L'été se termine mais il reste encore quelques jours pour se mettre dans l’ambiance d’une rentrée particulière. Deux ouvrages fondamentaux sont sortis en 2003 sur les coulisses de la guerre froide. Le premier traite d’un sujet jusqu’alors inédit : les opérations diligentées par les services secrets américains afin de contenir l’influence soviétique dans les milieux culturels occidentaux. Le second est rédigé par un américain pas particulièrement pro-français qui revient sur le parcours du chef militaire du Vietnam communiste, le général Giap. Pour des raisons différentes, il faut lire ces écrits avec une certaine prudence mais leur contenu est un miroir déformant très enrichissant sur les prémisses des conflits informationnels présents et à venir.
Rédigé par Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse, la CIA et la guerre froide culturelle, est sorti aux éditions Denoël. Cet ouvrage, très bien documenté, met à nu le système complexe de structures de contre-influence, financés par le biais des fondations américaines et orchestré par la Central Intelligence Agency dès sa création à la fin des années 50. « Sans être contestée, sans être détectée, pendant plus de 20 ans, l’institution d’espionnage américaine anima un front culturel complexe et richement financé à l’Ouest, pour l’Ouest, au nom de la liberté d’expression ». Selon ses propres termes, la guerre froide est d’abord une bataille pour conquérir l’esprit des hommes, dans la mesure où l’affrontement militaire direct devient quasiment impossible à cause du risque de destruction nucléaire réciproque. On y découvre notamment le rôle de la Division des organisations internationales (IOD), branche de la CIA dirigée par Tom Braden qui approuve en 1951 la création du Congrés pour la liberté et la culture. Fondée en partie par des anciens du Komintern écoeurés par les crimes de Staline, cette ONG avant l’heure se battait sur tous les fronts culturels : essais littéraires, revues, articles, colloques, jusqu’au soutien d’orchestres prestigieux. Les britanniques suivent l’exemple américain en créant en 1948 le département de recherche et de renseignements (Information Research Department). Ils n’hésitèrent pas à acquérir 50 000 exemplaires du best seller Le Zéro et l’infini d’Arthur Koetler, qui joua un rôle très actif dans cette démarche contre les manipulations soviétiques de l’intelligentsia occidentale. L’auteur cite à ce propos des chiffres qui se passent de commentaires : « la CIA était financièrement impliquée dans presque la moitié des subventions accordée par ces 167 fondations dans le domaine des acitivités internatioanles pendant la même période ».
Nous étions, rappelons-le avant l’ère de la société de l’information et d’internet. Et l’auteur d’avancer page 254 que « le New York Times affirma en 1977 que la CIA était intervenue dans la publication d’au moins un millier de livres. Mais celui-ci ne se contente pas de décrire le système, il s’arrête aussi longuement sur ses limites. La chasse aux sorcières du sénateur Joseph McCarthy, l’exécution du couple Rosenberg, les contre-coups de la guerre du Vietnam limitèrent la résonance de cette machine de propagande culturelle obligée de ramer dans le mauvais sens pour rester en harmonie avec son propre camp idéologique. Au-delà des inévitables polémiques, il faut garder à l’esprit cette vision surprenante de l’implication d’un service de renseignement dans les confrontations culturelles. La guerre froide est finie mais d’autres affrontements ont vu le jour ici et là. Les leçons tirées de la lecture d’un tel ouvrage sont à mettre en perspective avec les nouvelles stratégies informationnelles qui prévalent aujourd’hui dans les enjeux de la mondialisation. Le grand mérite de l’auteur est de nous révéler un autre visage du monde du renseignement qui n’est pas sans résultat sur le cours de l’Histoire.
Le deuxième ouvrage est de Cecil B. Currey et met en relief le talent de Vo Nguyen Giap, dans La victoire à tout prix, paru aux éditions Phébus, collection de facto, en 2003. Passons sur les relents anti-français d’un auteur qui est en phase avec l’ambiance actuelle qui prévaut aux Etats-Unis depuis la guerre en Irak. L’histoire de Giap, c’est à la fois une guerre anti-coloniale menée à partir des principes de Sun Tsi et de Mao Ze Dong, c’est aussi une guerre politique contre les tendances prochinoises qui existent au sein de son mouvement, c’est enfin une guerre de l’information qui aborde tous les registres du genre : diplomatie parallèle, évangélisation des populations d’Indochine, opinion publique internationale, propagande directe et indirecte, utilisation maximale des contradictions de l’ennemi, habile utilisation des rivalités soviéto-chinoises et apport décisif de la logistique militaire et économique du Bloc communiste (120 000 travailleurs chinois réparaient quotidiennement les dégâts provoqués par les bombardements américains sur le Nord-Vietnam à la fin des années 1960.
Dans tout destin, il y a la chance. Lorsque les français aux ordres du général Valluy lancèrent une opération d’envergure sur le quartier général du Viet minh en 1946, Giap et Hô Chi Minh trouvèrent leur salut en se cachant plusieurs heures dos à dos dans un trou à peine « assez grand pour les deux hommes ». Les soldats français passèrent à quelques mètres d’eux sans leur mettre la main dessus. Admirateur de Napoléon, Giap était à l’origine un petit lettré formé par les Français avec le soutien d’un certain Louis Marty, directeur des affaires politiques de la sécurité française en Indochine. Il n’avait aucune connaissance militaire particulière. Comment cet individu est-il devenu un stratège, c’est tout l’intérêt du livre. Mais en parcourant son histoire, on découvre l’ampleur de l’aide américaine dans l’émergence militaire du Viet Minh. Avant 1949, l’allié américain était plus important pour Giap que les futurs alliés communistes chinois puis russes. Sans eux, le Viet Minh aurait été incapable de déployer une force militaire opérationnelle avant la victoire de l’armée rouge contre les troupes nationalistes de Tchang Kaï-Chek.
C’est ce que confirme Frances Stonor Saunders dans sa conclusion du premier ouvrage, en citant le passage de Doug Henwood (Spook in blue, Grand Street, vol7/3 publié au printemps 1998) : « Au nom de quoi, ? interroge un critique. Pas du civisme mais de l’empire. »