Le dossier présenté par Le Monde (numéro daté du 23/24 mars) sur la nouvelle fracture mondiale est un petit modèle du genre dans l’art que certains qualifient de manipulation douce de l’information. Le choix des experts pour analyser l’entrée du monde dans une nouvelle ère est déjà significatif de l’orientation donnée au débat :
Pierre Lelouche, ancien directeur adjoint de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), a fait une partie de ses études aux Etats-Unis. Il est un député qui, au sein de l’UMP, mène une campagne assidue pour renforcer le camp favorable à la guerre au sein de la majorité présidentielle. A l’heure actuelle, son action commence à porter ses fruits puisque des sondages officieux indiquent que plus du quart des députés UMP se dit proche de ses idées. Il est aidé dans sa démarche de sensibilisation par l’ambassadeur des Etats-Unis en France qui multiplie discrètement les consultations auprès des députés de droite indécis.Pierre Hassner (directeur au Centre d’Eudes et de Recherches Internationales) est présenté par les médias comme le meilleur expert hexagonal des relations internationales. Il plaide pour le maintien du trio Grande Bretagne France Allemagne afin d’éviter que les faucons du clan républicain n’exploitent les divisions de l’Europe. Cette finesse de sophiste s’inscrit dans un pensée plus globale résumée par cette citation tirée du dossier du Monde: « les Américains ont bien identifié les trois menaces contemporaines : le terrorisme, les armes de destruction massive et la tyrannie ». Le raisonnement de Pierre Hassner ne fait aucune allusion à l’évolution impériale des Etats-Unis comme menace potentielle de l’équilibre des relations internationales du siècle à venir. Une telle impasse intellectuelle n’en fait pas un expert de la neutralité dans l’approche du problème. Signalons-lui pour mémoire qu’un sondage, réalisé quelques mois avant le conflit avec l’Irak et non publié par le Ministère de la Défense français, plaçait les Etats-Unis sous administration Bush comme la principale source de danger pour la paix mondiale.
François Heisbourg (ancien directeur de l’Institut International d’Etudes Stratégiques de Londres et actuel dirigeant de la Fondation pour les Etudes Stratégiques) résume sa pensée dans cette autre citation : « L’Europe puissance n’existe pas à 15, elle existera encore moins à 25. L’Europe-puissance en tant qu’entreprise de l’Union toute entière, c’est fini ».Cherchez l’erreur. François Heisbourg s’était déjà fait remarqué il y a quelques semaines dans un article du magazine Enjeux les Echos en déclarant que les armées européennes seraient de plus en plus dépendantes de la formidable capacité de R/D de l’industrie de défense américaine. Cette accumulation de prédictions pessimistes sans aucune alternative stratégique innovante ne peut conduire qu’à une nécessaire prise en compte du poids déterminant de Washington dans le pilotage du nouvel ordre mondial.
Trois experts et une absence totale de débat sur l’inévitable multipolarité qui est en train de naître sous nos yeux depuis 13 ans. Les auteurs de l’excellente émission Interceptions de France Inter, diffusée ce dimanche 23 mars, ont pourtant trouvé un expert américain pour témoigner sur le changement radical opéré par les Etats-Unis en adoptant la posture d’empire. Cet américain, enseignant en France, nous rappelle que la montée en puissance de coalitions divergentes de la politique américaine sur différents dossiers d’envergure mondiale est un problème qui préoccupe l’aile radicale républicaine depuis la chute du Mur de Berlin. Selon lui et contrairement à l’objectif que s’était fixé la Maison Blanche, la politique de Bush fils sur le dossier irakien n’a fait qu’accélérer cette probabilité.
Les intertitres de la page VI sont une véritable leçon de choses : « Puissance dominante unique,les Etats-Unis veulent maintenir pour tous une instabilité globale selon leurs critères. L’hypothèse d’un nouvel axe Paris/Berlin, Moscou n’inquiète personne tant il semble peu crédible. L’année à venir sera cruciale. Paris et Berlin devront se rapprocher de Washington, sinon… ». Avis aux volontaires cherchant à penser autrement, sous peine de passer pour de dangereux irresponsables ou des fauteurs de troubles potentiels.
Que dire enfin des scénarii présentés par Dominique Moïsi (ancien directeur de l’IFRI, chroniqueur régulier du Financial Times et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère qui n’a pas la réputation d’être très critique à l’égard des Etats-Unis) ? Premier scénario, le plus probable selon ses termes : Les Américains sont en trois jours devant Bagdad. Ce n’est pas le cas. Deuxième scénario : la guerre est ultrarapide et le régime s’effondre sur lui-même. Ce n’est pas non plus le cas. Troisième scénario : si la guerre dépasse un mois ou six semaines, on entre en zone noire et Dominique Moïsi de prédire l’apocalypse diplomatique : « toutes les institutions auxquelles nous croyons éclatent en même temps . L’OTAN perd toute signification, l’Europe se déchire entre pro et anti-Washington ». IL y a de fortes probabilités que cela ne soit pas non plus le cas. Les boules de cristal de l’IFRI ne sont plus ce qu’elles étaient. Mais une chose est sûre, en lisant les propos de Dominique Moïsi, il nous fait comprendre que les Américains ont vraiment intérêt de réussir leur coup sinon …
Si on devait utiliser ce document du Monde dans un exercice de sélection de spécialistes de la désinformation au SVR (rappelons-nouus l’expertise du KGB en la matière durant la guerre froide), il serait intéressants de lire les conclusions présentées dans les copies des candidats. Plus sérieusement, il nous semble étonnant que le Quotidien Le Monde agisse aussi grossièrement sur un dossier majeur. Colombani, Pleynel et les rédacteurs du Monde nous disent la main sur le cœur qu’ils font bien leur métier et que les odieuses accusations diffusées dans l’ouvrage de Piere Péan et Philippe Cohen ne sont que l’expression d’une haine sans objet. On aimerait les croire.
L’équipe d’infoguerre
Nota bene : La direction du Monde s’est s’excusé d’avoir publié récemment une fausse information sur les comptes d’EDF et a présenté ses excuses au PDG François Roussely. Dont acte. Mais relevons quand même au passage que ce quotidien qui défend les valeurs déontologiques de la presse française se laisse encore aller à annoncer des mises en examen de dirigeants d’entreprise qui ne sont pas des informations clairement établies (cf dossier Altran Technologies).