Pour comprendre les mécanismes de la guerre idéologique globale
« Nous avons trouvé notre mission » s’écriait G.W. Bush au lendemain du 11 septembre. Mission d’abord militaire : c’est la « guerre à la terreur » présentée un moment comme « croisade » puis « opération justice infinie ». Puis elle devint une doctrine, la « frappe préemptive » (1), censée éliminer les dangers avant qu’ils ne se forment, et un slogan politique, « quatrième guerre mondiale » (la troisième étant la guerre froide, la quatrième oppose modernité et islamisme) (2). Le but est le même : faire du monde un « lieu sûr » pour la démocratie, combattre réseaux terroristes, États voyous et Armes de Destruction Massive de telle sorte que nul ne puisse ni former le projet ni accumuler les moyens de « menacer le mode de vie américain » (3).
L’hyperpuissance sans rivale ne tolère plus d’ennemis même virtuels, mais elle le fait dans l’intérêt de tous les hommes. Tel est, sans trop forcer le trait, le discours de l’actuelle administration inspiré par les néo-conservateurs. Mais leur programme ne se résume ni à l’arrestation des méchants ni au monopole planétaire de la violence légitime. La « mission » proclamée est aussi de répandre l’amour de la liberté, « don de Dieu » que « refusent » terroristes et tyrans, pour reprendre les mots du même G.W. Bush. Du reste, dans la phraséologie néo-conservatrice, les ennemis (qu’il s’agisse d’al Quaïda ou de la résistance Irakienne) sont rituellement désignés comme « les extrémistes qui haïssent la liberté. ».
« De grandes Nations dont l’identité est idéologique comme l’Union Soviétique d’hier et les Etats-Unis d’aujourd’hui ont inévitablement des intérêts idéologiques outre leurs intérêts matériels » (4) précise Irving Kritsol chef de file de ces intellectuels partisans de la paix par la force. Et persuadés, qu’outre des armes pour faire-mourir, il faut des moyens et des techniques pour faire-croire. Les missiles ne valent rien sans émissions ni émissaires.
Gagner les cœurs et les esprits.
L’idée d’une bataille pour « le cœur et l’esprit » des hommes n’est pas neuve. Ainsi, le père de la Société des Nations, Woodrow Wilson - symbole de l’internationalisme, de l’idéalisme U.S. et du messianisme démocratique (5) - est aussi l’inventeur de la propagande belliciste moderne. L’intervention de son pays contre l’Allemagne en 1917 fut préparée par l’action systématique des Comités pour l’Information du Public (Comitee for Public Information). Wilson en confia la responsabilité à l’ex-boxeur et journaliste Creel. Il inventa des slogans comme « la guerre pour mettre fin à toutes les guerres » et « rendre le monde sûr pour la démocratie » et développa l’atrocity propaganda pour stipendier la barbarie teutonne. Il se vantait : « Il n’y a pas de medium d’appel que nous n’ayons utilisé. L’imprimé, la parole, le film, le télégraphe, le câble, la T.S.F., l’affiche, le panneau… - tout a été mobilisé dans notre campagne pour faire comprendre à notre peuple et aux autres les raisons qui poussaient l’Amérique à prendre les armes. » (6). L’effort de propagande U.S. pendant la seconde guerre mondiale, telle la fameuse série des films « Pourquoi nous combattons », n’a fait que reprendre ces méthodes.
Après 1945, la guerre froide relance la guerre d’influence. Une idée reçue veut que les soviétiques, rusés lecteurs de Gramsci, aient été meilleurs à ce jeu que l’Ouest aveuglé par l’économisme. Un livre récent vient de rappeler l’ampleur de la guerre froide culturelle (7) d’Ouest en Est. La CIA, via le Congrès pour la Liberté Culturelle, subventionnait indistinctement les traductions de Malraux ou Orwell, le jazz ou Stravinski, ou favorisait l’action painting de Jackson Pollock censé subvertir le réalisme socialiste.
De même, les Archives Nationales de la Sécurité (8) ont révélé l’action menée en Iran, Irak et Arabie Saoudite au début des années 1950 : livres pro-occidentaux pour les élites ou films pour publics illettrés. W.J. Casey directeur de la CIA inventa, dans les années 1980, le terme « management de la perception » pour désigner la façon d’agir sur les représentations du public ou des dirigeants étrangers. Dans le même esprit, le Département de la défense se dota en Février 2002 d’un Bureau de l’Influence Stratégique (OSI Office of Strategic Influence) qu’il fallut vite dissoudre : le New York Times avait révélé que ce service se proposait éventuellement de « mentir » aux alliés, mot qu’il ne fallait évidemment pas prononcer (9). L’influence qui porte sur la diffusion des valeurs ne devait pas se compromettre avec la désinformation qui porte sur la connaissance des faits
Mais ces histoires d’espions et de désinformateurs ne rajoutent qu’un parfum de souffre à une activité très officielle : la « diplomatie publique ». Sa fonction officielle est : « promouvoir l’intérêt national des États-Unis par la compréhension, l’information et l’influence des publics étrangers » (10). Le postulat est que « si les gens connaissaient l’Amérique, ils l’aimeraient ». Il s’agit donc d’en répandre une image positive, d’exporter sa culture ou sa vision du monde. Cette diplomatie-là s’adresse aux organisations non gouvernementales comme aux individus, aux élites étrangères (avec des programmes d’échanges dont ont profité au début de leur carrière Saddate, M. Tatcher ou V. Giscard d’Estaing) ou au grand public (voir la radio la Voix de l’Amérique). L’USIA (U.S. Information Agency), établie en 1953 par Eisenhower, a assumé cette responsabilité pendant toute la guerre froide. Après une période de turbulence bureaucratique (11), la diplomatie publique revint au premier plan le 11 Septembre comme réponse à la question : « mais pourquoi nous haïssent-ils ? ». Un sous-secrétariat d’État à la Diplomatie Publique fut confié à une directrice d’agence publicitaire, Charlotte Beers, chargée de persuader le monde musulman de la bienveillance américaine
Il s’ensuivit une floraison de sondages, d’actions de relations publiques sur les « valeurs partagées » (shared value), de films, de programmes et brochures exaltant la tolérance religieuse dont jouissent les musulmans aux U.S.A, de sites Internet et associations (comme le Council of American Muslims for Mutual Understanding) pour la promotion d’un « dialogue ouvert » (12). Le tout sans enrayer en rien la montée de l’antiaméricanisme après le 11 Septembre. Pourtant, Mme Beers, qui a démissionné depuis, remarquait alors que des pays comme l'Arabie saoudite ou l'Indonésie plaçaient la foi au premier rang de leurs valeurs, l'Amérique au cinquième et, ajoutait-elle la France seulement au 42ème. Même conclusion à propos de la valeur « famille » : les musulmans étaient moins éloignés des Américains que les Européens.
