Pour maîtriser la technologie, il faut oser affronter la puissance américaine
Avec l'aimable autorisation du site tranfert.net infoguerre reproduit in extenso l'interview accordé par Christian Harbulot à tranfert.net.L'apôtre de la "guerre économique" réagit au rapport Carayon sur l'intelligence économique. Accablant.
Bernard Carayon a rendu fin juin au Premier ministre un rapport intitulé "Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale", rendu public dans le courant du mois d'août. Le député UMP avait pour mission de dresser "l'état des lieux de la façon dont notre pays intègre la fonction d'intelligence économique dans son système éducatif et de formation, dans son action publique et au sein du monde des entreprises". Un site dédié équipé d'un forum ouvert aux internautes accompagne la sortie du document.
Sous les trois angles considérés, administration, formation et entreprises, le constat dressé par le rapport Carayon se révèle accablant. Le texte dénonce une pratique des stratégies au coup par coup issue de l'inexistence totale de doctrine officielle sur le sujet. Il pointe du doigt l'absence de volonté politique au plus haut niveau de l'Etat, qu'il tente de réveiller en des termes parfois cruels, comme lorsqu'il s'interroge dans son préambule sur la capacité française à "transmettre aux générations futures un pays qui soit autre chose qu'un hypermarché au centre d'un champ de ruines sociales". Ou quand il pose la question : "Sommes-nous destinés à devenir un simple lieu mondial de villégiature ?" Des inquiétudes qui tranchent avec les déclarations de Jacques Chirac ou Jean-Pierre Raffarin sur les mesures à prendre pour améliorer la compétitivité française.
Pour remédier à une situation jugée désastreuse, le rapport Bernard Carayon formule 38 propositions concrètes qui, pour la plupart, visent à sensibliser, former et surtout ré-organiser les services de l'Etat autour du concept de "guerre économique". S'inspirant du modèle de l'administration Clinton qui avait mis en place un National Economic Council dès 1993, le rapport propose la création d'un Conseil National pour la Compétitivité et la Sécurité Economique (CNCSE), placé sous l'autorité du Premier Ministre. "Son rôle est d'alerter le gouvernement sur les thèmes critiques (ruptures technologiques, thèmes de recherche, nouvelles pratiques économiques, problèmes de sécurité...)" précise le texte.
Au sujet des services existant, le rapport Carayon demande au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) de revoir ses procédures pour tout ce qui touche à la sécurité des systèmes d'information, l'accréditation et le suivi des personnels. La Direction de la sécurité du territoire (DST), confirmée comme maître-d'oeuvre de cette nouvelle croisade, devrait quant à elle porter une attention particulière aux activités des multiples officines qui font de près ou de loin commerce d'influence et de renseignement : cabinets de lobbying, d'avocats d'affaires, d'audit, agences de détectives, de relations publiques, consultants en management, etc. Et donc entrer de plein pied dans la société de l'information...
Après la sortie du rapport, Transfert a interrogé Christian Harbulot, auditionné dans le cadre du rapport Carayon et co-auteur du 1er rapport parlementaire sur le sujet ("Intelligence économique et stratégie des entreprises", dit "rapport Martre" et publié en 1994). Après avoir milité au sein de la Gauche prolétarienne maoïste, il publia en 1990 un livre intitulé "Techniques offensives et guerre économique", qui fut réédité par le Parti Communiste Vietnamien, et créa en 1997 l'Ecole de Guerre Economique (lire notre article) avec un ancien haut responsable des services de renseignement français. Harbulot, qui a depuis consacré plusieurs livres à la question, est l'un des principaux théoriciens français de la "guerre économique", notamment "offensive". Co-fondateur de C4iFr, société de services de "veille économique et stratégique, art de la contre-argumentation, perception management, guerre de l'information", c'est aussi un farouche tenant du "patriotisme économique".
Vous avez été l'un des auteurs du rapport Martre sur l'intelligence économique, prédécesseur du rapport Carayon. Qu'apporte ce nouveau rapport au constat que vous aviez dressé il y a presque 10 ans ?
Christian Harbulot : Le rapport Carayon est intéressant parce qu'il donne deux éléments essentiels : premièrement, il parle de "patriotisme économique". Cela peut faire sourire certains, cela peut paraître ringard, mais ça ne l'est absolument pas et rira bien qui rira le dernier... Pourquoi ? Parce qu'on ne peut pas élaborer une stratégie d'accroissement de puissance sans des individus prêts à prendre des risques dans leur parcours professionnel, de haute fonction publique. Et ça, ça ne veut pas dire le "Rainbow Warrior"... On a un gros problème avec la haute fonction publique : les patriotes, on les cherche, mais on n'en trouve pas.
