Les limites de la politique extérieure de l'Union Européenne

LE HAUT REPRESENTANT ET LE COMMISSAIRE AUX RELATIONS EXTERIEURES
L'une des remarques, voire des critiques, récurrentes émises lors des travaux de la Convention sur l'Avenir de l'Europe est le manque de lisibilité, de visibilité de l'UE sur la scène internationale. En effet, le poste qui serait celui de Ministre des affaires étrangères de l'UE est réparti en plusieurs fonctions, qui, sans compter l'aide au développement et la coopération sont principalement le Haut Représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune, HR ou Monsieur Pesc et le commissaire aux relations extérieures ou Commissaire Relex.Il est évident que chacun d'eux a ses propres prérogatives, ses missions, son statut, sa légitimité politique…
C'est précisément l'objet de cette étude que de définir et de délimiter ces deux fonctions.

Considérations de personne

Le commissaire Relex, Monsieur Chris PATTEN est un britannique âgé de la soixantaine. Sa formation est prestigieuse puisqu'il étudie à Oxford et à Coolidge aux USA, il est spécialisé en histoire moderne. Mais il n'exercera pratiquement pas puisqu'il entre très tôt au parti conservateur. Il peut donc avant tout être défini comme un homme politique, un homme de parti, qui a choisi de faire carrière dans la politique. Il accède dès 1970 au Cabinet Office en tant que conseiller politique, puis en 1972 au ministère de l'Intérieur; en 1979, il est élu député et conservera son siège 14 ans durant. Parallèlement, il accède au rang de Secrétaire d'état en 1983, de ministre adjoint en 1985 et enfin de ministre de la coopération en 1986 et de l'environnement en 1989; il devient également le président du parti conservateur. Au niveau de l'International, il est président d'une commission pour l'Irlande du Nord entre 1998 et 1999 et Gouverneur de Hong-Kong de 1992 à 1997. Bien sûr, il est surtout connu à l'extérieur du Royaume-Uni pour être depuis Septembre 1999, Commissaire européen, en charge des Relations extérieures.

Quant au Haut Représentant, Monsieur Solana, c'est un espagnol madrilène du même âge. Il a également étudié aux USA mais la Physique. Il possède un doctorat et est donc avant tout un universitaire, il enseigne à l'université de Madrid et est à l'origine de plusieurs publications spécialisées. Lui aussi entre assez tôt en politique, mais du côté du parti socialiste qu'il rejoint dès 1964. Il est lui aussi parlementaire dès 1977, puis accède à différentes fonctions au sein de cabinets ministériels entre 1982 et 1995 et est simultanément porte-parole du gouvernement. Sa dernière affectation est la plus importante puisque de 1992 à 1995, il est au cabinet du ministre du Ministre des affaires étrangères. Cette fonction lui sert de tremplin pour être nommé en Décembre 1995 Secrétaire Général de l'OTAN jusqu'en octobre 1999. Il enchaîne cette fonction immédiatement avec celle de Secrétaire Général du Conseil, donc de Haut représentant pour la Pesc, ce qui, par logique institutionnelle, est cumulé avec la fonction de Secrétaire Général de l'UEO.
C'est donc lui aussi un professionnel de la politique, dont la carrière a véritablement été accélérée par sa nomination à la tête de l'OTAN; poste qui lui sera reproché par certains qui le voient plus comme un atlantiste que comme un européiste , favorisant les intérêts de l'Alliance encore aujourd'hui.

Donc, nous pouvons affirmer que ces deux hommes ont à la fois des points communs et des divergences. Ils sont tous les deux de formation de base universitaire, sont entrés tôt en politique, ont été élus au parlement, ont eu des responsabilités au niveau national. Ils ont le même âge, sont tous deux mariés et pères de famille.

Toutefois, M. Patten fait plus figure d'intellectuel, ses compétences ne sont pas techniques comme M. Solana, spécialisé dans la physique des matériaux solides, mais en histoire moderne; compétences dont il fera profiter son parti. Il a publié divers ouvrages sur son parti ou sur la relation Est- Ouest. Il est surtout d'avantage un homme de parti que M. Solana
La principale différence reste leur divergence politique, l'un est conservateur, l'autre socialiste; cet aspect est souvent négligé lorsque les médias relatent un voyage commun et ne voient en eux que le représentant du domaine communautaire et le représentant du domaine inter-gouvernemental.

Cette différence ne doit toutefois pas être négligée.

Considérations institutionnelles

La différence tient surtout dans leurs rôles de représentation; en effet, M. Solana représente le pilier intergouvernemental, plus précisément le deuxième pilier, c'est-à-dire qu'il est une émanation du Conseil, l'instance qui réunit tous les dirigeants des Etats et où les décisions se prennent principalement à l'unanimité. Le HR est donc le représentant des Etats et non de l'Union en tant que telle.
Tel n'est pas le cas de M. Patten qui représente la Commission, un organe intégré, du premier pilier, où chaque commissaire représente un dossier et non un Etat, d'où les conflits récurrents entre M. Lamy et la France par exemple. Il représente donc l'Union en tant qu'organe et non un des Etats qui la composent. Il est donc moins soumis à l'obligation de tenir compte des sensibilités nationales.

