De la conquête territoriale à celle des marchés

On l’a dit et écrit cent fois : depuis l’effondrement du bloc soviétique, il n’est plus possible de dissimuler la réalité des affrontements géoéconomiques en prétendant que la scène internationale se structure exclusivement en fonction d’une gigantesque course de puissance militaire et politique, géostratégique et idéologique. A l’évidence, elle s’organise selon les exigences d’une compétition économique mondiale entre des nations et des blocs plus ou moins cohérents. En conséquence, les alliés politico-militaires apparaissent clairement comme de redoutables adversaires économiques (ce que Christian Harbulot formule comme la dialectique alliés/adversaires). Il s’agit pour chacun de s’intégrer en « dominants » dans de grands circuits d’échanges, c’est-à-dire de tirer le maximum de gains financiers du grand facteur d’interaction moderne entre les collectivités qu’est devenue l’économie (tout simplement parce qu’elle est devenue facteur majeur de puissance).En somme, l’époque est l’expression et le récit du passage de la conquête territoriale à la guerre économique… Il ne s’agit plus dorénavant de conquérir de l’espace physique. Pour l’Occident, les guerres de la « première vague » (1) constituent une pratique défunte. Ces conflits localisés pour l’espace vital s’articulaient sur la terre et la production agricole. A ces combats d’expansion territoriale ont succédé les guerres de la deuxième vague, modernes et industrielles, dans le cadre de la production de masse. On passait de conflits limités à des affrontements entre des peuples entiers totalement mobilisés par les Etats, où se mêlaient gains territoriaux et économiques. Dès lors, il ne s’agissait plus d’infliger une défaite à l’armée ennemie mais d’anéantir un dispositif complet de moyens de production et de destruction. Ceux que nous vivons aujourd’hui, et que nous sommes amenés à rencontrer dans le futur, sont des guerres de la troisième vague, post-modernes et informationnelles. Le cœur et la ressource centrale en est l’information, et plus précisément la connaissance, dont il s’agit de maîtriser la production. Car aujourd’hui, écrivait très justement Alvin Toffler (2), le savoir s’impose comme la source et la forme ultime du pouvoir, son expression la plus raffinée. L’argent, quant à lui, peut servir à punir, mais se destine avant tout à séduire, en récompensant. La violence, au contraire des deux autres, constitue un pouvoir de basse qualité, manquant absolument de souplesse : elle engendre la résistance ou nourrit le désir de revanche, de vengeance.

Conséquemment, les espaces de combat essentiels d’aujourd’hui sont ceux de l’économie et de l’opinion (terrains où dominent l’argent et le savoir), les deux se révélant d’ailleurs intimement liés, s’épaulant l’un l’autre. Dans chacune de ces deux sphères, il s’agit de décomposer les capacités d’information de l’adversaire et de paralyser sa volonté, de contrôler ses perceptions, et de s’adapter continûment, de faire preuve d’initiative tout en se « dispersant » régulièrement, pour n’offrir aucune prise à l’ennemi.
Les impératifs méthodologiques de la guerre économique, explique clairement Christian Harbulot, sont les suivants : il importe premièrement d’orienter son action en utilisant la grille de lecture « alliés-adversaires » (c’est-à-dire les phénomènes de coopétition) ; il faut ensuite mettre en œuvre des opérations d’intelligence économique offensives (essentiellement des stratégies d’influence), tout en veillant parallèlement à la sécurité des systèmes et réseaux d’information. Le but est de connaître l’adversaire, de pirater son savoir et de devancer ses initiatives. Quant à la guerre cognitive (c’est-à-dire l’utilisation de la connaissance comme outil de puissance non dominatrice), elle constitue l’arme « montante » de la guerre économique.
Il est certes difficile de retrouver son chemin dans cette jungle de concepts, tant ils s’entrecroisent, s’entremêlent et se confondent en partie. Mais intuitivement, on perçoit aisément l’essentiel, ce qu’il faut absolument retenir : c’est-à-dire que la guerre économique s’impose aujourd’hui comme la forme décisive de confrontation des intérêts de puissance. Ce qui compte désormais, c’est de dominer économiquement, par le pouvoir financier, par la puissance de l’argent plutôt que celle des bombes.

Métamorphose de la domination, de la suprématie, de l’hégémonie, qui se définit finalement comme mutation de la contrainte, devenue aujourd’hui influence, c’est-à-dire se dissimulant, masquant son visage de brutalité en évacuant la violence physique (ce qui ne signifie pas que l’on ne puisse pas concevoir une forme d’influence qui ne soit pas une contrainte masquée ; l’influence pourrait traduire une culture du dialogue : c’est justement la tâche exaltante qui s’offre aux générations présentes…).
Cette prise d’importance de l’action par l’influence a accentué la place de la guerre de l’information dans les stratégies globales de guerre économique. Appartenant au monde de la parole, elle se définit essentiellement comme un art de la polémique médiatique – usant de tous les supports techniques modernes –, et ambitionne donc, pour inciter ou empêcher l’autre d’agir et d’atteindre ses objectifs, d’exploiter ses failles, de parler à sa place, d’influencer ses alliés et partenaires, de fragiliser son image, et de démoraliser ses « troupes ».
Dans la mesure où la conquête géographique apparaît comme un scandale moral et n’a plus vraiment de sens (les récents événements internationaux ne cessent de le prouver), les champs d’affrontements de l’économie et de l’opinion constituent en quelque sorte un autre moyen de faire la guerre, une autre manière (moins sanglante que celles auxquelles nous avait habitués l’Histoire) de s’affirmer sur la scène internationale, d’imposer sa volonté aux autres – ce qui caractérise, jusqu’à nouvel ordre, la Puissance (qui mérite précisément une autre définition). En conséquence, puisque l’emploi de la violence est – la plupart du temps – inacceptable et inefficace, l’influence tend à s’exercer par des moyens ou menaces non militaires.