Si on fait quelque chose dans une logique d'accroissement de puissance, c'est évident que ça ne va pas se faire simplement, c'est évident qu'on va gêner d'autres forces, c'est évident qu'on va faire passer des avis qui sont contraires à d'autres intérêts, et que c'est dans une logique de conflit, pas simplement de compétition. Seulement, là où il y a une énorme changement par rapport à la Guerre Froide, c'est que ce conflit est un conflit dissimulé. C'est un conflit non avéré qui se situe dans ce que nous appellons un rapport "allié-adversaire" (entre Europe et Etats-Unis, Ndlr).
Pouvez-vous préciser pourquoi vous trouvez importante la notion de "logique de conflit" ?
C'est le deuxième élément intéressant et novateur du rapport : il parle "d'affrontement économique" et utilise même l'expression de "guerre économique". Je pense qu'on n'a pas encore assez dit et répété que l'après Guerre Froide, c'est la fin de Clausewitz : c'est-à-dire que nous ne sommes plus aujourd'hui dans "la guerre, continuation de la politique par d'autres moyens" mais, à l'inverse, dans une autre formule, qui veut que la guerre ce n'est plus la guerre militaire mais la perpétuation de la guerre par d'autres moyens. Alors, les principaux rapports de force se situent dans tout ce qui est informationnel, tout ce qui est lié aux opinions publiques et tout ce qui est lié aux enjeux économiques et tehcnologiques.
Entre la volonté des Etats-Unis de contrôler les flux privés d'informations mondiaux et la destruction de régiments de la Garde Républicaine irakienne, vous avez bien compris que le plus important est dans le contrôle pérenne des flux informationnels privés, plutôt que dans la destruction ponctuelle de quelques régiments blindés irakiens. Et pourtant, ce différentiel-là n'est pas exprimé dans les médias.
Le terme de "cohésion sociale" figure dans le titre du rapport Carayon. Les opérations d'intoxication médiatique et de manipulation de l'opinion publique sont-elles à l'ordre du jour ? Pourquoi n'observe-t'on pas pour l'instant, face à des offensives américaines concertées qui touchent aux intérêts stratégiques comme le dossier OGM ou la brevetabilité du logiciel, d'efforts de "contre-intox'" officielle ?
Parce qu'il n'y a pas de stratégie. Il est évident que, l'Europe devenant autre chose qu'un marché de libre-échange, elle doit avoir une indépendance et une large maîtrise de l'initiative dans les industries et les technologies de l'information.
J'insiste : à ma connaissance, la France n'a pas défini de stratégie sur une question aussi vitale que "Faut-il oui ou non pour l'Europe une maîtrise des technologies de l'information ?" Je n'ai pas entendu un gouvernement émettre une stratégie sur ces questions. Ce qui explique pourquoi le patron de la DCSSI (Direction centrale de la sécurité des systèmes d'information, Ndlr), tout comme le SGDN (dont dépend la DCSSI, Ndlr), pilotent ça à vue et, enfin, pourquoi d'autres organismes n'ont pas de directives.
L'Europe coopère parfois dans des domaines stratégiques, ainsi du système Galileo, concurrent du GPS américain. Qu'est ce qui, selon vous, empêche l'émergence d'une stratégie plus générale ?
On voit qu'il y a des vents contraires : les Etats-Unis ne veulent pas d'une Europe puissante, c'est évident. Donc à partir de là qu'est-ce qu'on fait ? Bercer les opinions publiques en leur faisant croire que si l'on endort un peu les Américains, on va aller à pas menus, en catimini, vers "l'Europe Puissance", c'est prendre les gens pour des cons. Ce n'est pas vrai, ça ne se passera pas comme ça ! Donc, faire des gorges chaudes à propos de la mise en service de Galiléo, c'est oublier que les démonstrations militaires étaient si évidentes qu'on ne pouvait pas faire autrement. Mais sur les technologies de l'information et de la communication (TIC), le problème est beaucoup plus diffus, plus difficile à mettre en évidence... donc le truc passe.
Et c'est là qu'on prend les gens pour des cons : l'Europe ne peut pas exister sans maîtrise des TIC, c'est impossible. Et avoir la velléité de prétendre maitrîser les TIC c'est s'affronter à Microsoft et IBM, donc à la superpuissance américaine. Et l'Europe actuelle n'est absolument pas prête à le faire. Elle n'en a ni le courage, ni la détermination stratégique, au sens d'un noyau dur de gouvernements. Donc on laisse ça en friche, ce qui donne le n'importe quoi sur les brevets logiciels, le n'importe quoi sur la sécurité des systèmes d'information ou la disparition de mots à la mode du type "système de tiers de confiance" : on en parle, on en parle plus...
