Parlons puissance !

Il est urgent d’intensifier le débat sur la puissance. Ceci pour plusieurs raisons. La plus évidente, mais également la plus circonstancielle – ce qui signifie qu’elle ne constitue qu’un symptôme –, est bien évidemment l’affaire irakienne. Cette dernière révèle les impasses de la pensée politico-stratégique américaine. A cet égard, nul besoin d’être européen pour soulever cette épineuse question : n’y voyons pas de trace malsaine d’une psychologie de la faiblesse… La preuve : un américain au-dessus de tout soupçon le dit. Il s’appelle Henry Kissinger ... Il faut lire absolument La nouvelle puissance américaine (1) : l’ouvrage permet de poser quelques fondamentaux. Son intérêt premier tient à l’identité de l’auteur, à la fois rompu aux réalités du pouvoir et de l’analyse intellectuelle. Il passe de surcroît pour un « réaliste » (selon les classifications politiques traditionnelles américaines), ce qui tendrait à éloigner toute prise de position excessive. Le deuxième intérêt du texte est la mise en lumière, par un expert américain reconnu, de deux points clefs de l’attitude « étatsunienne » en matière de politique étrangère, ceux-là mêmes qui nous intéressent relativement au débat sur la puissance et sur la manière dont l’éclaire l’avenir de l’Irak. Pour commencer, les Etats-Unis ne parviennent pas à articuler le militaire et le politique, qu’ils conçoivent comme deux champs d’action séparés (ce qui explique qu’on peut sortir victorieux d’un « raid » blindé et échouer à « tenir » une zone, le second défi étant tout autant politique que militaire). Ils échouent à concevoir le politique et le militaire comme des leviers mutuels, l’un au service de l’autre : les américains se privent donc conséquemment de la menace militaire comme outil de stratégie diplomatique, et de la négociation comme issue toujours envisageable de l’épreuve de force. Entre la capitulation sans conditions et l’absence de réaction ou de réponse diplomatique efficace, il n’y a guère de place – dans la pensée d’Outre-Atlantique – pour des solutions équilibrées.
Ensuite, Kissinger affirme clairement ce que de nombreux observateurs attentifs savaient déjà depuis longtemps. L’ère Reagan a mis fin aux vieux clivages qui séparaient les « wilsoniens » (interventionnistes) des « jacksoniens » (isolationnistes), des « hamiltoniens » (réalistes), etc. A cet égard, le bon Henry met fin lui-même fin aux interrogations fumeuses : « Le dilemme ultime de l’homme d’État est d’assurer l’équilibre entre valeurs et intérêts, et, à l’occasion, entre paix et justice. La dichotomie que l’on établit fréquemment entre moralité et intérêt, idéalisme et réalisme, est l’un des clichés courants du débat actuel sur les affaires internationales. » Depuis plus de 20 ans, des arguments moraux justifient l’intérêt national américain et ses multiples interventions sur la scène internationale sans que des affrontements inexpiables (sur la scène politique intérieure) paralysent l’action extérieure des Etats-Unis. En somme, la messe est dite … Passons donc à autre chose et à de véritables sujets de discussion… Dans son exercice quotidien, la « nouvelle » puissance américaine ne s’ordonne pas davantage selon le clivage démocrates/républicains : cette dernière n’est plus fondatrice d’appréhensions différentes de l’ordre du monde (actuel ou désirable). Autant d’éléments sur la mort des vieux clivages qui paraissaient tout de même une métamorphose essentielle pour aborder aujourd’hui la question de la puissance ! Il nous faudrait sans doute (à nous Français et Européens) pratiquer davantage les écrits des commentateurs américains sagaces comme William Pfaff (2) ou Richard Falk (3) : ils ont déjà dit tout cela depuis bien longtemps !
La deuxième raison qui pousse plus que jamais à discuter de la puissance, ce sont à l’évidence les formes renouvelées de son expression. On ne le répètera jamais assez : l’influence, le soft-power, le perception management, la guerre de l’information sont les formules clefs pour comprendre la puissance au XXIe siècle. Nous faisons tous face à une gigantesque mutation des formes de la guerre, de la contrainte. Il est urgent d’en tirer toutes les conséquences.
La troisième raison réside dans une sorte de réceptivité du moment historique à accueillir une parole, un débat sur la puissance. Les vagues éditoriales récentes imposent cette idée. Etait-il vraiment concevable il y a encore deux ans de lire Après l’Empire d’Emmanuel Todd, La France contre l’Empire de Pascal Boniface, La Terreur et l’Empire de Pierre Hassner ou L’Empire face à la diversité de Samir Naïr ? Il me semble que non … Précisons à ce propos qu’il ne faut voir là nulle hostilité de principe aux Etats-Unis, mais précisément l’expression d’une vraie parole d’alliance, car comme le dit là encore Kissinger : « Certains américains, enchantés de la puissance acquise par leur pays, réclament de leurs gouvernants l’affirmation explicite d’une hégémonie américaine bienveillante. Mais une telle prétention imposerait aux Etats-Unis un fardeau qu’aucune société n’a jamais su porter indéfiniment. Quel que soit l’altruisme avec lequel l’Amérique définit ses objectifs, elle provoquerait, en affirmant clairement sa domination, un ralliement progressif du reste du monde contre elle ; et cette levée de boucliers l’obligerait à prendre des mesures qui la laisseraient finalement isolée et exsangue./ La route de l’empire conduit au déclin intérieur . » Insistons bien sur ce point : la tentation impériale est une voie sans issue ; l’Histoire l’a montré et démontré … A chaque fois que les Etats-Unis s’engagent dans une impasse, il faut l’affirmer haut et fort, sans hystérie mais avec une fermeté radicale et durable, fondée sur un humanisme non négociable et une stratégie de long terme cohérente.
La dernière raison, mais certainement pas la moindre, tout au contraire, tient à la construction européenne. L’Europe sera une Europe puissance ou n’aura aucun intérêt : simplement parce qu’elle ne sera fidèle à elle-même qu’en désirant cette puissance de toutes ses forces. Non par désir de domination et d’hégémonie, mais parce que la puissance est l’envie et la capacité de faire, d’agir. Or, l’Europe est sans doute seule capable, en regard de son passé lumineux et obscur, tout à la fois, de définir et de mettre en œuvre une puissance qui ne soit pas de l’ordre du hard power, ou, sans plus de gains à long terme, de la manipulation larvée des acteurs internationaux (qu’ils soient ou non étatiques). Elle seule aura la légitimité pour promouvoir un multilatéralisme sincère qui réclame la puissance européenne comme aptitude à son propre développement et au rayonnement fondateur de tout dialogue fécond avec les autres, tant il est évident que l’on ne propose rien de crédible du haut de sa faiblesse …

Eric DELBECQUE

1/ Fayard, 2003.
2/ Auteur de Barbarian Sentiments : America in the New Century (2000).
3/ Auteur de The Great Terror War (2003).