Le gouvernement américain cherche par tous les moyens possibles à contrôler les télécommunications au Moyen Orient. La raison ? Le contrôle de l’information, l’or noir du XXIème siècle.
Le 27 mars 2003, le parlementaire de Californie, Darrell Issa, introduisait au Congrès américain, une proposition de législation (HR 1441) demandant aux forces armées américaines dans le Golfe de privilégier une technologie américaine, le CDMA de l’américain Qualcomm, sur la norme GSM, d’origine européenne. « Du fait d’une planification défaillante, le gouvernement américain va bientôt donner les dollars du contribuable américain à des équipementiers français, allemands et européens », souligne le parlementaire, rappelant que les plans du Pentagone prévoient aujourd’hui l’installation de réseaux GSM. Si Qualcomm (situé dans la circonscription du parlementaire) applaudit des deux mains, les réactions ont été plutôt fraîches chez les autres équipementiers et opérateurs US, eux aussi impliqués dans le GSMMalgré son caractère indécent, alors que la guerre fait rage sur le sol irakien, l’activisme des entreprises américaines qu’illustre parfaitement cette affaire a au moins un mérite : il éclaire d’un jour nouveau une réalité finalement assez méconnue : le gouvernement américain cherche par tous les moyens possibles à contrôler les réseaux de télécommunications du Moyen-Orient. Comme toujours, la motivation économique, même réelle, n’est pas la seule. La raison de cet acharnement est d’ordre stratégique. Après le pétrole, l’information est devenue le nouvel or noir du XXIème siècle. Et pour contrôler cette manne, il s’agit de contrôler les « tuyaux » et infrastructures qu’elle utilise. Peu importe finalement la technologie utilisée, ce qui compte c’est que les réseaux soient déployés et administrés par des équipementiers et opérateurs américains. Pour le plus grand bénéfice de la communauté du renseignement.
Le constat est simple : en Irak, malgré tous les moyens déployés, les forces US ne sont parvenues ni à détruire, ni à pénétrer les réseaux de télécommunications. Les rares qui existent ont en effet été construits par des sociétés françaises ou chinoises (souvent grâce à des transferts de technologie américains). Le seul réseau GSM (Kurdtel) qui n’a pas été interdit en vertu de l’embargo a ainsi été déployé par une entreprise chinoise au Kurdistan autonome. On comprend alors l’intérêt que représente des réseaux déployés et contrôlés par les Américains. Darrell Issa nous explique naïvement : « si les travailleurs américains expatriés en Irak sont équipés avec les portables CDMA qui sont équipés d’un GPS (contrairement aux GSM), les travailleurs américains expatriés en Irak pourront être immédiatement localisés en cas d’attaque terroriste ou de kidnapping. Finalement, parce que les systèmes CDMA sont conformes à la loi CALEA (1), ce système fournira tous les accès nécessaires pour le maintien de l’ordre (« Law Enforcement ») dans l’Irak d’après-guerre. »
Nouvel Echelon ?
L’objectif est clair : contrôler les communications du pays en appliquant les mêmes dispositions légales qu’aux Etats-Unis. Quand au GPS embarqué dans chaque terminal, il permettra de localiser n’importe quel utilisateur sur le territoire. Si seulement Saddam était équipé d’un portable CDMA… On se souvient du sort réservé par les forces russes au Tchéchène Doudaiev qui avait eu le malheur d’utiliser un téléphone satellite, lui aussi équipé d’un GPS. Pendant que l’Union Européenne tergiverse sur Echelon et… découvre des bretelles au sein du Conseil des ministres, un nouvel Echelon, plus discret mais sûrement beaucoup plus efficace se met ainsi en place. Avec une logique imparable : il sert non seulement les intérêts économiques américains, mais également les préoccupations sécuritaires de l’équipe au pouvoir. D’ailleurs les industriels américains ont-ils le choix ? Malgré des années de lutte contre la loi CALEA aux Etats-Unis, ils se sont vus contraindre, 11 septembre oblige, de respecter le diktat de l’Administration et de travailler main dans la main avec les organismes officiels, tant dans le cadre de programmes de protection des infrastructures critiques et que dans celui de programmes de R&D et de certification. Rappelons que la NSA jouit d’un redoutable privilège : elle certifie les équipements qui seront utilisés par les réseaux qu’elle est chargée de surveiller. Les marchés, notamment à l’export, sont à ce prix.