Or la diplomatie publique ses bureaux chargés de combler le « déficit de perception » et ses productions audiovisuelles, ne représentent qu’une partie de la politique d’influence (13). Celle-ci ne consiste pas seulement séduire, mais aussi à changer les modes de fonctionnement mental de l’autre. Cela passe par le « formatage ». Cette stratégie inventée dans les années 1990 (shapping the globalization, formater la mondialisation), celles de la mondialisation heureuse, repose sur la propagation de normes éthiques, politiques de gouvernance, mais technologiques, juridiques, voire de comptabilité ou de management, relayées par des réseaux d’O.N.G., de think tanks (14) et par les médias (15).
La trilogie clintonienne de l’élargissement (enlargment) repose sur le Marché, la gouvernance et les technologies de l’information et de la communication. Cette vision inspire nombre des initiatives de l’époque : accords commerciaux de libéralisation, Advocacy Center chargé de préparer le terrain (levelling the ground) pour les exportations américaines, moralisation ou de propagation valeurs démocratiques à travers les O.N.G., reconstruction des États en faillite (nation building), réduction du fossé numérique entre inforiches ou infopauvres, autoroutes de l’information… Le tout se résume en un concept typique de l’époque : soft power.
Expression inventée par le doyen Joseph S. Nye (16), le soft power repose sur le rayonnement du modèle politique, économique, culturel et technologique des Etats-Unis. Il s'agit d'amener le reste du monde à partager leur point de vue, sans recourir à la carotte ni au bâton. Cette politique s'appuie sur la capacité de doser aide et négociation, incitation et coopération pour amener d’autres États à coopérer. Le tout coïncide peu ou prou avec le sens de l'histoire. Ainsi pour Nye « La bonne nouvelle est que les tendances sociales de l'âge de l'information globale contribuent à façonner un monde qui sera davantage en sympathie avec les valeurs américaines à long terme.» (17). Depuis, la façon de penser la politique extérieure comme un dosage entre soft et hard power, entre l'attractif et le coercitif, est depuis devenue un lieu commun du débat politique américain (18). De ce point de vue, le passage de la présidence Clinton à celle de G.W. Bush marque moins une rupture que la réinterprétation d’une version soft en version hard. Et coïncide avec une autre stratégie d’influence, en amont, idéologique et privatisée.
Néo-conservatisme et guerre des valeurs
Les néo-conservateurs dont l’attirance pour le protectionnisme et la tolérance envers un peu plus d’État Providence ne font pas exactement des néo-libéraux, se caractérisent surtout en politique étrangère par une double obsession, la défense et la propagation du modèle. Sur le premier point, ils sont à rebours de toute notion de globalisation pacifique via le commerce et les technologies ; ils ne font confiance qu’au «gros bâton» cher à Theodore Roosvelt. Mais sur le second point, leur volonté de convertir est sans équivoque. « Nous sommes le seul pays révolutionnaire sur terre. » déclare le faucon Michael Ledeen. « L’Amérique ne doit pas seulement être le policier ou le shérif du monde, elle doit être son phare et son guide » ajoutent W. Kristol et L.F. Kaplan, partisans d’un « internationalisme typiquement américain » (19). Bref, tous entendent se placer dans une tradition qui assimile sécurité et survie des Etats-Unis à celle de la liberté dans le monde et lui donne mission d’en faire un « lieu sûr » (20).
Le credo assez simple : dans une conjoncture où il n’y a pas d’alternative que son hégémonie ou le chaos, l’Amérique doit refuser de se soumettre à un quelconque contrôle international et combattre ses ennemis sans ambiguïté morale (donc en renonçant à toute compromission avec les tyrans au nom du réalisme politique). Mais ceci implique aussi de convaincre les hommes d’exercer leur liberté naturelle. Or, avant de persuader les autres, il faut commencer par persuader les siens. Le premier front est intérieur.
Ceci se formule d’abord sur le plan philosophique. Les néo-conservateurs les plus sophistiqués se réfèrent à Léo Strauss (21) et à son disciple Allan Bloom (22) . Tous deux prônaient le droit naturel contre l’historicisme, et une tradition de quête de la vérité et de la vie vertueuse remontant aux Anciens contre le culturalisme à la mode. Bref, ils proclamaient leur foi en un Persuadés de l’existence d’un bien supérieur universel et de la possibilité d’une Cité juste, ils en voyaient la possibilité mieux incarnée par le modèle américain que par aucune autre puissance. Ce discours anti-relativiste très général, devint, traduit par des disciples politisés : notre système est partout valable, il faut l’exporter.