Conséquences juridiques

Nos deux protagonistes ne remplissent donc pas les mêmes fonctions et ne jouissent pas de la même légitimité.
Le HR est nommé par le Conseil, il jouit d'une compétence générale; il est aussi Secrétaire de l'UEO mais sa compétence est toutefois limitée car il ne fait que contribuer à l'élaboration, à la mise en œuvre des décisions de l'Union, il ne peut conduire le dialogue politique de l'Union qu'à la demande de la présidence et au nom du Conseil. Son autonomie est donc réduite.
C'est l'article 151 du TCE qui instaure un Secrétariat général pour le Conseil, il est le fruit d'une proposition franco-allemande de 1971. Cependant, l'idée en effraie plus d'un qui craint pour la nature intergouvernementale du Conseil. Puis, se développe au sein de ce secrétariat l'unité Pesc, qui, selon l'attitude des Etats au moment de leur présidence, voit ses prérogatives élargies par la pratique.
Mais cette permanence dans la structure n'est encore qu'administrative et non politique, d'où la proposition de la France dès novembre 1995 d'instaurer un Monsieur Pesc qui voit le jour avec les articles 18.3 et 26 du Traité d'Amsterdam.
Cette fonction est le résultat de difficiles compromis entre les tenants de l'orthodoxie communautaire et les pilaristes.
Quant à la personnalité du HR, certains auraient souhaité que la fonction soit exercée par un membre de la Commission, notamment son vice-président. Mais cette proposition ne convainquit pas ceux qui voulaient que la fonction reste dans le Conseil ; la position de l'Allemagne peut s'expliquer par le SG d'alors, M. Trumpf.
Le choix entre une personnalité politique et un haut fonctionnaire s'est aussi posé. Il s'agit de savoir si l'on veut, comme les Britanniques, un personnage falot, docile mais dont le rôle aurait été insignifiant ou un homme de poigne, visible sur la scène internationale mais donc potentiellement en conflit avec un des quinze.
La question de l'étendue de ses pouvoirs a aussi fait couler beaucoup d'encre car fallait-il qu'il soit nommé par le Conseil européen ou responsable devant le Conseil des ministres, sa légitimité en dépend; faut-il qu'il ait une compétence générale ou qu'il agisse sur la base de mandats spéciaux, doit-il être secrétaire général de l'UEO, pourrait-il assister aux réunions de la Commission relatives à la Pesc ?...
Tout laisse à penser qu'à l'origine, le maximum de précautions a été pris pour encadrer le HR. Comme souvent en politique, le prestige du poste dépend de la personnalité et du charisme de celui qui l'occupe…
D'autres facteurs viennent limiter le rôle de M. Solana, c'est notamment la multiplication des représentants spéciaux. Pratique née du conflit yougoslave officialisée avec l'article 18.5, ils sont nommés par le Conseil. Or, ils ont été de plus en plus nombreux et pour des missions de plus en plus loin (région des grands lacs, Proche orient….), mais surtout, ils ont parfois comme à Chypre, changé à chaque présidence, ce qui leur a conféré une image politique et non plus de spécialiste et a donc nui à l'effort de continuité du Conseil et donc indirectement de son Secrétaire général.
De plus, si l'on rajoute à cela les groupes de contact ad hoc et les instances de négociation ad hoc, cela limite encore plus le rôle central du HR.

A l'inverse, la Commission, et à travers elle le commissaire Relex, est pleinement associé aux travaux dans le domaine de la pesc, la Commission peut saisir le Conseil de toute question relevant de la pesc et lui soumettre des propositions. (art. j8 et j9 du TUE). Ces pouvoirs innovent par rapport à l'Acte unique puisque celui-ci réservait aux seuls Etats des prérogatives en matière de sécurité.
De plus, la Commission a des compétences extérieures importantes en matière de politique commerciale commune (art.113 TCE), de négociations des accords internationaux (art.228) et d'associations (art.238) lui permettant ainsi de conclure avec le Pacte andin, le l'ANSEA, les ACP…et d'être présente dans différentes organisations internationales (OCDE, FAO, G8, Assemblée Générale des Nations Unies…)
Surtout, de par sa maîtrise de l'exécution budgétaire, la Commission contrôle les fonds affectés à l'action extérieure et dispose, à l'inverse du Conseil, d'une plus grande marge de manœuvre.
Aussi, la Commission dispose d'une réelle influence diplomatique, plus de 150 missions sont accréditées auprès d'elle et elle a établi 110 représentations et missions à l'étranger comptant 600 fonctionnaires et 1500 agents locaux.
Notons que, déjà de facto, la Commission agissait dans le domaine des relations extérieures par le biais des sanctions économiques (Afrique du sud, Libye, Irak, Haïti…)
Souvent, le Conseil est placé devant le fait accompli et se contente d'avaliser la décision de la Commission a posteriori, comme ce fut le cas lorsqu'elle interdit les importations de produits du Soudan ou qu'elle cessa l'assistance avec le Rwanda.
Sur quelques questions, des divergences de vue virent le jour notamment au sujet du Moyen Orient, de l'Ukraine ou du Rwanda où la Commission s'est opposée à l'utilisation par le Conseil de fonds communautaires.
Par ailleurs, le Conseil peut arrêter des positions communes, or, selon l'article j.22, les Etats veillent à assurer la conformité de leurs politiques nationales avec les positions communes, ce qui a permis à la Commission d'exciper de cet article et de juger qu'elle n'était pas tenue de se conformer aux positions communes du Conseil.
Un mode d'emploi en 1995 fut même élaboré pour bien délimiter le rôle du Conseil face à la Commission.
Par ailleurs, l'affectation d'un commissaire à ces questions n'a pas été sans créer des rivalités et des conflits au sein même de la Commission comme l'a illustré le commissaire Van der Broeck.

