Quelle puissance économique pour la France ?

Les déstabilisations par l’information qui ont touché au cours de ces derniers mois les entreprises Gemplus et Altran Technologies remettent à l’ordre du jour la question de la préservation de nos intérêts économiques. Les puissances les plus agressives dans le domaine économique ont toutes un point commun, un patriotisme économique consensuel accepté par une partie de la population active et encouragé par des groupes de pression politico-économiques. Les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud, la Russie mettent en avant des discours mais aussi des politiques sur la défense de leurs intérêts économiques. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un sujet anecdotique voire ringard est devenu une véritable problématique avec le révélateur pétrolier de l’affaire irakienne. En France, le débat sur le patriotisme économique a été confisqué par des courants idéologiques. Rappelons le slogan communiste « fabriquons français » des années 70 ou la littérature électorale du Front National lors des années 90. Les partis dits de gouvernement à droite comme à gauche étaient de leur côté restés aphones depuis les années Pompidou. La déclaration du président démocrate Bill Clinton en 1994 (La priorité n°1 de la politique étrangère américaine : c’est la défense des intérêts économiques des Etats-Unis) a été une première pierre lancée dans cet océan de non action géoéconomique à la française. Les effets collatéraux de cette annonce ont mis un certain temps avant de parvenir aux tympans de nos gouvernants. Le passage d’Edith Cresson à Matignon avait failli aboutir à un début de prise de conscience mais l’autisme socialiste sur la question de l’accroissement de puissance a mis fin très rapidement à ce mouvement de paupière.
Aujourd’hui, les affrontements économiques sont devenus une réalité politique majeure. L’avenir de l’Europe en dépend mais aussi celui de la France. Plus que jamais la problématique du patriotisme économique est à l’ordre du jour dans un pays qui en a diabolisé le sens. Encore faut-il, bien entendu, le définir. La première objection est d’ordre technique : rien n’est moins clair aujourd’hui, déclarent certains, que la nationalité d’une multinationale.
Il y a quelques décennies, il suffisait d’identifier la ville du siège social d’une entreprise pour connaître sa nationalité. Au début du XXIe siècle, ce n’est plus envisageable. Ce qui ne signifie pas que la firme apatride est devenue la règle, la norme et l’avenir, et qu’il serait conséquemment impossible d’associer une nation et une société.
Ce qui s’affirme en revanche totalement exact, c’est que l’identité nationale d’une entreprise constitue désormais une équation à plusieurs inconnues, à plusieurs variables, qu’il faut toutes cerner. De manière très pertinente, le Commissariat Général du Plan (La nouvelle nationalité de l’entreprise : rapport du groupe présidé par Jean-François Bigay et publié à La Documentation française en 1999) sélectionne 5 critères permettant de déterminer la nationalité d’une entreprise :

1/ La structuration financière (actionnariat et mode de financement des investissements) ;
2/ La territorialité des activités (en distinguant bien les phénomènes de délocalisation et d’internationalisation) ;
3/ La stratégie R & D (recherche et développement) ; il s’agit de savoir si la politique d’innovation s’enracine dans l’autonomie ou la dépendance technologique ;
4/ La matrice culturelle qui irrigue la culture d’entreprise (sur le plan organisationnel et managérial comme sur celui des mentalités). Le rapport du Commissariat Général insistait d’ailleurs sur le fait que « les éléments les plus structurants de la définition culturelle de la nationalité perdurent : langue de travail, origine nationale des cadres, organisation du travail. » ;
5/ L’environnement institutionnel (l’action des pouvoirs publics favorise-t-elle ou non l’enracinement national).

Constatons cependant que ces critères ne permettent pas de définir ce qu’est une stratégie de puissance. Une telle grille de lecture sur la nationalité des entreprises ne permet de décrypter les dynamiques d’acteurs liées aux enjeux géoéconomiques du contexte irakien.
La réactualisation récente de l’ordonnance de 1959, effectuée par les services du Haut Fonctionnaire de Défense de Bercy, a initié de nouvelles idées sur les dépendances insupportables mais n’apporte pas de vision réactive sur la problématique-clé de l’accroissement de puissance. Les réflexions de l’administration demeurent encore laxistes dans ce domaine. Dans le meilleur des cas, les grands commis de l’Etat se contentent de gérer les royalties de l’héritage gaullien (influence de la France en Afrique de l’Ouest, indépendance énergétique, défense des intérêts stratégiques d’ordre militaire…) sans s’interroger sur les mutations nécessaires et les ajustements que doit subir un tel système de pensée.
Le durcissement des relations internationales après les évènements du 11 septembre est en train de modifier la lecture classique des rapports de force économiques. Il devient urgent de renforcer l’acuité de nos décideurs dans leur processus de prise de décision, parasités par des rivalités géoéconomiques. Comment préciser les axes d’alliance, de partage ou de confrontation ? Quelles sont les politiques à mettre en œuvre pour cerner les nouveaux prés carrés de puissance ? Quelles connivences publiques/privées sont-elles pertinentes dans le modèle culturel français ?
C’est donc tous ces éléments, en plus des autres déjà identifiés, qu’il faut désormais lister pour avoir une connaissance précise des intérêts collectifs à défendre. Reprenons un exemple simple exploré par le rapport du Plan : « Une réglementation du Departement of Labor américain de 1994 fait obligation aux fonds de pension d’exercer leur droit de vote aux assemblées générales d’actionnaires des sociétés étrangères dont ils détiennent des actions. Dès lors, cette détention peut se transformer en contrôle dès que les non-résidents ne sont pas actionnaires diffus mais des actionnaires bien identifiés, gérant de manière active leurs participations. » Il se passe alors exactement ce que nous constatons aujourd’hui dans le cas Gemplus : une possibilité de prise de contrôle d’une technologie clef par une société en rapport étroit avec un gouvernement étranger.

Signalons à ce propos deux initiatives de l’Ecole de guerre économique :

1/ La publication par le LAREGE, laboratoire de l’EGE, d’un ouvrage collectif sur la problématique de la puissance à la fin 2003 aux éditions Ellipses (infoguerre sera amené à vous en reparler),
2/ L’organisation d’un colloque le 29 mars prochain au Sénat sur le même thème (pour vous informer sur les conditions d’inscription à ce colloque, envoyez un email à [email protected]).


Christian Harbulot
Eric Delbecque