Guerre de l’information et conquête du pouvoir par les néoconservateurs américains

Comment les néo-conservateurs ont-ils réussi à dominer l’appareil de pouvoir américain ? Sans doute est-ce l’une des questions les plus intéressantes du moment concernant la vie politique d’Outre-Atlantique et ses conséquences sur le reste du monde. Un bref regard en arrière sur le climat culturel régnant aux Etats-Unis dans les années soixante-dix permet de s’étonner de la prégnance actuelle des idées néo-conservatrices dans la machine décisionnelle de l’hyperpuissance. N’était-ce pas cette dernière qui nourrissait la grande dynamique de contestation de l’après Trente Glorieuses ? Où donc trouver un élément de cohérence pour relier ces deux portraits très dissemblables de l’Amérique à seulement vingt ans de distance l’un de l’autre (délais qui, à l’échelle habituelle des évolutions historiques, apparaissent ridiculement courts) ? On peut certes disserter à l’envie sur l’assurance provoquée par la chute de l’ennemi soviétique et sur les effets traumatisants de l’attentat du 11 septembre : les arguments seront totalement recevables. Mais ils n’expliqueront pas l’essentiel : à savoir la rapidité de la percée néo-conservatrice dans un cadre institutionnel fait de la concurrence de multiples partenaires, options idéologiques, positions théoriques, lobbies, administrations, etc. La réponse réside très probablement dans la mise en œuvre très consciencieuse et méthodique des principes élémentaires de la guerre de l’information, et même doit-on dire du perception management et de la guerre cognitive, tant les trois formules sont nécessaires pour traduire les différents aspects de la stratégie néo-conservatrice depuis deux décennies.

Il fallut d’abord quelques hommes riches, des milliardaires nommés Richard Scaife Mellon, William Coors ou Rupert Murdoch. Le premier contrôla directement trois fondations, des think-tanks (l’Allegheny Foundation, la Sarah Foundation, la Carthage Foundation), et en subventionna plusieurs : à savoir l’Heritage Foundation (aujourd’hui présidée par Edwin J. Feulner Jr), l’American Enterprise Institute (dont Richard Perle, Lynn Cheney et Douglas Feith sont des piliers), et le Hoover Institute (dont Condoleeza Rice fut un temps la responsable)[1]. Mellon finança également des journaux, dont l’American Spectator. Coors, quant à lui, « alimenta » la Coors Foundation, l’Olin Foundation et la Lynde et Harry Bradley Foundation. Le dernier, Murdoch, est aujourd’hui le bailleur de fonds du Weekly standard, où officie William Kristol, fils d’Irving …

Emergèrent également des auteurs, qui constituèrent le soubassement de cette pensée néo-conservatrice : Charles Murray[2], Marvin Ovalsky, Dinesh D’Souza[3], etc. Or, ces auteurs ne se résument pas à quelques universitaires ésotériques enfouis sous quelque bibliothèque de campus : ils écrivent des livres destinés à un large public, et reçoivent un soutien financier des plus grandes organisations conservatrices, ces dernières s’étant engagées depuis longtemps dans la bataille des idées. Comme l’affirmait le président de la Bradley Foundation, Michael Joyce, les livres sont la première arme de l’influence dans le monde des idées. Ce qu’ont compris les néo-conservateurs, c’est précisément l’essence du soft power ! Ils ont parfaitement saisi, et depuis longtemps, que les espaces de combat essentiels d’aujourd’hui sont ceux de l’économie et de l’opinion (terrains où dominent l’argent et le savoir), les deux se révélant d’ailleurs intimement liés, s’épaulant l’un l’autre. Dans chacune de ces deux sphères, il s’agit de décomposer les capacités d’information de l’adversaire et de paralyser sa volonté, de contrôler ses perceptions et de s’adapter continûment. En somme, même s’ils n’ont peut-être pas lu Gramsci, ils surent assimiler sa leçon essentielle : il faut s’emparer du pouvoir culturel pour conquérir un jour le pouvoir politique. Vingt sur vingt concernant la philosophie de la guerre cognitive !

Dans cette galaxie de mécènes, d’auteurs et de « boîtes à idées », une entité s’imposa particulièrement : l’Heritage Foundation, devenu le fleuron de Scaife au fil des ans. Selon Burton Yale Pines, l’un des vice-présidents, elle abrita « les troupes de choc de la révolution conservatrice ». Au fil des ans, « près de la moitié de son budget fut consacré au marketing des idées. Activistes et réactifs, ses collaborateurs rédigeaient des articles et des études couvrant tous les champs de la politique américaine : la menace communiste, la réduction des programmes sociaux, le renforcement du budget militaire, la place centrale de la religion, ou la lutte contre les syndicats./ N’importe quel membre du Congrès, à la veille d’un débat ou d’un vote sur une loi importante, pouvait trouver sur son bureau un rapport d’Heritage analysant le projet qui allait être détaillé et proposant des solutions. « Heritage » fournissait ces études au Sénat et à la Chambre des représentants, ainsi qu’aux médias et au public. Elle avait inventé, selon la formule d’un observateur, « le mémo pour attaché-case ». […] Le Washington moderne ressemble à un immense plateau de tournage où rien n’est laissé au hasard : chaque apparition, toute déclaration est soigneusement conçue pour provoquer le maximum d’effet politique. Le génie d’Heritage a été d’appréhender cette réalité de la capitale américaine et de se servir de ses moyens financiers pour imposer ses vues. En surestimant volontairement son importance. Heritage est au fond semblable à une compagnie de production cinématographique et elle est devenue un acteur clé en créant quotidiennement le spectacle. »[4] Il en résulta qu’au fil des années, « les « messages » de l’ultra-droite, à travers les organisations créées, étaient soigneusement orchestrés et amplifiés comme un « mouvement de masse ». Les techniques de marketing, de relations politiques et de management étaient mises en œuvre pour marteler ces messages jusqu’à ce qu’ils deviennent, aux yeux de la majorité de l’opinion, la « voix de la sagesse et de l’évidence ». »

La seule et unique question, dorénavant, concerne la France et l’Europe : quant cesserons-nous de comprendre les vérités premières après les autres …

Thierry SERVAL

[1] Il soutient également financièrement Landmark Legal Foundation et Judicial Watch.

[2] Auteur de The Bell Curve, il appartient à l’American Enterprise Institute, au Manhattan Institute et à la Bradley foundation.

[3] Lui aussi membre d’American Enterprise Institute.

[4] LAURENT, Eric, Le monde secret de Bush. Plon, 2003.