Wicht montre la nécessité de replacer les événements dans la longue durée : elle seule permet de saisir la dynamique profonde des systèmes, et de mieux comprendre le monde actuel. Cependant, elle doit être construite par l’historien dans la mesure où elle est le fruit d’une sélection des faits pertinents qui permettent de « gagner la vue d’ensemble ». Dans ce cadre, la crise du 11 septembre 2001 constitue un moment-clé de l’histoire. Afin de cerner les enjeux de cette crise dans le long terme, Wicht s’appuie tout d’abord sur le schéma d’interprétation de Braudel et Wallerstein : le système-monde. Il s’agit d’une économie politique à l’échelle planétaire qui se caractérise par des échanges commerciaux inégaux entre des Etats dominants formant un centre fort et des Etats dominés en périphérie.
Dans sa période occidentale, le système-monde est déterminé par trois critères fondamentaux. Premièrement, la compétition impitoyable entre les Etats du centre qui engendre une succession de guerres interétatiques de grande ampleur : un challenger cherche à obtenir le leadership.
Deuxièmement, l’usage exponentiel de la force et de la violence par le leader pour maintenir sa position. Le problème fondamental, soulevé par l’historien Paul Kennedy, réside dans la trop grande implication dans les affaires mondiales de l’État-leader : plus il a d’engagements, plus il est soumis à la pression de ses concurrents et autres acteurs internationaux, plus il a recours à la force militaire et à la violence.
Troisièmement, il n’existe pas d’empire mondial : la puissance reste partagée de façon relativement équilibrée entre les Etats du centre, d’où une situation d’équilibre des pouvoirs.
Toujours dans l’optique d’une meilleure compréhension de la crise du 11 septembre, Wicht s’appuie également sur l’analyse de Toynbee qui base sa réflexion sur la civilisation, unité de mesure de l’histoire dans la longue durée. Sous sa forme première, la civilisation se caractérise par une unité culturelle et une diversité politique : la pluralité des Etats génère des tensions et des conflits qui débouchent sur une grande guerre destructrice. Ensuite, afin d’enrayer le processus de disparition de la civilisation, la minorité dominante crée l’Etat universel, ou empire, cumulant unité culturelle et unité politique.
Cependant, la minorité dominante ne peut construire l’imposant appareil de l’Etat universel sans imposer son autorité et exiger la soumission : son action est donc basée sur la force et la répression. En conséquence d’une civilisation qui a cessé de séduire pour contraindre se forment deux types de prolétariats : un prolétariat intérieur constitué des sujets de la minorité dominante et un prolétariat extérieur constitué des peuples primitifs ou barbares sur lesquels la civilisation exerce un attrait. Toynbee souligne également le rôle essentiel de la religion dans la séparation des prolétariats : le prolétariat intérieur crée une religion supérieure, ou Eglise universelle, tandis que le prolétariat extérieur manifeste son nationalisme par l’intermédiaire de religions dérivées (telle que l’islam) ou de l’hérésie. En fait, face à l’action coercitive de la minorité dominante, l’Eglise universelle représente l’échappatoire du prolétariat intérieur quand le prolétariat extérieur répond par la violence. Il en résulte un affrontement prolongé opposant l’Etat universel aux bandes de guerriers barbares. C’est dans cette perspective qu’il faut concevoir les attentats du 11 septembre 2001 : l’Etat universel symbolisé par les Etats-Unis est confronté au prolétariat extérieur représenté par les terroristes islamistes.
En définitive, le modèle de réflexion de Toynbee complète le schème du système-monde en expliquant la naissance de l’empire mondial et la réaction des périphéries qui l’accompagne. Ainsi, du fait que les Etats-Unis dominent le système-monde sans concurrence sérieuse, la crise du 11 septembre ne marque pas l’engagement d’un conflit entre le leader et un nouveau challenger mais indique l’émergence d’un nouveau cycle hégémonique : celui de l’empire mondial américain.
