Hier matin (27/02/2003), Ankara et Washington ont conclu un accord sur l'ouverture des bases turques à l'armée américaine. Cet accord devrait favoriser l'adoption par le parlement turc de la motion autorisant le déploiement de 62.000 soldats américains.
Contre l'assurance que les velléités d'indépendance du Kurdistan irakien, autonome depuis la guerre du Golfe, ne se traduisent dans les faits et en échange de 30 milliards de dollars d'aide et de garantie de prêts proposés par les Etats-Unis, la Turquie vient de rompre définitivement les liens qui pouvaient encore l'unir à l'Europe.
Si le parlement Turc adoptait demain (01/03/2003) cette motion, la Turquie scellerait ainsi son engagement aux côtés des Etats-Unis et ce au dépend des intérêts européens et à l’encontre de toute logique Européenne.
Une telle attitude devrait avoir pour conséquence de fermer définitivement les portes de l’Europe au détroit du Bosphore.
Cette nouvelle information est à mettre en perspective avec l'article suivant d'Olivier Vedrine: Vers une Europe puissanceVERS UNE « EUROPE PUISSANCE » par Olivier Vedrine enseignant de géopolitique sur les questions européennes dans le cadre de deux DESS de l’Université de Marne-la-Vallée.
Nous devons nous poser la question de savoir si nous désirons que l’Europe devienne véritablement une puissance.
L’histoire de la construction de l’Union a commencé maintenant il y a plus de 50 ans. Nous avons achevé la construction de l’Europe économique avec l’Union monétaire, mais l’Europe politique reste à réaliser. Les Pères Fondateurs avaient pensé que tout cela se déroulerait plus vite mais la véritable question reste : pourquoi cette peur et cette tiédeur vis-à-vis de l’Union politique ? Les abstentions sont importantes lors des élections européennes, elles traduisent plus le manque de politisation du débat européen qu’un réel désintérêt des populations qui, elles, cherchent des explications. L’Union européenne est à un grand tournant de son histoire avec l’élargissement à l’Europe centrale et orientale. Mais les écarts entre les différentes sociétés imposent un défi, d’autant plus difficile qu’il se double d’un vide d’idées et de débat.
Ce manque de débat n’est-il pas la clef de notre impuissante ? Il faut oser le débat pour devenir une puissance.
Le principal obstacle, qui empêcherait l’Europe de devenir une puissance, serait la conversion de l’Europe au modèle américain. Les conséquences pour la société européenne dans son ensemble serait un accroissement de la fracture sociale avec des violences venant de ceux qui ne pourraient intégrer cette « course à la réussite ». Si la chute du Mur de Berlin a libéré l’Europe de l’Est de l’occupation soviétique, l’Europe occidentale quant à elle, que ce soit dans les domaines culturels ou économiques, ne s’est pas libérée du modèle outre-atlantique.Mais l’Europe déjà s’impose ! En effet, Airbus rivalise avec Boeing. L’Agence Spatiale Européenne a conquis la première place mondiale sur le marché des lanceurs. Des firmes automobiles européennes deviennent des acteurs majeurs de l’économie mondiale. Toutefois, nous ne devons pas oublier que par le jeu de l’actionnariat des fonds de pension, certains de nos groupes industriels sont contrôlés par les Etats-Unis. (...) Il est impératif que nous nous dotions d’une défense européenne pour servir nos intérêts économiques. Une économie sans armes est vouée au déclin dans le cadre de la mondialisation. Nous devons construire le plus rapidement possible une défense unifiée pour nous donner l’autonomie nécessaire afin d’assurer notre propre prospérité et propager notre influence (...) .
Un autre problème est d’ordre administratif : avec l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale est orientale, doit-on ou non maintenir le nombre actuel de membres de la Commission sans en revoir le fonctionnement ? On pourrait, dans une solution idéale visant à accroître l’efficacité de la Commission, la transformer en un gouvernement fédéral, s’inspirant du modèle de l’Empire austro-hongrois. Il s’agit dans les faits de lui confier la gestion des problèmes de défense, d’économie et des affaires étrangères, tout en laissant les autres domaines aux Etats membres selon le principe de subsidiarité. Ce modèle a pour avantage de respecter les identités nationales, culturelles et sociales de chaque Etat. Ce Gouvernement fédéral se doterait d’un exécutif à travers son Président et plusieurs commissaires-ministres responsables de différents portefeuilles.
