Lettre ouverte à monsieur Thomas L. Friedman

Monsieur Thomas L. Friedman est chroniqueur vedette du New York Times et de l’International Herald Tribune. Trois fois lauréat du prix Pulitzer, monsieur Friedman est un grand spécialiste du Proche-Orient … Monsieur Friedman fait partie des cercles autorisés en somme, comme l’aurait dit Coluche. Monsieur Friedman aime énormément la rhétorique de monsieur Rumsfeld, suintant la maîtrise, l’érudition et l’inventivité … Du coup, monsieur Friedman n’a guère de goût pour la « vieille Europe », qui manque « singulièrement de sérieux ». Monsieur adore faire la leçon aux Européens : il nous en donne un exemple dans Courrier International (n° 640). Nous y apprenons, pauvres ignares et couards que nous sommes, que « Schröder et Chirac ne sont pas sérieux » … Sans doute dirait-il aujourd’hui que Vladimir Poutine ne l’est pas davantage, lui qui déclare le 12 février, durant son voyage en France, que la Russie est prête à utiliser, « s’il le faut », son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies, sur la question de la crise irakienne. Normal, les Russes sont des pleutres voyez-vous ! Vraiment, c’est inadmissible tous ces pays qui prétendent priver le peuple irakien de la démocratie larguée par bombardier ! Car c’est cela le grand argument de monsieur Friedman : les « vieux » Européens et les « ex-cocos » mal américanisés sont une bande d’anti-démocrates patentés ! Nous sommes uniquement capables d’« euro-jérémiades ».
Et pourquoi renâclons-nous à rejoindre cette magnifique croisade pour la démocratie ? Parce que nous sommes jaloux de la puissance des Etats-Unis bien sûr ! Nous sommes des faibles mécontents de l’être, ce qui les rend conséquemment « idiots » ; nous sommes d’anciens puissants incapables d’accepter gentiment le déclin en remuant la queue et en léchant la main de notre cowboy favori ! CQFD. Merci de nous éclairer sur nous-mêmes monsieur Friedman ! Devant tant de géopoliticienne et stratégique lucidité, les bras m’en tombent d’admiration ... Nous n’avons certes pas votre culture et votre esprit de finesse monsieur Friedman ! Nous ne sommes capables, comme vous le dites si bien, que d’inviter le président zimbabwéen Robert Mugabe, un « effroyable tyran », histoire de nous payer la tête de Tony Blair ! Vous savez, c’est bête un français … Que voulez-vous, nous n’avons pas assez de talent pour soutenir tous les dictateurs sud-américains, à la manière étatsunienne des années 70 et 80, dans ce style si délicieusement rétro qui n’appartient qu’à la CIA, divine virtuose que nous n’égalerons jamais !
Mais peut-être que la grande différence entre les commentateurs d’Outre-Atlantique et ceux d’ici, à Paris ou Berlin, c’est le sens de la mesure et du respect d’autrui monsieur Friedman. Les journaux européens, devrais-je dire continentaux – tant le Sun ressemble à certains de ses grands frères américains –, ne s’abaissent pas au niveau du New York Post ou de la National Review, en traitant de « fouines » ou de « sales bouffeurs de fromage toujours prêts à capituler » ceux qui ne sont pas du même avis qu’eux. Parce que nous considérons les Etats-Unis comme une démocratie, nous la mettons en garde contre des tentations qui ne le sont guère. Les Français ne prétendent pas réduire l’Amérique à Mickey et Dallas, monsieur Friedman, alors n’oubliez pas que la France et l’Allemagne sont le berceau de Descartes, Pascal, Bergson, Goethe, Kant ou Nietzsche, mais aussi celui de millions de morts et de deux gigantesques conflits ! Nous savons penser et connaissons le prix du sang, dont les cicatrices sont encore bien visibles : alors cessez de suggérer que nous sommes idiots et lâches monsieur Friedman, où nos enfants ne verront plus dans Washington que la capitale de « l’effroyable tyran » Big Brother …

E.D.