D’ailleurs, l’acte violent ne structure plus hégémoniquement le champ militaire lui-même, sans que soit pour autant délégitimé l’usage du mot « guerre », ou que soit niée sa réalité. L’architecture des dynamiques mentales, psychologiques, théoriques, doctrinales présidant aux débats et pratiques de la stratégie et de la tactique militaires, repose sur l’abandon de la logique de la bataille d’anéantissement. Il ne s’agit plus prioritairement de détruire physiquement la totalité des effectifs ennemis mais de les paralyser quasi-instantanément (par un travail de coordination des potentiels en réseaux) en améliorant continûment sa précision et sa vitesse de frappe sur ses centres nerveux, donc sur sa puissance de feu, ce qui passe – disais- je plus haut – par la décomposition de ses capacités d’information et de sa volonté. Il faut le répéter : les notions d’influence et de contrôle prennent le pas sur la destruction de l’adversaire.
Ce fut tout l’enjeu de ce que les militaires américains appelèrent la « révolution dans les affaires militaires » (Revolution in Military Affairs), provoquée par plusieurs vagues d’innovation. En 1978, William Perry, le directeur de la DARPA, organisme du Pentagone voué à inventer les armes de l’avenir, déclara que les Etats-Unis visaient l’objectif suivant : être capable, à tout moment, de repérer sur le champ de bataille toutes les cibles de haute valeur, de les frapper directement, et de les détruire intégralement, de manière à rendre quasiment intenable à « presque toute force militaire moderne une présence sur le champ de bataille ». C’est le cœur même de la philosophie générale de la RMA que Perry venait de formuler : vingt ans après, l’amiral William Owens (Cf. Laurent MURAWIEC, La guerre au XXIe siècle. Paris, Odile Jacob, 2000) se fit le prophète de cette révolution. Celle-ci reposait sur plusieurs piliers : la détection, la précision (autorisée par la géolocation articulée sur la ceinture de satellites entourant la Terre), la mise en œuvre d’architectures informatiques complexes (collectant, traitant la masse des données, et permettant la rapide transmission des ordres aux unités combattantes), l’utilisation de la réalité virtuelle et la simulation, la maîtrise du cyberespace, l’obsession de la vitesse et de la mobilité (garantes d’une plus grande sécurité des troupes), la furtivité (c’est-à-dire une moins grande vulnérabilité à la détection radar), le contrôle de l’espace, et le perfectionnement constant des systèmes de navigation, clé de l’usage maîtrisé des réseaux.
La métamorphose de la contrainte n’efface donc pas la pertinence d’un discours de la guerre. Si cette dernière ne se fait plus forcément par la violence, elle se pratique toujours : la nuance est de taille...

Le schéma directeur du raisonnement s’impose donc clairement et logiquement : la quête de puissance – répétons-le – anime les relations économiques et internationales, structure leurs logiques, s’affirme le seul décrypteur possible des scènes qui se jouent sur le théâtre global. Et la guerre, entendue comme explosion de violence physique, fut longtemps le principal moyen d’acquérir de la puissance, c’est-à-dire de la capacité à faire et à imposer aux autres sa volonté. Il fallait donc bien que la guerre – c’est-à-dire la soumission de la volonté d’autrui – continue par d’autres moyens que la violence, que le sang ! Si la guerre militaire s’imposait comme la continuation de la politique par d’autres moyens, la guerre économique se révèle la perpétuation de la guerre – et donc de la politique – par d’autres moyens que la violence physique, invalidée par le souci d’efficacité et par les insupportables « boucheries » industrielles que furent les deux conflagrations mondiales et leurs cortèges d’atrocités, du camp d’extermination au goulag. L’histoire de la guerre se définit donc comme le récit des métamorphoses de la contrainte !
Reste désormais à concevoir une aspiration à la puissance qui ne soit pas domination de l’Autre, et une pratique de l’influence qui ne soit pas contrainte larvée, manipulation cynique : une mission pour la France et l’Europe en somme, à condition qu’elle veuille bien relever ce défi…

Eric DELBECQUE


(1) Cf. Les Nouveaux Pouvoirs : savoir, richesse et violence à la veille du XXIe siècle. Paris, Fayard, 1991.
(2) Ibidem.