
4)) Il faut néanmoins préciser que le but n’est pas d’accumuler des archives mais de trouver des informations pertinentes, de créer de la connaissance permettant de guider le processus décisionnel.
5) Amiral (c.r.) Pierre LACOSTE, François THUAL, Services secrets et géopolitique. Paris, Lavauzelle, 2002.
6) Dans le cadre de ce débat, on peut également méditer utilement ces quelques phrases : « Il n’y a pas deux disciplines intellectuelles plus proches que l’histoire et le renseignement. Dans les deux cas il s’agit de parvenir à une connaissance objective des faits à partir de sources fiables et soumises à une critique constante en fonction d’une interrogation raisonnée et systématique, que celle-ci soit un « plan de recherche », un sujet de thèse ou un programme de colloque. Dans les deux cas, les faits et les renseignements qui les font connaître, ne sont pas par eux-mêmes totalement significatifs s’ils ne sont pas reliés les unes aux autres, hiérarchisés, synthétisés – c’est-à-dire « exploités ». Cette exploitation elle-même conduisant à de nouvelles recherches, dans un processus dialectique sans fin, qui doit permettre, non pas d’accéder à une vérité, qui n’est jamais totalement accessible, mais du moins de s’en rapprocher./ D’autre part le renseignement et l’histoire recourent tous deux à des méthodes inductives, passant de la connaissance des faits particuliers à des conclusions générales, et non pas des sciences déductives. Ces dernières conduisent d’informations générales à des conclusions particulières ; elles correspondent à un processus que l’esprit humain, spontanément, trouve plus gratifiant mais qui est pour ceux deux disciplines le péché contre l’esprit. Elles contraignent donc à une grande modestie et à une grande rigueur et, telle Cassandre, leurs conclusions ne sont pas toujours bien accueillies. » [Texte de 1998, du professeur G.H. Soutou, cité in Amiral (c.r.) Pierre LACOSTE, François THUAL, Services secrets et géopolitique. Paris, Lavauzelle, 2002.]
7) Selon Lesca (1994), la veille stratégique est « le processus informationnel par lequel l’entreprise se met à l’écoute anticipative des signaux faibles de son environnement dans le but créatif de découvrir des opportunités et de réduire son incertitude ». Mais l’on pourrait définir en partie la veille technologique, concurrentielle, commerciale et environnementale dans les mêmes termes.
8) Qu’elle concerne ou non le domaine de l’innovation technologique (incrémentale, technique, sociale, radicale) importe peu : ce qui compte, c’est l’avantage concurrentiel qu’elle contribue à consolider.