D’ailleurs, du point de vue des cycles économiques du capitalisme – définissant le temps du monde –, cette crise intervient à un moment-clé : ce sont les derniers instants de la phase B de Kondratiev, et la phase A va bientôt s’amorcer, ce qui signifie que le moment est propice à de grands conflits mondiaux et à un changement de cycle hégémonique. Toutefois, la suprématie américaine empêche les grands affrontements systémiques entre Etats du centre. Néanmoins, les Etats-Unis risquent un enlisement dans différents conflits où les entraînent leurs intérêts stratégiques mondiaux.
La métamorphose de la guerre
Cela amène donc Wicht à s’intéresser à l’évolution du concept de guerre. En effet, la physionomie et la nature de la guerre ont changé par rapport à l’ordre westphalien caractérisé par l’affrontement des armées des Etats du centre sur le champ de bataille (la victoire s’obtenant par la destruction de l’armée adverse). On se trouve aujourd’hui dans un autre type de conflit dans lequel un pouvoir central mondial tente d’imposer une autorité politique centralisée sur de vastes territoires mal contrôlés, peuplés d’une multiplicité de groupes sociaux et ethniques. Il s’agit véritablement d’une politique de maintien de l’ordre faisant des Etats-Unis la police du monde. L’empire américain se contente de « ramener la paix » dans les zones en crises et d’installer des bases stratégiques servant sa politique de domination mondiale. L’objectif de la guerre menée par l’empire est désormais de déstructurer l’Etat dissident pour le ramener dans la logique de l’empire.
On assiste par conséquent au déplacement du centre de gravité de la lutte du champ de bataille à l’intérieur même du corps social, mêlant davantage les civils. Quant aux réactions des prolétariats contre l’empire, elles prennent la forme du terrorisme et de la guérilla. Ils mènent une stratégie de harcèlement, via le crime organisé, qui contribue à la formation de réseaux et d’importantes zones grises où l’autorité publique et politique est en voie de disparition, et qui constituent des bases d’action. En outre, le renforcement des capacités militaires des périphéries devrait amener un durcissement considérable des affrontements avec l’empire.
Dans cette tendance à la contestation du leadership mondial des Etats-Unis, il y a une remise en question des codes admis par les protagonistes qui va entraîner toute une série de conséquences en chaîne : déstabilisation du centre, recours croissant du centre à la force pour faire face au déséquilibre de son pouvoir, renforcement des tensions internationales, le tout débouchant sur une forte réaction des périphéries. L'étrange élection de George Bush junior peut être considérée comme la première étape de ce cercle vicieux : les élections présidentielles ont fortement contribué à remettre en cause la crédibilité de l'Etat-leader, l’obligeant à accroître sa politique d’hégémonie. Les attentats du 11 septembre sont donc intervenus à un moment où la remise en question de l’hégémonie américaine culminait. La déstabilisation du centre a eu lieu, et les conséquences n’ont pas tardé à suivre (bombardements en Afghanistan, guerre en Irak). Enfin, à la question de savoir s’il existe un challenger de la puissance américaine, rien ne laisse entendre qu’un Etat dispose à la fois des atouts militaires et économiques pour concurrencer l’Amérique. Ainsi, ni le Japon (pour des raisons économiques), ni l’Union européenne (aucune existence politique et militaire) ne peuvent prétendre détrôner les États-Unis. Quant à la Russie et la Chine (auxquelles il faudra un jour ajouter l’Inde), elles représentent des superpuissances émergentes à prendre au sérieux, mais elles sont pour l’instant dépourvues d’atouts économiques et militaires pour contester le leadership américain.
Pierre-Henry Langlois, Nicolas Marcilhac, Brice Nkonda, Hassan Oumassaoud, Sandrine Mathieu et Maud Moureau
Wicht Bernard, Guerre et hégémonie, L'éclairage de la longue durée, Georg Éditeur.