Afin de donner de la crédibilité à ce système, nous devons donner une Constitution à l’Europe. Celle-ci aurait le bénéfice de faire mieux comprendre l’Union politique aux citoyens en lui donnant une légitimité et en leur expliquant celle-ci. Les nouveaux moyens de communication multimédia et interactifs pourraient éventuellement permettre aux citoyens européens de participer au débat sur l’élaboration de la Constitution. Cette dernière sauverait le rêve « oublié » des Pères Fondateurs. La solution est d’autant plus radicale que la menace est grande de passer, si nous continuons sur notre lancée, à côté d’une Europe unie, puissante et garante de la paix sur notre continent.
(...) La Commission doit devenir un véritable gouvernement européen avec son Président et ses Ministres. Le Président serait élu au suffrage universel direct, et aurait donc le pouvoir de dissoudre l’Assemblée européenne.
Pour le Parlement, deux chambres sont nécessaires, l’une doit représenter les citoyens, l’autre les Etats. La première, « la Chambre des Citoyens », se rapproche de l’actuelle Assemblée de Strasbourg. La seconde, la « Chambre des Nations », représente les Etats à raison de quelques représentants par pays membres avec un nombre de représentants égal quelque soit la taille de l’Etat. Le Conseil européen perdrait sa raison d’être. Cette Constitution doit être mise en forme par une Assemblée Constituante spécialement élue à cet effet dans chaque pays d’Europe, avec pour ces derniers une réflexion à engager sur une nouvelle répartition territoriale des pouvoirs.
L’Union a confirmé, au sommet de Nice, son but d’élargissement à partir de 2003 aux pays qui auront satisfait les conditions d’adhésion. A terme, le nombre des membres va doubler.
Toutefois, il faudra bien se poser la question, jamais résolue pour le moment, des frontières géographiques de l’Europe. Si nous ne pensons pas à l’élaboration d’un « noyau dur » qui serait les pays de l’Europe Carolingienne, comme avant-garde de l’Union politique et locomotive de l’intégration, nous aurons à déplorer la dilution de la Communauté dans une Union élargie. La pression de l’élargissement doit faire faire à l’Union européenne un saut qualitatif qui lui permettra d’intégrer toutes les nouvelles vagues d’adhésion dans un cadre institutionnel remanié par un renforcement des politiques communes. Cette « avant-garde » de l’Europe Carolingienne doit être la première étape d’un processus permettant à l’Union européenne d’accueillir les pays d’Europe centrale et orientale. Par une profonde rénovation institutionnelle apportée par l’élaboration d’une Constitution, par l’élaboration d’un noyau dur, nous éviterions les blocages accumulés depuis la signature du Traité de Maastricht et nous cesserions de condamner l’Europe à l’impuissance. Nous échapperions à une crise qui, révélant nos faiblesses pourrait déboucher sur une régression et peut-être même sur la dislocation de la construction édifiée depuis 1957 (...).
L’Europe doit proposer une civilisation fédératrice et par l’élaboration d’une nouvelle société, attirer à elle des citoyens et des Etats. Déjà dans l’Empire romain, le fait d’accorder aux sujets, même non romains de naissance, la citoyenneté romaine, qui était regardée comme une supériorité culturelle, contribuait à la puissance impériale. Cet empire avait proposé au monde un projet de civilisation fédérateur. L’Europe doit tendre vers cet objectif. Elle doit offrir autre chose qu’une « american way of life » et être l’alternative humaniste à la mondialisation ultra-libérale. Sa constitution doit s’inscrire dans cette démarche. Partout dans le monde, des peuples sont à la recherche d’un autre modèle que celui des USA. C’est pour notre continent une chance historique à saisir. Beaucoup de nations commencent à ne plus vouloir l’aide américaine, qui bien souvent ressemble à une mise sous tutelle de Washington. Il doit exister plusieurs modèles de développement et de société dans notre monde, pour que chacun trouve sa place. Nous devons proposer un projet qui combatte la précarité, qui respecte l’environnement et permet à chacun des citoyens de s’épanouir dans sa propre recherche du bonheur. Nous devons admettre de façon pragmatique que l’économie de marché est la seule qui fonctionne, mais il faudra l’aménager pour que ce soit l’économie qui serve l’homme et non l’inverse.
Espérons que le destin de l’Union sera différent de celui d’une Ligue grecque de l’Antiquité, qui, le péril perse disparu, s’évanouissait. Nous avons tous les moyens pour devenir une puissance géopolitique, l’avenir nous le demande par les défis qu’il nous propose. La volonté politique nous manque mais peut-être est-ce à cause de la peur de cette intégration européenne qui demanderait une redistribution des pouvoirs au sein des Etats membres. Nous devons construire une société européenne plus humaniste et faire naître par ces valeurs une dynamique fédératrice. Une constitution est l’élément nécessaire pour débuter toute union politique.
Olivier Vedrine.