Ce courant de retour aux « vérités éternelles » trouve une expression plus sociologique dès les années 1970. À cette époque, ceux que l’on commençait à nommer « néo-conservateurs » appelaient déjà à la lutte contre la « culture adverse » et contre la « nouvelle classe » (23) : les fonctionnaires, bureaucrates, ingénieurs sociaux, journalistes des médias libéraux (au sens U.S.), semi-intellectuels imprégnés de « romantisme politique », fourriers de la contre-culture et de la permissivité bref tous ceux qui profitaient de l’État Providence et de la Great Society. I Kristol diagnostiquait un « nouvelle lutte des classes », qui opposerait les classes moyennes attachées aux valeurs authentiques à cette classe parasite. Le réarmement moral entendait ainsi s’appuyer une Amérique fidèle à sa promesse. La « clarté morale » plus la vigilance idéologique : le principe ne s’est pas démenti depuis.
Ainsi, après le 11 Septembre, Empower America fondé par le Secrétaire à l’Éducation, R. Benett formait un groupe d’influence Americans for Victory Over Terrorism qui publiait des pages dans les quotidiens pour dénoncer « ceux qui profitent de cette occasion pour mettre en avant leur programme : faire d’abord retomber la faute sur l’Amérique ». D’autres associations, comme celle de Lynn Cheyney s’en prenaient aux professeurs insuffisamment patriotes (24). Au même moment, une « lettre d’Amérique » (25), signée par 64 intellectuels s’adressant à leurs collègues monde entier, autre initiative néo-conservatrice (26), défendait la guerre juste en Afghanistan, au nom des valeurs américaines qui coïncident avec « l’héritage commun de l’humanité ». Lutte idéologique sur le front intérieur et pédagogie internationale sont toujours inséparable.
Volontaristes, persuadés du « pouvoir des idées » (27), ces intellectuels savent les présenter et les faire avancer : elles ne sont rien sans marketing ni balistique pour les vendre et les lancer sur les points stratégiques. De l’article dans Foreign Affairs qui deviendra peut-être un best-seller international à la tribune dans un quotidien, des débats télévisés aux rapports d’experts, des O.N.G. aux comités du Pentagone, avec parfois un détour par la direction de grandes sociétés, les mêmes noms reviennent, tenant le même discours : Kaplan, Kagan, Krauthammer, Podhoretz, Kristol (père et fils), Cheyney (mari et femme), Perle, Prestowitz, Gaffney, Woolsey, voire F. Fukuyama. L’influence n’est pas seulement affaire de prestige, mais aussi de rhétorique et de réseaux.
Le succès repose sur une activité inlassable, sur la circulation et la solidarité de ces élites idéologisées, sur la pédagogie et l’occupation des postes-clefs. S’y ajoutent des alliances avec des politiciens, avec les milieux chrétiens fondamentalistes ou industriels. Rarement un groupe décidé à changer le monde n’a aussi clairement manifesté que l’idéologie ne se résume pas à une représentation plus ou moins déformée du réel, mais qu’elle suppose un projet et une organisation efficaces afin de le transformer.
Les réseaux de croyance
Ceux qu’on a surnommé « les putschistes bushistes » sont omniprésents dans le « Mice » (military/industrial/congressional establishment) comme dans les think tanks.
Quitte parfois à se définir systématiquement contre leurs consœurs qu’elles disent « libérales » (comme Brookings, Carnegie voire la Rand Corporation), les think tanks conservatrices veulent de traduire les « valeurs américaines » en théories et en propositions. À ce jeu-là, elles ont écrasé les centres de recherche démocrate, en trouvant plus de fonds auprès des institutions « philanthropiques » de droite, mais aussi par la cohérence de leur discours. Les néo-conservateurs dominent à CSIS (Center for Strategic and International Studies) très influent dans les milieux de la Défense et de la diplomatie, à American Entreprise Institute plus centré sur les problèmes économiques, à la puissante Hoover Foundation, à Heritage, d’un niveau académique moindre mais très orientée « marketing des idées ». Ces think tanks par leurs relations avec des institutions amies dans le reste du monde, par leurs contacts avec des hommes politiques ou des intellectuels étrangers mènent à petite échelle une quasi diplomatie privée internationale.
Ces intellectuels ne négligent pas les médias : Commentary, Public Interest, National Review, The American Spectator, les pages éditoriales du Wall Street Journal, New Republic, Weekly Standard leur sont favorables. Ils ont des tribunes au Washington Post, à l’American Spectator, au New York Times, au Washington Times à Newsweek, au Chicago Tribune et dans la prestigieuse revue Foreign Affairs. La chaîne par satellite Fox News de R. Murdoch leur est acquise.
Dernier élément de la stratégie des néo-conservateurs : ce qu’il faut bien nommer leur sens de la vague porteuse. Il s’est manifesté au lendemain du 11 Septembre quand ils ont accroché leur programme (guerre contre l’Irak et reconfiguration du Proche Orient) à la lutte antiterroriste. Il s’était déjà illustré au moment de la guerre du Kosovo en 1999. Les néo-conservateurs les plus durs avaient approuvé l’initiative de Clinton, au grand scandale des « paléo-conservateurs » isolationnistes : droit d’ingérence et guerre d’urgence humanitaire allaient dans le sens de l’idéalisme musclé et de l’hégémonisme américain. Que l’initiative soit venue « de gauche » ne gênait pas des gens dont l’itinéraire imite parfois celui du père fondateur I. Kristol qui se dit « néomarxiste, néotrotskyste, néosocialiste, néolibéral et, finalement, néo-conservateur ».
L’influence des néo-conservateurs peut devenir plus incitative encore. Dès les années 1970 des groupes comme Coalition for a Democratic Society et Comitee on the Present Danger interpellaient le président Carter, lui reprochant sa politique de détente face à l’URSS et la chute des budgets militaires. La présidence Reagan n ‘amena pas seulement nombre de néo-conservateurs dans les sérails du pouvoir : elle fut aussi l’occasion de tester leur programme. Celui que publiait Heritage au lendemain de l’élection de Reagan fut quasiment le guide quotidien du président.
