Interview d’Emmanuel Todd

Jean-Baptiste JUSOT / Eric DELBECQUE : Récemment, Daniel Lindenberg a dressé une liste des « nouveaux réacs » : on pensait vous y trouver...


Emmanuel TODD : Il est assez normal que je n’y figure pas. A part ma puberté communiste, j’ai toujours été un homme de centre gauche, favorable à un capitalisme régulé par l’Etat. Un keynésien banal en somme...

Cela ne vous vexe pas ?

Pas du tout. Une partie de l’intelligentsia française semble en effet dériver à droite. Je trouve ce débat sur les nouveaux réactionnaires intéressant et utile. Peut-être que notre société évolue vers la droite parce que la moyenne d’âge augmente ! Il faut se poser la question de savoir ce que devient le paysage intellectuel d’un pays qui vieillit, et où montent les inégalités.

Depuis la sortie de votre dernier livre, Après l’Empire, certains vous accusent d’être anti-américain.

Ils ont tort. Au cours des conférences que je peux donner, je suis d’ailleurs souvent « agressé » par des gens qui ne me trouvent pas assez critique envers l’Amérique. En tout état de cause, il faut distinguer la prise de position idéologique ou civique, et l’analyse historique, à visée objective. A 95%, je suis un historien et un anthropologue : je me considère comme un scientifique, un chercheur. Ce qui se passe m’intéresse... Et il y a 5 % où, effectivement, je dis ce que je pense : mais c’est toujours très explicite.

Et quand vous affirmez que les Etats-Unis sont passés du statut de solution à celui de problème, qu’en est-il ?

Je suis surtout opposé à la politique extérieure des Etats-Unis, que le reste du monde subit depuis plusieurs années. Mais j’explique aussi dans mon livre que, dans les années cinquante, les Etats-Unis étaient l’empire du « bien ». Je suis très critiqué dans les débats pour les choses aimables que je dis sur eux, bien plus que pour les choses désagréables (je ne parle toutefois pas de la presse et des médias, qui sont décalés sur ces choses là). Là n’est pourtant pas mon propos : j’essaie simplement de démontrer qu’un minimum d’honnêteté intellectuelle doit nous inciter à dresser certains bilans, même si l’évolution de la réalité nous déplaît.

Selon vous, si l’empire américain se décompose, peut-on imaginer l’émergence d’un nouveau système de valeurs autour du pôle francophone ?

Je ne crois pas à la francophonie comme nouvelle force de proposition. Je pense avoir démontré ces dernières années mon attachement à la nation : je me suis loyalement confronté à ceux qui croyaient que les nations n’existaient plus, en particulier celle dans laquelle nous vivons. La question des langues ne m’intéresse pas beaucoup. Je suis heureux que de nombreux pays parlent français, mais pour moi le triomphe de l’Anglais comme langue de communication internationale n’est pas une mauvaise chose, puisqu’il y aura même un moment où l’anglais échappera aux anglo-saxons. De toute façon, ce n’est pas ma problématique. Le seul pays menacé par l’Amérique c’est l’Angleterre : parce que les Anglais parlent la même langue. Mon dernier livre ne s’articule pas sur la problématique française : la France n’y est d’ailleurs pas désignée comme un acteur majeur de la décomposition américaine.

Alors, qui peut faire face à l’Amérique ?

La réponse peut venir de la montée de l’anti-méricanisme en Allemagne et au Japon, les deux vaincus de la dernière guerre. Voilà pourquoi c’est au couple franco-allemand que je crois le plus.

Aujourd’hui, on est empêtré dans une situation ingérable, car la légitimité américaine perdure grâce au souvenir de l’époque où elle était prospère. A partir du moment où l’entente franco-allemande fonctionne, elle acquiert un haut niveau de légitimité. Légitimité sur laquelle les deux pays peuvent s’appuyer conjointement face à l’Amérique. Les Allemands ont une légitimité économique formidable, et les Français jouissent d’un prestige d’ordre idéologique, lié à la Révolution française et à son héritage. Quand les deux légitimités fonctionnent ensemble, on atteint un très fort niveau de « soft power »...

N’êtes vous pas trop optimiste quand vous dites que c’est « la force des choses » qui va faire comprendre aux Européens que jouer la carte américaine n’est pas le meilleur des choix ?

Dans la mesure où mon livre est sorti début septembre, vous pouvez estimer que je suis optimiste. Il m’arrive moi aussi de penser que je suis optimiste. Pourtant, les événements auxquels on assiste depuis quelques semaines suggèrent presque que je ne l'étais pas assez. Quand on voit la vitesse à laquelle s’effectue le rapprochement franco-allemand, et la capacité des deux pays à s’organiser pour résister aux pressions américaines, ainsi que la prise de conscience de l’importance des rapports entre Européens et Russes (malgré l’affaire tchétchène), on prend rapidement conscience que la réalité que je décris est déjà là !

Le comportement du gouvernement des Etats-Unis est tellement erratique, tellement inquiétant, que se produit une montée en puissance insigne de l’antagonisme euro-américain. Il y a eu un moment de cristallisation quand on a entendu tous ces discours sur l’Amérique se saisissant du sud de l’Iraq. Les gens ont pris conscience que c’était le pétrole des Européens et des Japonais dont il s’agissait, et pas de celui des Américains. Il existe des éléments objectifs d’antagonisme.

Dans Après l’Empire, vous affirmez aussi qu’avec la « démocratisation » du monde, l’Amérique va devenir une démocratie parmi d’autres, ce qu’elle n’accepte pas...

En fait, les Américains ont très vite compris que leur « spécialisation historique » et leur justification internationale, c’était la défense de la démocratie – peu importe de savoir si c’est un mythe ou non –, et que si cette dernière se généralisait, ils ne serviraient plus à rien. Cela au moment même où ils ont besoin économiquement du reste de la planète.

Cela revient-il à dire que l’Amérique entretient un certain climat international pour demeurer utile ?

La théorie que je soutiens dans mon livre, c’est que l’Amérique doit créer des problèmes mineurs pour donner l’impression de les résoudre. La Corée, Cuba, l’Iran et surtout l’Iraq en fournissent l’illustration. On ne sait pas encore si les problèmes peuvent devenir majeurs. La question de savoir si les Américains veulent réellement intervenir en Iraq n’est pas réglée. J’ai peur qu’ils ne le sachent pas eux-mêmes.

Et la mobilisation de 10.000 réservistes anglais ?

Quand on prépare la guerre, montre-t-on tous ses préparatifs ? Est-ce qu’exhiber des porte-avions sortant de San Diego prouve qu’on veut faire la guerre ? Les conflits se déclenchent lorsque l’on ne prend pas au sérieux les intentions des acteurs. Il y a aussi un certain type de démonstration militaire destiné à éviter l’emploi de la violence. Est-ce sérieux de discuter dans la presse de plans de guerre ? Quand on en possède vraiment un, on l’applique !

Voir également la fiche de lecture du livre Après l'empire.