Il y a aussi le gros délire sur les systèmes de cryptographie : je vous renvoie à la sortie du général Desvignes (l'ancien chef du service central de la sécurité des systèmes d'information déplore qu'on ait focalisé le débat sur la cryptographie, au détriment d'autres problèmes de sécurité nationaux, Ndlr), je crois qu'il s'est bien exprimé là-dessus... Cet homme a eu le courage de parler. Bien sûr, en tant que militaire, il a dû attendre de ne plus être en activité pour le faire mais il l'a fait et c'est déja pas mal.
Sur ces thèmes, le problème ne vient pas des sociétés stratégiques comme Thalès ou EADS, mais de la France et de l'Europe. Et ça n'a rien à voir, contrairement à ce que peuvent croire tous ces cadres dynamiques : Thalès et EADS sont des éléments intermédiaires. Et la statégie globale, comme c'est le cas aux Etats-Unis, ce n'est pas à Thalès et EADS de la définir dans leur jeux de lobbying au sein de la Direction générale de l'armement ou dans d'autres milieux. C'est le politique français et européen qui doit imposer une ligne de conduite à à Thalès ou EADS.
Est-ce vous sentez qu'entre le rapport Martre et le rapport Carayon la classe politique française est devenue plus sensible aux problématiques d'intelligence et de "guerre économique" ?
Ce n'était pas le cas de Lionel Jospin, ça c'est clair. Mais il y a des gens qui y viennent. Entre Edith Cresson qui a tendu l'oreille à une époque et aujourd'hui des gens de droite qui commencent enfin à sortir de la bouillie Madelin et consorts (pro-libéralisme et favorable aux Etats-Unis, Ndlr), ça commence à évoluer... Je ne suis pas délibérement optimiste mais je dis qu'il y a aussi un contexte s'y prête admirablement bien : il y a trop de contradictions apparentes au sein du rapport "allié-adversaire" entre Europe et Etats-unis. Le renseignement russe, quant à lui, est à l'image du renseignement soviétique et continue à fonctionner comme tel, même si la Russie tend la main à la France pour se désencalver des Etats-Unis. On est dans un autre monde et on commence petit à petit à en mesurer les contours. On découvre vraiment aujourd'hui ce qu'est réellement l'après-Guerre froide.
Gabriel Pérat
Bernard Carayon a rendu fin juin au Premier ministre un rapport intitulé "Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale", rendu public dans le courant du mois d'août. Le député UMP avait pour mission de dresser "l'état des lieux de la façon dont notre pays intègre la fonction d'intelligence économique dans son système éducatif et de formation, dans son action publique et au sein du monde des entreprises". Un site dédié équipé d'un forum ouvert aux internautes accompagne la sortie du document.
Sous les trois angles considérés, administration, formation et entreprises, le constat dressé par le rapport Carayon se révèle accablant. Le texte dénonce une pratique des stratégies au coup par coup issue de l'inexistence totale de doctrine officielle sur le sujet. Il pointe du doigt l'absence de volonté politique au plus haut niveau de l'Etat, qu'il tente de réveiller en des termes parfois cruels, comme lorsqu'il s'interroge dans son préambule sur la capacité française à "transmettre aux générations futures un pays qui soit autre chose qu'un hypermarché au centre d'un champ de ruines sociales". Ou quand il pose la question : "Sommes-nous destinés à devenir un simple lieu mondial de villégiature ?" Des inquiétudes qui tranchent avec les déclarations de Jacques Chirac ou Jean-Pierre Raffarin sur les mesures à prendre pour améliorer la compétitivité française.
Pour remédier à une situation jugée désastreuse, le rapport Bernard Carayon formule 38 propositions concrètes qui, pour la plupart, visent à sensibliser, former et surtout ré-organiser les services de l'Etat autour du concept de "guerre économique". S'inspirant du modèle de l'administration Clinton qui avait mis en place un National Economic Council dès 1993, le rapport propose la création d'un Conseil National pour la Compétitivité et la Sécurité Economique (CNCSE), placé sous l'autorité du Premier Ministre. "Son rôle est d'alerter le gouvernement sur les thèmes critiques (ruptures technologiques, thèmes de recherche, nouvelles pratiques économiques, problèmes de sécurité...)" précise le texte.