La continuité dans les projets – notamment les projets guerriers telle la guerre contre l’Irak réclamée par les faucons depuis plus d’un décennie – fait partie de la méthode. Au printemps de 1997, une poignée d’intellectuels s’alarme de la stabilisation, des budgets de défense U.S. Reprenant la « doctrine Wolfowitz » et le Defense Policy Guidance de 1992, (ne pas baisser sa garde sous prétexte de fin de la guerre froide, s’assurer au contraire qu’aucun rival ne peut émerger), le PNAC (Project for a New American Century), réclame une refonte de la politique de défense. Ce texte annonce déjà les options actuelles de G.W. Bush : prévention de la prolifération des armes de destruction massive, défense anti-missile, méfiance à l’égard des Nations Unies, puissance sans complexes. Sans compter la désignation de la cible prioritaire Saddam Hussein et le programme des « dominos démocratiques » : reconfigurer le monde à l’image de l’Amérique, en commençant par le Proche-Orient. Tout en assurant l’hégémonie américaine : empêcher l’émergence d’une puissance rivale (Chine, Europe…) et s’assurer contre tous les dangers (terrorisme, désordres contagieux, États voyous) si possible en les supprimant.
Les faucons ne cherchent pas seulement à convaincre les autorités ou l’opinion de leur pays. La « lettre des huit », puis celle du « groupe de Vilnus » publiées en janvier 2003, soutenant la politique américaine en Irak contre la France et l’Allemagne, ont révélé le fossé entre « ancienne » et « nouvelle » Europe. Cette initiative diplomatique majeure avait été directement organisée par un néo-conservateur du Wall Street Journal. Mais là encore, pas de surprise : la lutte contre l’axe Paris-Berlin-Moscou figurait au programme noir sur blanc.
À l’intellectuel pétitionnaire européen protestataire ou conseiller du Prince s’oppose la figure du nouvel intellectuel U .S. moins organique que programmatique. Il toujours prêt à proposer son plan de paix ou de guerre perpétuelle, imprégné de la morale des fins et prêt à accepter le prix des moyens, décidé à rendre le reste du monde semblable à l’Amérique et l’Amérique fidèle à elle-même. Il utilise l’influence comme remède à l’altérité (28). Mais pour le moment au moins, il inspire ceux qui ont la puissance, quitte à nous infliger au passage une leçon de médiologie appliquée que nous serions bien en peine d’imiter.
François-Bernard Huyghe
Observatoire d’Infostratégie
[email protected]
(1) White House The National Strategy of the United States of America, septembre 2002
(2) Les principaux textes américains sur la World War Four (alias WWIV) sont disponibles sur le site http://www.globalsecurity.org/military/ops/world_war_4.htm
(3) Ces notions sont analysées dans notre propre ouvrage Quatrième Guerre mondiale. Faire mourir et faire croire L’art de la guerre, Éd. du Rocher, 2004
(4) Irving Kristol, Weekly Standard, 25 Août 2003, The neoconservative persuasion
(5) Nombre de néo-conservateurs se disent « wilsoniens » et se proposent d’achever la « mission idéaliste » qu’il avait commencé il y a plus de quatre-vingt ans.
(6) George Creel, How We Advertised America (New York: Harper & Brothers, 1920)
(7) Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre Froide culturelle, Denoël 2003
(8) U.S. Propaganda in the Middle East - The Early Cold War Version ; National Security Archive Electronic Briefing Book No. 78, Joyce Battle éditeur, 13 Décembre 2002
(9) Le Monde du 27/02/02 p 3 « Le bureau de désinformation du Pentagone est supprimé »
(10) Planning Group for Integration of USIA into the Dept. of State (20 Juin 1997) cité sur le site de l’USIA, www.usia.org
(11) L’USIA a été rattachée au département d’État en 1999, Les multiples radios et télévisions à destination des zones sensibles fonctionnent de façon plus autonome( Radio et Tv Marti, Radio Sawa et Farda, projets de télévision par satellite pour le Moyen Orient)
(12) voir http://www.opendialogue.com
(13) Pour donner un ordre de proportion le budget de la diplomatie publique et des stations radio et TV pour l’étranger se monte à 1, 24 milliards de dollars et est jugé très insuffisant.
(14) Littéralement « boîtes à penser », centres de recherche, de fourniture d’expertise, de quasi-lobbying, de propagation d’idées politiques mais aussi de recrutement des élites typiquement américaines. Il en existe plus de 1200, beaucoup avec des connexions internationales
(15) Voir Mondialisation, influence et entreprise, sous la direction de L. François, Éditions de l’Organisation, 2004
(16) Joseph R Nye, The Paradox of American Power, (OUP) 1998
(17) ibid p 141
(18) Y compris sous sa reformulation de « l’Empire virtuel » cher au général Westley Clark
(19) W. Kristol et L.F. Kaplan, Notre route commence à Bagdad, Éd. Saint-Simon 2003
(20) Robert W. Tucker, Exemplar ou Cursader ?, in National Interest, automne 1986 p. 69
(21) Sur l’influence de Strauss voir Shadia B. Dury, Leo Strauss and the American Right, Polgrave et Mac Millan 1997
(22) Le premier, émigré aux U.S.A. pour fuir le nazisme, mort en 1973, est surtout un spécialiste de Platon et Aristote connu dans les milieux universitaires. Le second est l’auteur d’un succès international The Closing of the American Mind (L’âme désarmée, Julliard 1987), manifeste contre le communautarisme, le politiquement correct ou le « nietzschéisme » rampant de l’inteligentsia U.S.et pour la culture philosophique classique.
(23) L’idée est empruntée à Milovan Djilas qui l’appliquait, lui, à la bureaucratie stalinienne de l’Est.
(24) The men who stlole the show Forign Policy in Focus, Special Report 18, Octobre 2002
(25) Le Monde 2 Février 2002
(26) Par les soins de l’Institute for American Values, même si les signataires ne sont pas tous néo-conservateurs .
