Une vision stratégique franco-allemande

Que doivent faire la France et l’Allemagne si l’Europe continue à se diviser entre les partisans d’une Europe unie capable de conduire une politique stratégique autonome et les adeptes d’une zone de libre-échange ? Sans parler de l’opposition entre ceux qui souhaitent que l’Europe affirme son autonomie politique face aux Etats-Unis, même s’il ne s’agit pas de l’affirmer contre eux, et ceux qui se contentent de vouloir suivre les instructions envoyées de Washington.La première puissance commerciale du monde


Le poids économique conjoint de la France et de l’Allemagne représente plus de la moitié du poids de la zone euro dans l’économie mondiale. Le poids de la France et de l’Allemagne est légèrement supérieur à celui du Japon. Ensemble, la France et l’Allemagne constituent la deuxième puissance économique et la première puissance commerciale du monde. Très peu d’analystes et de décideurs ont conscience de la position franco-allemande, en 2003, au moment même où ces deux pays ont été qualifiés de « Vieille Europe ». La France et l’Allemagne ont donc les moyens de conduire seules une politique stratégique autonome. Les deux pays ont la taille critique pour conduire des politiques ambitieuses en matière de Recherche et Développement, d’investissement productif, de technologies de croissance propre ou d’industries de défense. Quelques entreprises franco-allemandes s’affirment dans le monde global. Elles sont certes trop peu nombreuses, mais le renforcement de l’alliance entre la France et l’Allemagne passerait justement par la multiplication de fusions franco-allemandes qui résulterait d’une réforme conjointe conduisant à un Droit franco-allemand unifié pour les entreprises. Un nouveau type de statuts d’entreprise, préfigurant un Droit européen des entreprises, permettrait la constitution de groupes industriels et financiers franco-allemands.

Certaines erreurs doivent être évitées dans l’avenir

Mais il ne suffit pas d’imaginer, il faut agir. La France et l’Allemagne coopèrent, mais elles agissent rarement ensemble. Beaucoup d’insuffisances doivent être corrigées :
-La monnaie unique était davantage une contrepartie à la réunification allemande qu’une occasion de concevoir l’avenir ensemble. D’ailleurs, elle se révèle être essentiellement un instrument financier et non un véritable élément de souveraineté. Il est temps de favoriser le développement des places financières euro-continentales, des normes juridiques et comptables européennes, des banques d’investissement et des capital-risqueurs euro-continentaux.
-Lors du conflit sur le désarmement de l’Irak, au cours de l’hiver 2002-2003, la France et l’Allemagne ont œuvré ensemble pour retarder une intervention militaire des Etats-Unis et laisser plus de temps pour continuer les inspections menées par les experts en désarmement de l’ONU. Mais la faiblesse des moyens militaires français et allemands a enlevé de la crédibilité aux initiatives franco-allemandes. Il est temps de reconstruire des industries d’armement franco-allemandes, utilisant les entreprises existantes, afin de relancer la R&D militaire et aérospatiale européenne.
-La langueur de l’activité économique en Allemagne et en France, en 2002-2003, donne une image de faiblesse et d’incapacité qui nourrit le propos agressif de « Vieille Europe ». Il est temps d’utiliser les moyens des deux pays au service d’une stratégie de relance massive de l’investissement productif (à la fois investissement de capacité et de productivité), de la R&D fondamentale et appliquée (civile et militaire), et des infrastructures communes.