Le Traité d'Amsterdam, en son article 14.4, permet tout de même au Conseil de demander à la Commission de lui présenter des propositions, incitant ainsi à plus de collaboration.

L'Europe, quel numéro ?

Aujourd'hui, l'Union doit parler d'une seule voix et éviter les affres de la cohabitation en France sur la scène internationale. Elle doit aussi afficher plus de lisibilité et permettre de répondre à l'interrogation de M. Kissinger. C'est pour cela, que se développent des relations courtoises entre les deux hommes qui n'hésitent pas à faire des déclarations pour vanter les mérites et les qualités de l'autre et qui tentent tant bien que mal d'harmoniser leurs positions.
La majorité des voyages officiels se fait désormais à deux et MM. Patten et Solana voyagent main dans la main et se livrent à l'exercice difficile des déclarations conjointes où l'imprécision diplomatique est de mise.

Tant et si bien que demain, une harmonisation plus poussée, voire une fusion est prévue.

L'Europe, quel avenir ?...

Déjà, il semble que la pratique ait admis désormais que la Troïka comprenne non seulement les trois présidences, mais aussi le Commissaire Relex et le HR selon une interprétation extensive de l'article 18.
Surtout, il est intéressant de se pencher sur les travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe afin de prévoir quel sort les conventionnaires réservent à ces deux fonctions.
Le consensus s'oriente donc vers la fusion des deux postes, même si l'on trouve encore les mêmes critiques de part et d'autre, chacun refusant que son pilier ne soit pollué par les méthodes de l'autre.
Mais les conventionnaires ont opté pour un Représentant européen pour les affaires extérieures qui assumerait donc les fonctions combinées de Commissaire Relex et de HR, il serait nommé par le Conseil à la majorité qualifiée, avec l'approbation du président de la Commission et du Parlement européen. Il aurait des mandats directs du Conseil devant qui il serait responsable, il aurait un droit d'initiative mais n'aurait pas droit de vote au Conseil. Surtout, il serait membre de la Commission, son vice-président.
Il serait amené à remplacer la Troïka à l'extérieur et présiderait la formation action extérieure du Conseil.
Mais les autres options reflètent l'état d'esprit des autres Etats :
Il pourrait continuer à y avoir deux fonctions mais leur collaboration serait renforcée;le HR aurait un droit d'initiative, il pourrait participer aux réunions de la Commission concernant la Pesc où il aurait un statut d'observateur, il ne serait plus secrétaire général du Conseil pour se concentrer sur la Pesc et il présiderait la formation action extérieure du Conseil.
La seconde option, à l'extrême inverse, est la fusion complète du HR au sein de la Commission, la méthode communautaire serait introduite dans le 2eme pilier.
Une autre option aurait consisté à créer un Ministre des affaires étrangères de l'Union, placé sous l'autorité directe du président du Conseil européen et combinant les fonctions de HR et de Commissaire Relex.
On aurait également pu envisager la fusion non pas des postes mais de ses titulaires en prévoyant que le nouveau titulaire ait une double casquette.

Finalement qu'importe l'option choisie car, comme on l'a vu, le texte est souvent contourné et dépassé par une pratique extérieure à celui-ci et qui tient lieu de coutume contraignante; de plus, souvent la description d'un poste ne résiste pas à la forte personnalité de son titulaire qui crée une nouvelle fonction et qui fait jurisprudence.
Mais si tout oppose ces deux hommes, le socialiste espagnol, d'origine modeste, représentant des Etats et le conservateur britannique, homme mondain, représentant de l'Union intégrée, tous deux ont compris que l'Europe ne pouvait se permettre aujourd'hui le luxe de divergences internes, de rivalités politiques voire politiciennes, et que l'image de l'Union ne pouvait que pâtir des dissensions comme l'a montré le conflit en Irak. C'est bon gré mal gré que les deux hommes parlent d'une seule voix par nécessité, tout en sachant que dès 2004, ils auront à faire face à une nouvelle Europe, une nouvelle majorité, de nouvelles institutions, de nouveaux membres et ils (eux et leurs successeurs) devront alors reconstruire sur de nouvelles bases le fragile équilibre qui s'était instauré.

Jonathan Cohen