(27) Power of ideas est le slogan d’Heritage
(28) Voir Puissance et Influence, in Agir N° 13, revue de la Société de Stratégie, Printemps 2003
« Nous avons trouvé notre mission » s’écriait G.W. Bush au lendemain du 11 septembre. Mission d’abord militaire : c’est la « guerre à la terreur » présentée un moment comme « croisade » puis « opération justice infinie ». Puis elle devint une doctrine, la « frappe préemptive » (1), censée éliminer les dangers avant qu’ils ne se forment, et un slogan politique, « quatrième guerre mondiale » (la troisième étant la guerre froide, la quatrième oppose modernité et islamisme) (2). Le but est le même : faire du monde un « lieu sûr » pour la démocratie, combattre réseaux terroristes, États voyous et Armes de Destruction Massive de telle sorte que nul ne puisse ni former le projet ni accumuler les moyens de « menacer le mode de vie américain » (3).
L’hyperpuissance sans rivale ne tolère plus d’ennemis même virtuels, mais elle le fait dans l’intérêt de tous les hommes. Tel est, sans trop forcer le trait, le discours de l’actuelle administration inspiré par les néo-conservateurs. Mais leur programme ne se résume ni à l’arrestation des méchants ni au monopole planétaire de la violence légitime. La « mission » proclamée est aussi de répandre l’amour de la liberté, « don de Dieu » que « refusent » terroristes et tyrans, pour reprendre les mots du même G.W. Bush. Du reste, dans la phraséologie néo-conservatrice, les ennemis (qu’il s’agisse d’al Quaïda ou de la résistance Irakienne) sont rituellement désignés comme « les extrémistes qui haïssent la liberté. ».
« De grandes Nations dont l’identité est idéologique comme l’Union Soviétique d’hier et les Etats-Unis d’aujourd’hui ont inévitablement des intérêts idéologiques outre leurs intérêts matériels » (4) précise Irving Kritsol chef de file de ces intellectuels partisans de la paix par la force. Et persuadés, qu’outre des armes pour faire-mourir, il faut des moyens et des techniques pour faire-croire. Les missiles ne valent rien sans émissions ni émissaires.
Gagner les cœurs et les esprits.
L’idée d’une bataille pour « le cœur et l’esprit » des hommes n’est pas neuve. Ainsi, le père de la Société des Nations, Woodrow Wilson - symbole de l’internationalisme, de l’idéalisme U.S. et du messianisme démocratique (5) - est aussi l’inventeur de la propagande belliciste moderne. L’intervention de son pays contre l’Allemagne en 1917 fut préparée par l’action systématique des Comités pour l’Information du Public (Comitee for Public Information). Wilson en confia la responsabilité à l’ex-boxeur et journaliste Creel. Il inventa des slogans comme « la guerre pour mettre fin à toutes les guerres » et « rendre le monde sûr pour la démocratie » et développa l’atrocity propaganda pour stipendier la barbarie teutonne. Il se vantait : « Il n’y a pas de medium d’appel que nous n’ayons utilisé. L’imprimé, la parole, le film, le télégraphe, le câble, la T.S.F., l’affiche, le panneau… - tout a été mobilisé dans notre campagne pour faire comprendre à notre peuple et aux autres les raisons qui poussaient l’Amérique à prendre les armes. » (6). L’effort de propagande U.S. pendant la seconde guerre mondiale, telle la fameuse série des films « Pourquoi nous combattons », n’a fait que reprendre ces méthodes.
Après 1945, la guerre froide relance la guerre d’influence. Une idée reçue veut que les soviétiques, rusés lecteurs de Gramsci, aient été meilleurs à ce jeu que l’Ouest aveuglé par l’économisme. Un livre récent vient de rappeler l’ampleur de la guerre froide culturelle (7) d’Ouest en Est. La CIA, via le Congrès pour la Liberté Culturelle, subventionnait indistinctement les traductions de Malraux ou Orwell, le jazz ou Stravinski, ou favorisait l’action painting de Jackson Pollock censé subvertir le réalisme socialiste.
De même, les Archives Nationales de la Sécurité (8) ont révélé l’action menée en Iran, Irak et Arabie Saoudite au début des années 1950 : livres pro-occidentaux pour les élites ou films pour publics illettrés. W.J. Casey directeur de la CIA inventa, dans les années 1980, le terme « management de la perception » pour désigner la façon d’agir sur les représentations du public ou des dirigeants étrangers. Dans le même esprit, le Département de la défense se dota en Février 2002 d’un Bureau de l’Influence Stratégique (OSI Office of Strategic Influence) qu’il fallut vite dissoudre : le New York Times avait révélé que ce service se proposait éventuellement de « mentir » aux alliés, mot qu’il ne fallait évidemment pas prononcer (9). L’influence qui porte sur la diffusion des valeurs ne devait pas se compromettre avec la désinformation qui porte sur la connaissance des faits
Mais ces histoires d’espions et de désinformateurs ne rajoutent qu’un parfum de souffre à une activité très officielle : la « diplomatie publique ». Sa fonction officielle est : « promouvoir l’intérêt national des États-Unis par la compréhension, l’information et l’influence des publics étrangers » (10). Le postulat est que « si les gens connaissaient l’Amérique, ils l’aimeraient ». Il s’agit donc d’en répandre une image positive, d’exporter sa culture ou sa vision du monde. Cette diplomatie-là s’adresse aux organisations non gouvernementales comme aux individus, aux élites étrangères (avec des programmes d’échanges dont ont profité au début de leur carrière Saddate, M. Tatcher ou V. Giscard d’Estaing) ou au grand public (voir la radio la Voix de l’Amérique). L’USIA (U.S. Information Agency), établie en 1953 par Eisenhower, a assumé cette responsabilité pendant toute la guerre froide. Après une période de turbulence bureaucratique (11), la diplomatie publique revint au premier plan le 11 Septembre comme réponse à la question : « mais pourquoi nous haïssent-ils ? ». Un sous-secrétariat d’État à la Diplomatie Publique fut confié à une directrice d’agence publicitaire, Charlotte Beers, chargée de persuader le monde musulman de la bienveillance américaine
Il s’ensuivit une floraison de sondages, d’actions de relations publiques sur les « valeurs partagées » (shared value), de films, de programmes et brochures exaltant la tolérance religieuse dont jouissent les musulmans aux U.S.A, de sites Internet et associations (comme le Council of American Muslims for Mutual Understanding) pour la promotion d’un « dialogue ouvert » (12). Le tout sans enrayer en rien la montée de l’antiaméricanisme après le 11 Septembre. Pourtant, Mme Beers, qui a démissionné depuis, remarquait alors que des pays comme l'Arabie saoudite ou l'Indonésie plaçaient la foi au premier rang de leurs valeurs, l'Amérique au cinquième et, ajoutait-elle la France seulement au 42ème. Même conclusion à propos de la valeur « famille » : les musulmans étaient moins éloignés des Américains que les Européens.