Au sujet des services existant, le rapport Carayon demande au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) de revoir ses procédures pour tout ce qui touche à la sécurité des systèmes d'information, l'accréditation et le suivi des personnels. La Direction de la sécurité du territoire (DST), confirmée comme maître-d'oeuvre de cette nouvelle croisade, devrait quant à elle porter une attention particulière aux activités des multiples officines qui font de près ou de loin commerce d'influence et de renseignement : cabinets de lobbying, d'avocats d'affaires, d'audit, agences de détectives, de relations publiques, consultants en management, etc. Et donc entrer de plein pied dans la société de l'information...
Après la sortie du rapport, Transfert a interrogé Christian Harbulot, auditionné dans le cadre du rapport Carayon et co-auteur du 1er rapport parlementaire sur le sujet ("Intelligence économique et stratégie des entreprises", dit "rapport Martre" et publié en 1994). Après avoir milité au sein de la Gauche prolétarienne maoïste, il publia en 1990 un livre intitulé "Techniques offensives et guerre économique", qui fut réédité par le Parti Communiste Vietnamien, et créa en 1997 l'Ecole de Guerre Economique (lire notre article) avec un ancien haut responsable des services de renseignement français. Harbulot, qui a depuis consacré plusieurs livres à la question, est l'un des principaux théoriciens français de la "guerre économique", notamment "offensive". Co-fondateur de C4iFr, société de services de "veille économique et stratégique, art de la contre-argumentation, perception management, guerre de l'information", c'est aussi un farouche tenant du "patriotisme économique".
Vous avez été l'un des auteurs du rapport Martre sur l'intelligence économique, prédécesseur du rapport Carayon. Qu'apporte ce nouveau rapport au constat que vous aviez dressé il y a presque 10 ans ?
Christian Harbulot : Le rapport Carayon est intéressant parce qu'il donne deux éléments essentiels : premièrement, il parle de "patriotisme économique". Cela peut faire sourire certains, cela peut paraître ringard, mais ça ne l'est absolument pas et rira bien qui rira le dernier... Pourquoi ? Parce qu'on ne peut pas élaborer une stratégie d'accroissement de puissance sans des individus prêts à prendre des risques dans leur parcours professionnel, de haute fonction publique. Et ça, ça ne veut pas dire le "Rainbow Warrior"... On a un gros problème avec la haute fonction publique : les patriotes, on les cherche, mais on n'en trouve pas.
Si on fait quelque chose dans une logique d'accroissement de puissance, c'est évident que ça ne va pas se faire simplement, c'est évident qu'on va gêner d'autres forces, c'est évident qu'on va faire passer des avis qui sont contraires à d'autres intérêts, et que c'est dans une logique de conflit, pas simplement de compétition. Seulement, là où il y a une énorme changement par rapport à la Guerre Froide, c'est que ce conflit est un conflit dissimulé. C'est un conflit non avéré qui se situe dans ce que nous appellons un rapport "allié-adversaire" (entre Europe et Etats-Unis, Ndlr).
Pouvez-vous préciser pourquoi vous trouvez importante la notion de "logique de conflit" ?
C'est le deuxième élément intéressant et novateur du rapport : il parle "d'affrontement économique" et utilise même l'expression de "guerre économique". Je pense qu'on n'a pas encore assez dit et répété que l'après Guerre Froide, c'est la fin de Clausewitz : c'est-à-dire que nous ne sommes plus aujourd'hui dans "la guerre, continuation de la politique par d'autres moyens" mais, à l'inverse, dans une autre formule, qui veut que la guerre ce n'est plus la guerre militaire mais la perpétuation de la guerre par d'autres moyens. Alors, les principaux rapports de force se situent dans tout ce qui est informationnel, tout ce qui est lié aux opinions publiques et tout ce qui est lié aux enjeux économiques et tehcnologiques.
Entre la volonté des Etats-Unis de contrôler les flux privés d'informations mondiaux et la destruction de régiments de la Garde Républicaine irakienne, vous avez bien compris que le plus important est dans le contrôle pérenne des flux informationnels privés, plutôt que dans la destruction ponctuelle de quelques régiments blindés irakiens. Et pourtant, ce différentiel-là n'est pas exprimé dans les médias.
Le terme de "cohésion sociale" figure dans le titre du rapport Carayon. Les opérations d'intoxication médiatique et de manipulation de l'opinion publique sont-elles à l'ordre du jour ? Pourquoi n'observe-t'on pas pour l'instant, face à des offensives américaines concertées qui touchent aux intérêts stratégiques comme le dossier OGM ou la brevetabilité du logiciel, d'efforts de "contre-intox'" officielle ?
Parce qu'il n'y a pas de stratégie. Il est évident que, l'Europe devenant autre chose qu'un marché de libre-échange, elle doit avoir une indépendance et une large maîtrise de l'initiative dans les industries et les technologies de l'information.
