Les prémisses d'une nouvelle forme de confrontation de puissances

Il a fallu attendre une décennie pour avoir une idée plus précise sur la redistribution des cartes de l’après-guerre froide. La domination du monde par une superpuissance élevée de facto au statut d’empire est une vieille histoire dont le scénario a été écrit et réécrit maintes fois depuis la nuit des temps. Les Etats-Unis veulent dominer le monde durablement. Il ne s’agit pas d’une tendance limitée au clan des faucons qui siège à la Maison Blanche. En 1994 le Président démocrate, Bill Clinton, précise dès son premier mandat que la priorité numéro 1 de la politique étrangère des Etats-Unis sera la défense des intérêts économiques du pays. Cette précision n’est pas anodine ou factuelle. Elle démontre qu’il existe une tendance lourde au sein des élites américaines sur la volonté d’imposer tous les ingrédients de la Pax Americana à la communauté internationale. La suprématie ne sera pas seulement militaire mais économique et culturelle.Certes, il existe dans le monde politique d’outre Atlantique une polémique constante sur le moyen d’atteindre cet objectif mais l’analyse historique nous démontre que ces divergences internes sont inhérentes au processus conflictuel d’essor des empires. L’alternative entre la conquête commerciale et la conquête territoriale a constamment pesé sur la destinée des empires de toute nature. Ce fut le cas pour le Japon entre les deux guerres comme pour l’Allemagne de Bismarck à Hitler. C’est le cas pour les Etats-Unis d’Amérique depuis la disparition du Bloc de l’Est. Durant les années 90, le débat au sein des élites de Washington a progressivement fait réapparaître cette alternative stratégique : soit s’imposer à ses vassaux et à ses alliés par l’influence politico-commerciale, soit s’imposer au monde par la force politico-militaire.
Les évènements du 11 septembre 2001 sont tombés à point pour faire basculer le marais des hésitants. Le déclenchement de la guerre contre le terrorisme a légitimé une doctrine politique-militaire d’ingérence tous azimuts. Il suffit de se pencher sur des cartes de géographie pour suivre à la trace le redéploiement des forces de l’empire américain sur les nouveaux axes de contrôle des sphères de pouvoir régional, des sources d’énergie et des verrous géoéconomiques. Le dossier irakien est pour une fois une lecture à livre ouvert des cheminements stratégiques et tactiques d’un empire à la recherche de sa pérennité de puissance. C’est dans cette optique que le concept de globalisation est perçue dans les cercles de pensée américains comme le moyen de faire passer le message dans les domaines essentiels de l’activité humaine (mode de production, mode de vie, régulation des échanges, maîtrise des technologies et production de la connaissance). Une telle continuité dans la stratégie américaine n’effleure guère l’esprit des spécialistes français chargés d’étudier ces phénomènes.
L’article de Pierre Hassner, directeur de recherche au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, paru dans le quotidien Le Monde du 25 février dernier, illustre bien cette manière de passer à la trappe les lignes de force qui définissent une politique d’accroissement de puissance. En affirmant, à propos du dossier irakien, que « les Etats-Unis et la France ont compromis la partie valable de leurs positions respectives par des maladresses, des contradictions et des faux-semblants », Pierre Hassner nous offre un bel exercice de rhétorique made in Sciences Po Paris en oubliant l’essentiel. Les rapports de force entre Washington et Paris ne se jouent plus sur la manière de réussir une stratégie du paraître dans les ballets diplomatiques mais sur les capacités de l’un et de l’autre à renforcer ses positions dans un monde de plus en plus divisé et multipolaire. La division européenne provoquée par les Etats-Unis, la nouvelle posture de la Russie, la fracture récente de la Ligue arabe, les comportements aléatoires de certains pays comme la Turquie ne font que préciser un peu plus ces nouvelles dynamiques de puissance dont ne sait plus rendre compte un certain establishment politiquement correct, parfois issu des manœuvres de coulisse de la guerre froide (lire à ce propos l’excellent article de Rémy Kauffer dans le dernier numéro d’Historia sur la politique dévéloppée par les services de renseignement américains pour contrecarrer l’influence soviétique dans les sociétés civiles d’Europe occidentale).
N’oublions donc pas la face immergée de l’iceberg. Les premières limites du jeu de go planétaire des Etats-Unis sont aujourd’hui détectables à travers le déchiffrage du dossier Corée du Nord. Il faut être très candide pour feindre de croire que la petite dictature nord-coréenne ait toute l’autonomie de décision pour singer la superpuissance américaine en menaçant de reprendre son programme nucléaire. Comment imaginer une seconde que l’immense voisin chinois regarde cette agitation à ses frontières, les bras ballants, dans un état d’impuissance absolue. C’est là toute la subtilité du jeu chinois qui a intégré le fait que Washington ne laissera pas la Chine devenir un empire menaçant ses intérêts globaux. Alors, les Chinois ont décidé de jouer eux aussi à leur propre jeu de go. Simplement, leurs règles sont différentes. Comme le reconnaissent avec maladresse les agents d’influence qui colportent en France la bonne parole américaine, le dossier de Corée du Nord est terriblement compliqué alors il vaut mieux en parler un peu plus tard après le règlement du conflit avec l’Irak.