Or la diplomatie publique ses bureaux chargés de combler le « déficit de perception » et ses productions audiovisuelles, ne représentent qu’une partie de la politique d’influence (13). Celle-ci ne consiste pas seulement séduire, mais aussi à changer les modes de fonctionnement mental de l’autre. Cela passe par le « formatage ». Cette stratégie inventée dans les années 1990 (shapping the globalization, formater la mondialisation), celles de la mondialisation heureuse, repose sur la propagation de normes éthiques, politiques de gouvernance, mais technologiques, juridiques, voire de comptabilité ou de management, relayées par des réseaux d’O.N.G., de think tanks (14) et par les médias (15).
La trilogie clintonienne de l’élargissement (enlargment) repose sur le Marché, la gouvernance et les technologies de l’information et de la communication. Cette vision inspire nombre des initiatives de l’époque : accords commerciaux de libéralisation, Advocacy Center chargé de préparer le terrain (levelling the ground) pour les exportations américaines, moralisation ou de propagation valeurs démocratiques à travers les O.N.G., reconstruction des États en faillite (nation building), réduction du fossé numérique entre inforiches ou infopauvres, autoroutes de l’information… Le tout se résume en un concept typique de l’époque : soft power.
Expression inventée par le doyen Joseph S. Nye (16), le soft power repose sur le rayonnement du modèle politique, économique, culturel et technologique des Etats-Unis. Il s'agit d'amener le reste du monde à partager leur point de vue, sans recourir à la carotte ni au bâton. Cette politique s'appuie sur la capacité de doser aide et négociation, incitation et coopération pour amener d’autres États à coopérer. Le tout coïncide peu ou prou avec le sens de l'histoire. Ainsi pour Nye « La bonne nouvelle est que les tendances sociales de l'âge de l'information globale contribuent à façonner un monde qui sera davantage en sympathie avec les valeurs américaines à long terme.» (17). Depuis, la façon de penser la politique extérieure comme un dosage entre soft et hard power, entre l'attractif et le coercitif, est depuis devenue un lieu commun du débat politique américain (18). De ce point de vue, le passage de la présidence Clinton à celle de G.W. Bush marque moins une rupture que la réinterprétation d’une version soft en version hard. Et coïncide avec une autre stratégie d’influence, en amont, idéologique et privatisée.
Néo-conservatisme et guerre des valeurs
Les néo-conservateurs dont l’attirance pour le protectionnisme et la tolérance envers un peu plus d’État Providence ne font pas exactement des néo-libéraux, se caractérisent surtout en politique étrangère par une double obsession, la défense et la propagation du modèle. Sur le premier point, ils sont à rebours de toute notion de globalisation pacifique via le commerce et les technologies ; ils ne font confiance qu’au «gros bâton» cher à Theodore Roosvelt. Mais sur le second point, leur volonté de convertir est sans équivoque. « Nous sommes le seul pays révolutionnaire sur terre. » déclare le faucon Michael Ledeen. « L’Amérique ne doit pas seulement être le policier ou le shérif du monde, elle doit être son phare et son guide » ajoutent W. Kristol et L.F. Kaplan, partisans d’un « internationalisme typiquement américain » (19). Bref, tous entendent se placer dans une tradition qui assimile sécurité et survie des Etats-Unis à celle de la liberté dans le monde et lui donne mission d’en faire un « lieu sûr » (20).
Le credo assez simple : dans une conjoncture où il n’y a pas d’alternative que son hégémonie ou le chaos, l’Amérique doit refuser de se soumettre à un quelconque contrôle international et combattre ses ennemis sans ambiguïté morale (donc en renonçant à toute compromission avec les tyrans au nom du réalisme politique). Mais ceci implique aussi de convaincre les hommes d’exercer leur liberté naturelle. Or, avant de persuader les autres, il faut commencer par persuader les siens. Le premier front est intérieur.
Ceci se formule d’abord sur le plan philosophique. Les néo-conservateurs les plus sophistiqués se réfèrent à Léo Strauss (21) et à son disciple Allan Bloom (22) . Tous deux prônaient le droit naturel contre l’historicisme, et une tradition de quête de la vérité et de la vie vertueuse remontant aux Anciens contre le culturalisme à la mode. Bref, ils proclamaient leur foi en un Persuadés de l’existence d’un bien supérieur universel et de la possibilité d’une Cité juste, ils en voyaient la possibilité mieux incarnée par le modèle américain que par aucune autre puissance. Ce discours anti-relativiste très général, devint, traduit par des disciples politisés : notre système est partout valable, il faut l’exporter.
