Stratégie d'influence américaines dans les normes comptables

Vous êtes pour l’US Gaap ou l’IAS, pour la juste valeur ou la certification ? Pas de réponse ? C’est normal: issus du monde comptable, ces termes rebutent les non-initiés à la finance. C’est dommage aussi: avant d’être affaire de spécialistes, la comptabilité reflète les conceptions économiques d’un peuple.
D’où la lutte acharnée entre les Etats-Unis et l’Europe, favorable à l’émergence d’une normalisation comptable internationale*. Schématiquement, la comptabilité américaine mesure la valeur d’une entreprise dans l’optique de sa cession, alors que l’européenne en vérifie la capacité à tenir ses engagements et à maintenir son exploitation. D’un côté, prévaut le souci de l’actionnaire, de l’autre celui de l’entreprise et de ses créanciers…
L’enjeu est de taille. Il porte sur l’accès au marché, très internationalisé, des capitaux. Pour séduire les investisseurs qui leur donneront l’argent nécessaire à leur développement, les entreprises doivent leur présenter des comptes lisibles et comparables d’un pays à l’autre. Aujourd’hui, elles peuvent vagabonder entre trois référentiels. Ainsi, Schneider Electric a utilisé les normes françaises jusqu’en 1988, internationales de 1989 à 1993 (normes IAS), puis de nouveau françaises avant d’adopter, en 1995, une présentation des comptes à l’américaine (US Gaap).
Les normes IAS sont élaborées par l’IASC ou International Accounting Standards Committee. Basé à Londres, cet organisme indépendant fut créé en 1973 par des comptables de tous pays. Sa légitimité fut renforcée en 1995, lorsque les marchés boursiers reconnurent ses normes, puis en 2000 lorsque l’Union européenne décida de les faire adopter par les entreprises cotées à partir du 1er janvier 2005.
Les Etats européens firent là preuve d’intelligence en abandonnant leur souveraineté comptable au profit d’un standard mondial opposable à celui des Etats-Unis. Ces derniers ont vite réagi. A la fin de 1999, confrontés au refus des grands cabinets d’audit de faire le jeu de leurs normes, ils ont tenté, sans succès, de prendre le contrôle de l’IASC. Pour mieux leur résister, l’IASC s’est scindé en 2001 entre un « board of trustees » (soit 6 Européens, 6 Nord-américains, 3 Asiatiques et 3 divers autres) en charge de son financement, et un « board », dit IASB, en charge de l’élaboration de normes internationales et présidé par Sir David Tweedle (assisté de 5 Nord-Américains, 3 Anglais, 1 Allemand, 1 Français, 1 Suisse, 1 Japonais et 1 Sud-africain). Dans les faits cependant, les normes de l’IASB s’inspirent de la doctrine nord-américaine, à la fois tatillonne et prospective, surtout dans le traitement des fusions et l’évaluation des bilans. Un exemple ? l’IASB préconise l’adoption de la « fair value » américaine, par laquelle l’entreprise et l’auditeur donnent leur opinion sur les comptes. En Europe continentale et, dans une moindre mesure, au Royaume-uni, les entreprises publient des comptes certifiés par les auditeurs dans le cadre d’une loi. Cela évite à la fois les dérives type Enron ou WorldCom et une trop forte variation dans l’estimation des bilans.
Comme par hasard, les plus opposés à cette nouvelle norme sont les assureurs et les banquiers. Autrement dit, les agents économiques qui collectent l’argent et, par leurs placements, irriguent le tissu économique d’un pays. La fédération bancaire européenne vient de prendre publiquement position contre ces normes, les assureurs agissant isolément, par le biais de leurs organismes nationaux de contrôle. Mais Sir Tweedle, pressé par l’échéance de 2005 et par les représentants des autres Etats que l’Union européenne, bute sur ses positions.
Si, d’ici l’automne, l’Europe n’est pas entendue, elle sera confrontée à un choix douloureux. Soit elle s’impose des normes IAS contraires à sa pratique des affaires, soit elle fait marche arrière et laisse place nette aux normes américaines. Dans le même temps, elle doit contrer une autre offensive américaine. Par le biais de la loi Sarbanes-Oxley sur la transparences des comptes, les Etats-Unis obligent en effet les cabinets d’audit à fournir des renseignements sur les filiales européennes de groupes cotés aux Etats-Unis, en contradiction avec les lois européennes sur le secret professionnel.

(*dès janvier 2001, l’Ecole de Paris du management tenait un séminaire sur « La comptabilité et la guerre économique »).

Marie LAFOURCADE