J'insiste : à ma connaissance, la France n'a pas défini de stratégie sur une question aussi vitale que "Faut-il oui ou non pour l'Europe une maîtrise des technologies de l'information ?" Je n'ai pas entendu un gouvernement émettre une stratégie sur ces questions. Ce qui explique pourquoi le patron de la DCSSI (Direction centrale de la sécurité des systèmes d'information, Ndlr), tout comme le SGDN (dont dépend la DCSSI, Ndlr), pilotent ça à vue et, enfin, pourquoi d'autres organismes n'ont pas de directives.
L'Europe coopère parfois dans des domaines stratégiques, ainsi du système Galileo, concurrent du GPS américain. Qu'est ce qui, selon vous, empêche l'émergence d'une stratégie plus générale ?
On voit qu'il y a des vents contraires : les Etats-Unis ne veulent pas d'une Europe puissante, c'est évident. Donc à partir de là qu'est-ce qu'on fait ? Bercer les opinions publiques en leur faisant croire que si l'on endort un peu les Américains, on va aller à pas menus, en catimini, vers "l'Europe Puissance", c'est prendre les gens pour des cons. Ce n'est pas vrai, ça ne se passera pas comme ça ! Donc, faire des gorges chaudes à propos de la mise en service de Galiléo, c'est oublier que les démonstrations militaires étaient si évidentes qu'on ne pouvait pas faire autrement. Mais sur les technologies de l'information et de la communication (TIC), le problème est beaucoup plus diffus, plus difficile à mettre en évidence... donc le truc passe.
Et c'est là qu'on prend les gens pour des cons : l'Europe ne peut pas exister sans maîtrise des TIC, c'est impossible. Et avoir la velléité de prétendre maitrîser les TIC c'est s'affronter à Microsoft et IBM, donc à la superpuissance américaine. Et l'Europe actuelle n'est absolument pas prête à le faire. Elle n'en a ni le courage, ni la détermination stratégique, au sens d'un noyau dur de gouvernements. Donc on laisse ça en friche, ce qui donne le n'importe quoi sur les brevets logiciels, le n'importe quoi sur la sécurité des systèmes d'information ou la disparition de mots à la mode du type "système de tiers de confiance" : on en parle, on en parle plus...
Il y a aussi le gros délire sur les systèmes de cryptographie : je vous renvoie à la sortie du général Desvignes (l'ancien chef du service central de la sécurité des systèmes d'information déplore qu'on ait focalisé le débat sur la cryptographie, au détriment d'autres problèmes de sécurité nationaux, Ndlr), je crois qu'il s'est bien exprimé là-dessus... Cet homme a eu le courage de parler. Bien sûr, en tant que militaire, il a dû attendre de ne plus être en activité pour le faire mais il l'a fait et c'est déja pas mal.
Sur ces thèmes, le problème ne vient pas des sociétés stratégiques comme Thalès ou EADS, mais de la France et de l'Europe. Et ça n'a rien à voir, contrairement à ce que peuvent croire tous ces cadres dynamiques : Thalès et EADS sont des éléments intermédiaires. Et la statégie globale, comme c'est le cas aux Etats-Unis, ce n'est pas à Thalès et EADS de la définir dans leur jeux de lobbying au sein de la Direction générale de l'armement ou dans d'autres milieux. C'est le politique français et européen qui doit imposer une ligne de conduite à à Thalès ou EADS.
Est-ce vous sentez qu'entre le rapport Martre et le rapport Carayon la classe politique française est devenue plus sensible aux problématiques d'intelligence et de "guerre économique" ?
Ce n'était pas le cas de Lionel Jospin, ça c'est clair. Mais il y a des gens qui y viennent. Entre Edith Cresson qui a tendu l'oreille à une époque et aujourd'hui des gens de droite qui commencent enfin à sortir de la bouillie Madelin et consorts (pro-libéralisme et favorable aux Etats-Unis, Ndlr), ça commence à évoluer... Je ne suis pas délibérement optimiste mais je dis qu'il y a aussi un contexte s'y prête admirablement bien : il y a trop de contradictions apparentes au sein du rapport "allié-adversaire" entre Europe et Etats-unis. Le renseignement russe, quant à lui, est à l'image du renseignement soviétique et continue à fonctionner comme tel, même si la Russie tend la main à la France pour se désencalver des Etats-Unis. On est dans un autre monde et on commence petit à petit à en mesurer les contours. On découvre vraiment aujourd'hui ce qu'est réellement l'après-Guerre froide.
Gabriel Pérat