Vers une confédération franco-allemande

J’ai appelé, il y a plus de dix ans (1), comme d’autres avant moi, à la mise en place d’une Confédération franco-allemande. Une telle Confédération, qui prendrait le nom de République du Rhin, se donnerait pour projet de construire une puissance positive inscrite dans un espace politique naturellement cohérent. En effet, la France et l’Allemagne partagent l’héritage de la philosophie politique des Lumières permettant d’établir une République démocratique et laïque, la raison et la justice servant de fondement aux choix publics. La puissance de la République du Rhin serait au service d’un Etat de droit mondial au sein duquel l’ONU jouerait un rôle politique adapté.
Les économies du Benelux étant totalement intégrées à celles de la France et de l’Allemagne, et ces trois pays (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) ayant accompagné dès l’origine l’effort de réconciliation entre la France et l’Allemagne au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, la République du Rhin serait ouverte à ces trois nations européennes. Toutefois, dans un premier temps, la République du Rhin ne serait ouverte qu’à ces cinq pays, avant transformation ultérieure éventuelle de la République du Rhin en République Confédérale d’Europe. La création d’une République du Rhin devrait être l’occasion d’opérer en commun les nécessaires réformes de structures permettant de redonner à l’Etat toute son efficacité, d’adopter une fiscalité plus favorable aux créateurs de richesses et d’encourager le travail, l’épargne et l’investissement par des incitations appropriées. Les cinq pays devraient consolider leurs capacités militaires et lancer les initiatives stratégiques qui s’imposent.

L’Allemagne a déjà fait le premier pas !

Une question vient alors à l’esprit. Si la France et l’Allemagne devenaient instantanément, simplement en s’unissant, la première puissance commerciale et la deuxième puissance économique de la planète, si la République du Rhin permettait de construire une puissance forte dans un espace politique naturellement cohérent, pourquoi rien ne bouge ? Est-ce une incapacité des leaders politiques des deux pays à comprendre les enjeux, à mobiliser leurs peuples, à construire l’avenir ? Est-ce une fatigue existentielle qui justifierait l’appellation de « Vieille Europe » ? Est-ce le fruit amer des guerres passées ? Ou une combinaison de ces éléments ? Comme dans toute union, l’un des deux pays doit faire le premier pas. Or, et très peu de Français le savent, l’Allemagne a fait plusieurs fois le premier pas en direction de la France. Et ces gestes remontent aux années 1990.
Suite à la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, à l’Union économique et monétaire entre la RFA et la RDA (Républiques fédérale et démocratique allemandes), le 1er juillet 1990, et à la proclamation de la réunification allemande, le 3 octobre 1990, la crainte que la nouvelle Allemagne ne domine l’Union européenne conduisit l’Union à accélérer la projet d’Union économique et monétaire européenne (UEM). Ce projet était inclus dans le rapport de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, présenté en avril 1989. Le Conseil européen de Madrid, de juin 1989, avait fixé au 1er juillet 1990 le lancement de l’UEM. Le Conseil européen, tenu à Rome en décembre 1990, entérinait le lancement de conférences intergouvernementales (CIG) sur l’union économique et sur l’union politique qui conduisirent à l’accord de Maastricht de décembre 1991 et au traité signé en février 1992. L’Union européenne comptait alors douze membres et deux d’entre eux (Royaume-Uni et Danemark) négocièrent des clauses d’exemption (opting out) des principales dispositions du traité de Maastricht.
Or, au cours de la période allant d’avril 1989 à la signature du traité de Maastricht, en décembre 1991, de puissants intérêts allemands, et notamment la Banque centrale allemande, refusaient l’idée de l’UEM, lui préférant le lancement d’une Union monétaire franco-allemande immédiate. Même après la ratification du traité de Maastricht, M. Karl Otto Poehl, qui avait été président de la Bundesbank en 1989-1990, continuait de prôner l’abandon du traité de Maastricht en faveur d’un accord strictement monétaire mettant en place une Banque centrale européenne au sein d’une union monétaire regroupant la France, l’Allemagne et le Benelux (Financial Times du 29 septembre 1992).
La France a ignoré les propositions allemandes faites en 1989-1991, de mettre en place une Union monétaire liant la France et l’Allemagne, et éventuellement le Benelux, plutôt que de faire une UEM ouverte à tous, avec des exceptions pour certains et des objectifs flous pour tous. Le rejet, par négligence, de la proposition de Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, faite en septembre 1994, de créer un noyau dur de pays voulant accélérer la construction européenne, a également laissé des traces. Il apparaît que si l’on souhaite renouer les fils d’une Union franco-allemande, il appartient cette fois à la France de faire le premier pas. Les responsables politiques français sauront-ils trouver la force et la capacité visionnaire permettant de proposer à l’Allemagne de réaliser ce qu’elle nous avait offert de construire il y a une douzaine d’années, puis à nouveau il y a huit ans ?