Ce courant de retour aux « vérités éternelles » trouve une expression plus sociologique dès les années 1970. À cette époque, ceux que l’on commençait à nommer « néo-conservateurs » appelaient déjà à la lutte contre la « culture adverse » et contre la « nouvelle classe » (23) : les fonctionnaires, bureaucrates, ingénieurs sociaux, journalistes des médias libéraux (au sens U.S.), semi-intellectuels imprégnés de « romantisme politique », fourriers de la contre-culture et de la permissivité bref tous ceux qui profitaient de l’État Providence et de la Great Society. I Kristol diagnostiquait un « nouvelle lutte des classes », qui opposerait les classes moyennes attachées aux valeurs authentiques à cette classe parasite. Le réarmement moral entendait ainsi s’appuyer une Amérique fidèle à sa promesse. La « clarté morale » plus la vigilance idéologique : le principe ne s’est pas démenti depuis.
Ainsi, après le 11 Septembre, Empower America fondé par le Secrétaire à l’Éducation, R. Benett formait un groupe d’influence Americans for Victory Over Terrorism qui publiait des pages dans les quotidiens pour dénoncer « ceux qui profitent de cette occasion pour mettre en avant leur programme : faire d’abord retomber la faute sur l’Amérique ». D’autres associations, comme celle de Lynn Cheyney s’en prenaient aux professeurs insuffisamment patriotes (24). Au même moment, une « lettre d’Amérique » (25), signée par 64 intellectuels s’adressant à leurs collègues monde entier, autre initiative néo-conservatrice (26), défendait la guerre juste en Afghanistan, au nom des valeurs américaines qui coïncident avec « l’héritage commun de l’humanité ». Lutte idéologique sur le front intérieur et pédagogie internationale sont toujours inséparable.
Volontaristes, persuadés du « pouvoir des idées » (27), ces intellectuels savent les présenter et les faire avancer : elles ne sont rien sans marketing ni balistique pour les vendre et les lancer sur les points stratégiques. De l’article dans Foreign Affairs qui deviendra peut-être un best-seller international à la tribune dans un quotidien, des débats télévisés aux rapports d’experts, des O.N.G. aux comités du Pentagone, avec parfois un détour par la direction de grandes sociétés, les mêmes noms reviennent, tenant le même discours : Kaplan, Kagan, Krauthammer, Podhoretz, Kristol (père et fils), Cheyney (mari et femme), Perle, Prestowitz, Gaffney, Woolsey, voire F. Fukuyama. L’influence n’est pas seulement affaire de prestige, mais aussi de rhétorique et de réseaux.
Le succès repose sur une activité inlassable, sur la circulation et la solidarité de ces élites idéologisées, sur la pédagogie et l’occupation des postes-clefs. S’y ajoutent des alliances avec des politiciens, avec les milieux chrétiens fondamentalistes ou industriels. Rarement un groupe décidé à changer le monde n’a aussi clairement manifesté que l’idéologie ne se résume pas à une représentation plus ou moins déformée du réel, mais qu’elle suppose un projet et une organisation efficaces afin de le transformer.
Les réseaux de croyance
Ceux qu’on a surnommé « les putschistes bushistes » sont omniprésents dans le « Mice » (military/industrial/congressional establishment) comme dans les think tanks.
Quitte parfois à se définir systématiquement contre leurs consœurs qu’elles disent « libérales » (comme Brookings, Carnegie voire la Rand Corporation), les think tanks conservatrices veulent de traduire les « valeurs américaines » en théories et en propositions. À ce jeu-là, elles ont écrasé les centres de recherche démocrate, en trouvant plus de fonds auprès des institutions « philanthropiques » de droite, mais aussi par la cohérence de leur discours. Les néo-conservateurs dominent à CSIS (Center for Strategic and International Studies) très influent dans les milieux de la Défense et de la diplomatie, à American Entreprise Institute plus centré sur les problèmes économiques, à la puissante Hoover Foundation, à Heritage, d’un niveau académique moindre mais très orientée « marketing des idées ». Ces think tanks par leurs relations avec des institutions amies dans le reste du monde, par leurs contacts avec des hommes politiques ou des intellectuels étrangers mènent à petite échelle une quasi diplomatie privée internationale.
Ces intellectuels ne négligent pas les médias : Commentary, Public Interest, National Review, The American Spectator, les pages éditoriales du Wall Street Journal, New Republic, Weekly Standard leur sont favorables. Ils ont des tribunes au Washington Post, à l’American Spectator, au New York Times, au Washington Times à Newsweek, au Chicago Tribune et dans la prestigieuse revue Foreign Affairs. La chaîne par satellite Fox News de R. Murdoch leur est acquise.
Dernier élément de la stratégie des néo-conservateurs : ce qu’il faut bien nommer leur sens de la vague porteuse. Il s’est manifesté au lendemain du 11 Septembre quand ils ont accroché leur programme (guerre contre l’Irak et reconfiguration du Proche Orient) à la lutte antiterroriste. Il s’était déjà illustré au moment de la guerre du Kosovo en 1999. Les néo-conservateurs les plus durs avaient approuvé l’initiative de Clinton, au grand scandale des « paléo-conservateurs » isolationnistes : droit d’ingérence et guerre d’urgence humanitaire allaient dans le sens de l’idéalisme musclé et de l’hégémonisme américain. Que l’initiative soit venue « de gauche » ne gênait pas des gens dont l’itinéraire imite parfois celui du père fondateur I. Kristol qui se dit « néomarxiste, néotrotskyste, néosocialiste, néolibéral et, finalement, néo-conservateur ».
L’influence des néo-conservateurs peut devenir plus incitative encore. Dès les années 1970 des groupes comme Coalition for a Democratic Society et Comitee on the Present Danger interpellaient le président Carter, lui reprochant sa politique de détente face à l’URSS et la chute des budgets militaires. La présidence Reagan n ‘amena pas seulement nombre de néo-conservateurs dans les sérails du pouvoir : elle fut aussi l’occasion de tester leur programme. Celui que publiait Heritage au lendemain de l’élection de Reagan fut quasiment le guide quotidien du président.
