Economie des drogues illicites et politique de puissance

En Asie, comme dans d’autres régions du monde d’ailleurs, la production et le trafic de drogues illicites peuvent être perçus comme alimentant les économies de guerre, que celles-ci soient de type civil ou international. Mais la perpétuation de certains conflits apparaît désormais comme procédant des économies des drogues illicites elles-mêmes. Nous pouvons en effet observer sur différentes scènes conflictuelles d’Asie que la drogue, du nerf de la guerre tend à en devenir l’enjeu. Ainsi, si le recours à l’économie des drogues illicites par certains mouvements de guérilla, ou par leurs chaperons impérialistes – français ou états-uniens –, s’est surtout déclaré dans le contexte de la guerre froide, nombre de mouvements armés issus directement ou indirectement de ces conflits ont ensuite développé l’économie des drogues illicites et ont fait des profits qu’ils pouvaient en tirer l’un de leurs objectifs principaux.
C’est donc à une véritable translation que l’on a pu assister au sein de certains conflits en Asie, les motivations politiques – indépendantistes ou autonomistes, mais aussi révolutionnaires – ayant souvent cédé la place à des motivations pécuniaires. C’est notamment à travers de tels phénomènes que l’économie des drogues illicites a pu prendre une place croissante dans le financement de certains conflits asiatiques et, surtout, dans leur pérennisation.

En Asie du Sud-Ouest, certains mécanismes similaires à ceux qui ont pu opérer dans la péninsule indochinoise ont très nettement contribué à l’émergence du Croissant d'Or, cet espace de production illicite d’opiacés qui s’étend, ou s’étendait, en Afghanistan, au Pakistan et en Iran. La guerre froide y a en effet joué un rôle primordial, la « menace communiste » y étant également avérée, propagée cette fois par l’Union soviétique et non par le Chine.
En Afghanistan, la CIA avait opté pour l’Islam en tant que vecteur de la résistance au communisme. La tactique de la guerre froide qui consistait en l’affrontement des deux blocs par acteurs interposés (proxy wars), y avait été reprise par la CIA selon les mêmes méthodes que celles qui avaient été employées au Laos avec les Hmong et la place notoire de l’opium dans le système.

La CIA avait choisi, à juste titre mais sans imaginer les conséquences à moyen et long terme d’une telle politique (terrorisme contre les Etats-Unis, narcotrafic), de tourner la guerre contre le communisme en guerre de religion, en jouant sur les incompatibilités majeures entre islam et communisme. La CIA organisait l’entraînement et l’approvisionnement en armes de la résistance et l’Arabie saoudite, entre autres, finançait l’opération.
Mais, outre le recours au vecteur de l’Islam dans la structuration et l’organisation de la résistance afghane, la CIA, qui, au Pakistan, se déchargeait sur l’ISI (les services secrets pakistanais) pour l’acheminement des armes et la distribution des ressources financières, tolérait de nouveau largement le rôle de la drogue dans le conflit.
A l’instar de celui qu’avait joué l’opium dans le conflit indochinois, où les responsabilités directes de la CIA étaient évidentes, dans le conflit afghan ce sont certains dirigeants de partis de la résistance qui étaient notoirement impliqués dans le narcotrafic.

Ainsi, à la tête du principal parti moudjahidin, Gulbudin Hekmatyar était très largement impliqué dans le trafic d’opium et d’héroïne et ce d’autant plus qu’il bénéficiait de ses liens avec l’ISI qui lui attribuait l’essentiel de l’aide militaire et financière fournie par la CIA, en même temps que l’utilisation des camions de l’armée pakistanaise pour transporter les opiacés.
Mais, quoi s’il en soit, c’est Sayed Ahmed Gaylani, chef du National Islamic Front (NIF) et également bénéficiaire des faveurs de la CIA et de l’ISI, qui était considéré par les Soviétiques comme étant le principal résistant narcotrafiquant.
Ainsi, en Asie du Sud-Ouest, sur l’un des principaux théâtres militaires de la guerre froide, l’affrontement des deux blocs par acteurs et pays interposés a profondément impliqué services secrets, covert operations, et guérillas, provoquant leurs compromissions respectives dans le narcotrafic. Les impératifs des opérations secrètes de la CIA y ont entraîné le recours à l’économie des drogues illicites d’une façon d’autant plus justifiée et justifiable que la guerre était menée contre le communisme, contre le Evil Empire dont Ronald Reagan parlait à propos de l’Union soviétique et qui constituait une « menace majeure pour la paix mondiale ».