Bloqués pendant des années par l’embargo qui frappait l’Irak, les industriels se ruent aujourd’hui à l’assaut du pays. Avec l’aide « intéressée » du Département de la Défense. La Defense Information Systems Agency (DISA), l’agence en charge de ces questions au Pentagone, a affirmé avoir déjà contracté avec des industriels pour les futures infrastructures télécom de l’Irak. Elle a refusé de donner des noms. Après avoir obtenu les marchés koweitiens et afghans, le géant WorldCom est sur la brèche. Sa porte-parole, Natasha Hausbold a déjà indiqué que sa société avait été pressentie dans le cadre du programme « Future of Iraq project » du Département d’Etat : « [Worldcom] travaille étroitement avec le gouvernement pour discuter des besoins actuels et futurs » (2). Toujours en Afghanistan, c’est également une société américaine, TSI de New York, qui déploie un réseau GSM.
Liens incestueux
C’est un fait avéré : les liens entre industriels des télécoms et l’Administration Bush sont étroits. Presque autant que les liens du Président avec l’Industrie pétrolière. Le National Security Telecommunications Advisory Board (créé par le Président Reagan en 1982) regroupe plus d’une trentaine de représentants des plus grands opérateurs et équipementiers de réseaux de communication parmi lesquels Motorola, AT&T, Cisco, Sprint… Son rôle : conseiller le président en matière de sécurité nationale et de technologies. Et les programmes destinés à assister les industriels des télécoms dans leurs conquêtes de marché à l’export sont légion : l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC), une agence (créée en 1971) chargée de la couverture du risque politique (« risque pays ») et de l’octroi de prêts s’en est même fait une spécialité. Dans un prospectus spécial édité pour le secteur des télécoms, on y apprend que 111 projets de télécommunication dans 37 pays ont été soutenus depuis la création de l’organisme. « Les Etats-Unis sont le leader global des technologies et services de télécommunications et l’OPIC, une petite agence fédérale, dispose d’un positionnement unique pour soutenir ce rôle mondialement », explique un membre de l’OPIC dans une revue de la puissante Télécommunications Industries Associations.
La démission, le 28 mars 2003, de Richard Perle, qui était à la tête du puissant Defense Advisory Board du Pentagone illustre les dérapages engendrés par une telle proximité : Perle assurait le lobbying de Global Crossing, spécialiste des réseaux optiques, en difficulté financière, qui cherchait à se faire racheter par des investisseurs de Hong Kong et de Singapour. Une transaction à laquelle s’opposent le FBI et le Pentagone qui comptent parmi les utilisateurs des réseaux de la société. Quand contrôle des télécommunications rime avec sécurité nationale.
(1) [Communications Assistance for Law Enforcement Act]. Cette loi impose aux opérateurs l’installation de système de surveillance de type Carnivore. Un bureau du FBI est spécialement chargé de son application.
(2) http://www.computerworld.com/securitytopics/security/recovery/story/0,10801,79605,00.html
(3) http://www.opic.gov/pdf/publications/TelcomFlyer.pdf
Des pionniers de la Competitive intelligence
Cet arsenal de guerre économique ne serait pas complet si les industriels ne disposaient pas eux même de capacités de « competitive intelligence » redoutables. « La première étape de notre stratégie est d’écrire les règles du jeu de façon honorable et juste, de manière que chacun ait une chance de bénéficier d’un environnement prévisible. Notre compagnie a débuté des industries. Nous avons aidé à écrire des standards. Nous avons aidé à rédiger des lois d’encadrement du commerce. Nous avons soutenu des politiques d’influence. Nous avons aidé les pays où nous étions à rédiger leurs lois… », affirmait(*) l’un des pionniers de l’Intelligence Economique à l’américaine, Robert Galvin, l’ancien PDG de Motorola, par ailleurs membre éminent du Presidential Foreign Intelligence Advisory Board. Celui-ci avait été l’un des premiers, en 1982, à recruter un ancien agent de la CIA, Ian Herring, pour mettre en place un réseau de renseignement au sein de l’entreprise. Un dispositif qui avait pour beaucoup contribué aux succès de l’industriel contre les Japonais. D’autres industriels se sont également dotés de services performants, utilisant parfois les services de sociétés de conseil privé. Lucent, un autre « grand », a ainsi entrepris de former ces équipes à l’aide du « Fuld War Room », un support de formation interactif réalisé par Fuld & Company, une société spécialisée dans le renseignement économique.
(*) cité par David P. Baron, Fall 1995, The Nonmarket Strategy System, Sloan Management Review, p. 75.