Ni vielle, ni jeune, mais « nouvelle Europe »

La République du Rhin pourrait inverser le jugement porté sur la « Vieille Europe ». Comme le note Graham Fuller (2) : « En réalité, il pourrait bien être plus facile de plaider que la France et l’Allemagne représentent véritablement la « nouvelle Europe », voire le monde à venir. Qu’on y réfléchisse un instant. Ces deux puissances européennes ont tourné la page sur cinq siècles de guerres, deux guerres mondiales dévastatrices, afin de former une nouvelle union, avec une monnaie commune et le désir partagé de forger une large politique commune. Franchir un tel pas représente une révolution pour de très vieux Etats-nations rivaux, dotés de cultures fort différentes. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Cette Union européenne est une expérience remarquable – la première fois dans l’histoire que des Etats auront volontairement abandonné de vrais pans de leur propre souveraineté nationale pour participer à un nouveau projet de civilisation. »
Afin que la France et l’Allemagne symbolisent le mieux possible la Nouvelle Europe à construire, on peut envisager trois mesures emblématiques immédiates :
-Mise en place, en trois ans, de 800 lycées franco-allemands (400 dans chaque pays), par conversion volontaire de lycées existants qui seraient incités à se lancer dans l’aventure sur la base d’un projet pédagogique accompagné de moyens financiers généreux pour le réaliser. Cette mesure serait étendue au Benelux si cet ensemble intègre la République du Rhin : on aurait alors mille lycées européens.
-Création d’un réseau d’universités européennes, capables de concurrencer les meilleures institutions d’enseignement américaines et asiatiques. Ces universités et instituts d’excellence, une quarantaine dans chaque pays (France et Allemagne) et une centaine au total si le Benelux se joignait au réseau, seraient sélectionnés par un jury international sur la base de leurs capacités et projets de recherche et de leurs projets pédagogiques. Les universités et instituts européens recevraient un financement leur donnant des moyens comparables aux meilleures institutions américaines.
-La France, l’Allemagne et le Benelux pourraient décider immédiatement de lancer une initiative technologique spécifique (ITS) dans quatre domaines : biotechnologies, nanotechnologies, NTIC et technologies militaires. Le budget supplémentaire dégagé annuellement serait de 0,4% du PIB, la moitié pour les « bio et nano tech » et les NTIC, et l’autre moitié pour les technologies de défense. Ces budgets seraient attribués à des « Partenariats publics et privés » - PPP -, constitués de laboratoires publics et d’entreprises privées, soit sous forme de contrats, soit sous forme d’incitations fiscales. La décision politique du lancement de l’ITS devrait intervenir à l’automne 2003 pour une montée en puissance rapide, au cours de 2004. L’enveloppe de 0,4% du PIB est un minimum si l’Europe veut conserver des industries de technologies compétitives. Si une vraie volonté stratégique européenne devait s’affirmer, l’enveloppe annuelle de l’ITS devrait passer de 0,4% du PIB en 2004 à 1% du PIB en 2007, afin que le budget européen global de R&D dépasse 3% du PIB en 2007 (ce qui est un objectif plus ambitieux que celui évoqué au chapitre précédent). L’ITS doit être le ferment de l’Europe-puissance qu’il est urgent de construire.

Les lycées européens seraient un signal fort adressé aux jeunes européens invités à se préparer à vivre dans le même pays dans un horizon proche. Les universités et instituts européens redonneraient à l’Europe le goût de l’excellence. L’ITS apporterait une image de modernité à l’Europe permettant de crédibiliser ses efforts stratégiques, d’encourager l’investissement productif et de rassurer les chercheurs et les entrepreneurs européens.
Il est temps d’agir !

(1) Pour une Confédération franco-allemande, Le Monde du 4 juin 1991.
(2) « Vieille Europe » ou vieille Amérique ? Le Monde du 14 février 2003.

Christian Saint-Etienne
Professeur aux Universités de Tours et de Paris Dauphine
Président de l’Institut France Stratégie
Auteur de « La puissance ou la mort : L’Europe face à l’empire américain », paru au Seuil en octobre 2003, préface de Hubert Védrine