En Afghanistan, toutefois, l’argent de la drogue n’a joué qu’un rôle mineur dans le financement de la résistance antisoviétique, même si certains partis de moudjahidin défavorisés par les critères d’attribution de l’aide émanant des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, ont dû avoir recours à divers trafics, dont ceux d’opium et de contrebande, pour supporter le coût de la guerre.
Le recours à l’économie de la drogue, notamment le développement de la production d’opium, s’est surtout fait après le retrait des Soviétiques, en 1989, et surtout après l’arrêt des aides financières et militaires des Etats-Unis qui, dans le contexte d’un conflit qui n’était désormais plus international, mais civil et à forte dimension transnationale (à travers les ingérences et soutiens du Pakistan, de l’Iran, de l’Arabie saoudite…), mettait en péril nombre de partis de moudjahidin et de commandants locaux qui se disputaient désormais le pouvoir.

C’est dans le processus de fragmentation politique qui a caractérisé l’Afghanistan entre le retrait des Soviétiques et l’irruption des taliban que l’économie des opiacés s’y est particulièrement développée, ses revenus alimentant alors d’autant plus l’effort de guerre de nombreux commandants locaux que l’appât du gain motivait leur poursuite du conflit.
L’apparition subite des taliban sur la scène afghane en 1994 a ensuite inauguré une nouvelle ère du développement de la production d’opium en Afghanistan, la récolte de 1999 ayant battu tous les records (4500 tonnes). Là encore, si les taliban ont certes toléré une telle production, sans l’avoir forcément planifiée, c’est le contexte conflictuel du pays, avec ses rapports de forces et ses relations de pouvoir complexes qui en ont permis le développement.

En effet, jusqu’à la fin de leur règne, les taliban furent confrontés au problème délicat de l’équilibre entre les facteurs géopolitiques internes et externes auxquels l’Afghanistan était soumis, le soutien des Afghans, très majoritairement paysans et particulièrement démunis, primant jusqu’en 2000 sur le besoin, également vital pour le régime, de sa reconnaissance internationale, celle-ci étant suspendue à l’éradication du pavot mais aussi à l’amélioration des droits de l’homme et surtout de la femme.
En juillet 2000 le mollah Omar, chef suprême des taliban, décréta, par un édit religieux, l’interdiction formelle de produire de l’opium et provoqua ainsi la plus forte et la plus rapide baisse jamais observée dans le pays comme ailleurs, lors de la récolte de 2001.
La viabilité d’une telle expérience ne put toutefois être vérifiée puisque les taliban perdirent leur dernière bataille contre les forces de la coalition antiterroriste qui obtinrent leur reddition début décembre 2001.
En 2002, la récolte d’opium atteint un niveau comparable à celui de 2000 en Afghanistan et la situation politico-territoriale actuelle, avec la menace du renouveau d’un processus de fragmentation politique et de la forte instabilité qui l’accompagnerait, ne laisse pas présager de réduction drastique de la production dans les prochaines années alors même que les attaques et attentats qui minent désormais la reconstruction politique et matérielle de l’Afghanistan semblent être en partie financés par l’économie des drogues illicites.

Pierre-Arnaud Chouvy
CNRS – PRODIG
www.geopium.org

Pierre-Arnaud CHOUVY est géographe, chargé de recherche au CNRS et membre de l’Observatoire géopolitique de la criminalité internationale (www.ogci.org). Ses recherches portent sur les territoires en crise d'Asie et les activités illicites qui y ont cours. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d'Or et du Croissant d’Or, aux éditions Olizane (Genève, 2002). Il produit Geopium, Géographie et Opium : http://www.geopium.org