La continuité dans les projets – notamment les projets guerriers telle la guerre contre l’Irak réclamée par les faucons depuis plus d’un décennie – fait partie de la méthode. Au printemps de 1997, une poignée d’intellectuels s’alarme de la stabilisation, des budgets de défense U.S. Reprenant la « doctrine Wolfowitz » et le Defense Policy Guidance de 1992, (ne pas baisser sa garde sous prétexte de fin de la guerre froide, s’assurer au contraire qu’aucun rival ne peut émerger), le PNAC (Project for a New American Century), réclame une refonte de la politique de défense. Ce texte annonce déjà les options actuelles de G.W. Bush : prévention de la prolifération des armes de destruction massive, défense anti-missile, méfiance à l’égard des Nations Unies, puissance sans complexes. Sans compter la désignation de la cible prioritaire Saddam Hussein et le programme des « dominos démocratiques » : reconfigurer le monde à l’image de l’Amérique, en commençant par le Proche-Orient. Tout en assurant l’hégémonie américaine : empêcher l’émergence d’une puissance rivale (Chine, Europe…) et s’assurer contre tous les dangers (terrorisme, désordres contagieux, États voyous) si possible en les supprimant.
Les faucons ne cherchent pas seulement à convaincre les autorités ou l’opinion de leur pays. La « lettre des huit », puis celle du « groupe de Vilnus » publiées en janvier 2003, soutenant la politique américaine en Irak contre la France et l’Allemagne, ont révélé le fossé entre « ancienne » et « nouvelle » Europe. Cette initiative diplomatique majeure avait été directement organisée par un néo-conservateur du Wall Street Journal. Mais là encore, pas de surprise : la lutte contre l’axe Paris-Berlin-Moscou figurait au programme noir sur blanc.
À l’intellectuel pétitionnaire européen protestataire ou conseiller du Prince s’oppose la figure du nouvel intellectuel U .S. moins organique que programmatique. Il toujours prêt à proposer son plan de paix ou de guerre perpétuelle, imprégné de la morale des fins et prêt à accepter le prix des moyens, décidé à rendre le reste du monde semblable à l’Amérique et l’Amérique fidèle à elle-même. Il utilise l’influence comme remède à l’altérité (28). Mais pour le moment au moins, il inspire ceux qui ont la puissance, quitte à nous infliger au passage une leçon de médiologie appliquée que nous serions bien en peine d’imiter.
François-Bernard Huyghe
Observatoire d’Infostratégie
[email protected]
(1) White House The National Strategy of the United States of America, septembre 2002
(2) Les principaux textes américains sur la World War Four (alias WWIV) sont disponibles sur le site http://www.globalsecurity.org/military/ops/world_war_4.htm
(3) Ces notions sont analysées dans notre propre ouvrage Quatrième Guerre mondiale. Faire mourir et faire croire L’art de la guerre, Éd. du Rocher, 2004
(4) Irving Kristol, Weekly Standard, 25 Août 2003, The neoconservative persuasion
(5) Nombre de néo-conservateurs se disent « wilsoniens » et se proposent d’achever la « mission idéaliste » qu’il avait commencé il y a plus de quatre-vingt ans.
(6) George Creel, How We Advertised America (New York: Harper & Brothers, 1920)
(7) Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre Froide culturelle, Denoël 2003
(8) U.S. Propaganda in the Middle East - The Early Cold War Version ; National Security Archive Electronic Briefing Book No. 78, Joyce Battle éditeur, 13 Décembre 2002
(9) Le Monde du 27/02/02 p 3 « Le bureau de désinformation du Pentagone est supprimé »
(10) Planning Group for Integration of USIA into the Dept. of State (20 Juin 1997) cité sur le site de l’USIA, www.usia.org
(11) L’USIA a été rattachée au département d’État en 1999, Les multiples radios et télévisions à destination des zones sensibles fonctionnent de façon plus autonome( Radio et Tv Marti, Radio Sawa et Farda, projets de télévision par satellite pour le Moyen Orient)
(12) voir http://www.opendialogue.com
(13) Pour donner un ordre de proportion le budget de la diplomatie publique et des stations radio et TV pour l’étranger se monte à 1, 24 milliards de dollars et est jugé très insuffisant.
(14) Littéralement « boîtes à penser », centres de recherche, de fourniture d’expertise, de quasi-lobbying, de propagation d’idées politiques mais aussi de recrutement des élites typiquement américaines. Il en existe plus de 1200, beaucoup avec des connexions internationales
(15) Voir Mondialisation, influence et entreprise, sous la direction de L. François, Éditions de l’Organisation, 2004
(16) Joseph R Nye, The Paradox of American Power, (OUP) 1998
(17) ibid p 141
(18) Y compris sous sa reformulation de « l’Empire virtuel » cher au général Westley Clark
(19) W. Kristol et L.F. Kaplan, Notre route commence à Bagdad, Éd. Saint-Simon 2003
(20) Robert W. Tucker, Exemplar ou Cursader ?, in National Interest, automne 1986 p. 69
(21) Sur l’influence de Strauss voir Shadia B. Dury, Leo Strauss and the American Right, Polgrave et Mac Millan 1997
(22) Le premier, émigré aux U.S.A. pour fuir le nazisme, mort en 1973, est surtout un spécialiste de Platon et Aristote connu dans les milieux universitaires. Le second est l’auteur d’un succès international The Closing of the American Mind (L’âme désarmée, Julliard 1987), manifeste contre le communautarisme, le politiquement correct ou le « nietzschéisme » rampant de l’inteligentsia U.S.et pour la culture philosophique classique.
(23) L’idée est empruntée à Milovan Djilas qui l’appliquait, lui, à la bureaucratie stalinienne de l’Est.
(24) The men who stlole the show Forign Policy in Focus, Special Report 18, Octobre 2002
(25) Le Monde 2 Février 2002
(26) Par les soins de l’Institute for American Values, même si les signataires ne sont pas tous néo-conservateurs .
(27) Power of ideas est le slogan d’Heritage
(28) Voir Puissance et Influence, in Agir N° 13, revue de la Société de Stratégie, Printemps 2003